Métrique en Ligne
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(auteur anonyme)
Le petit-neveu de Grécourt
ou
Étrennes gaillardes
1883
LA FEMME SANS CHOSE
Le trait suivant, Lecteur, est d'assez bon aloi : 12
Je le tiens de Monsieur Géronte, 8
Lequel me l'a donné pour une histoire, et moi 12
Je vous le donne pour un Conte : 8
5 Car il faut, tant qu'on peut, être de bonne foi. 12
C'est tout près de Paris que se passe la scène. 12
Un Grenadier (La Rose étoit son nom) 10
Jeune, bien fait, bon compagnon, 8
Étant en semestre à Surène, 8
10 De Thérèse un beau jour lorgna le pied mignon. 12
« Corbleu ! » dit-il, « la bonne aubaine ! 8
» Qui pourroit l'attirer à soi 8
» Auroit un vrai morceau de Roi, 8
» Ou tout au moins de Capitaine. » 8
15 Il aborde à l'instant Thérèse sans façon, 12
D'un air joyeux lui conte sa fleurette 10
Et lui porte la main au-dessous du menton. 12
Son geste, son habit, son ton 8
Plurent beaucoup à la fillette : 8
20 Bref, quelques jours après la retrouvant seulette, 12
Dans le fond d'une grange à sa dévotion, 12
Il ne put résister à la tentation, 12
Et l'affaire fut bientôt faite. 8
N'en parlons plus ; ajoutons seulement 10
25 Que depuis cet heureux moment, 8
Thérèse et son ami, tous les jours en cachette, 12
Alloient au même lieu se rendre exactement. 12
Thérèse y vint un soir, elle étoit inquiète 12
Et paraissoit rêver profondément. 10
30 En regardant La Rose, elle reste muette. 12
« Qu'as-tu, » lui dit-il, « mon enfant, 8
» Et qui peut te causer une peine secrète ? 12
» Ne cache rien à ton Amant, 8
» Parle. » Thérèse enfin parla naïvement : 12
35 ‒ « On me dit que je suis gentille ; 8
» Mais la serai-je encor longtemps ? 8
» Vienne Saint-Nicolas, j'aurai mes vingt-deux ans, 12
» Et je ne veux pas mourir fille. 8
» Je sais que le Meunier du village voisin 12
40 » A mon père en secret a demandé ma main ; 12
» Et mon père a dit oui : suffit que j'y consente, 12
» J'épouserai Colas pas plus tard que demain 12
» Conseille-moi ! ‒ Colas, parbleu ! c'est mon cousin, » 12
Reprit le Grenadier, « car sa mère est ma tante ; 12
45 » Ce garçon là n'est pas malin, 8
» Mais il a malgré ça quelque chose qui tente ; 12
» C'est deux cents bons écus de rente : 8
» Si je les avois, je… Mais puisque je n'ai rien, 12
» Épouse-le, tu feras bien. 8
50 » J'exige seulement… ‒ Quoi ? ‒ Tu sais bien, ma chère, 12
» Que je dois te quitter dans vingt jours au plus tard ; 12
» Avant le temps fixé pour mon départ 10
» La noce, dis-tu, peut se faire. 8
» En ce cas je prétends à ton benêt d'époux 12
55 » De ses droits conjugaux interdire l'usage : 12
» Si donc il t'invitait à des ébats trop doux, 12
» Dès la première nuit brusque le personnage, 12
» Dusses-tu le mettre en courroux. 8
» Quand je serai parti, je lui donne carrière ; 12
60 » Mais jusque-là, Madame la Meunière, 10
» De Monsieur le Meunier je serois trop jaloux. 12
» ‒ Comment ? tu veux que, sans défense, 8
» Dès la première nuit, seulette entre deux draps, 12
» Avec un homme… ? Allons, tu te moques, je pense. 12
65 » Qui pourroit se tirer d'un pareil embarras ? 12
» J'aurois beau faire la mutine, 8
» Beau me fâcher, beau le gronder, 8
» Colas croiroit que je badine ; 8
» Il seroit le plus fort, il faudroit bien céder. 12
70 » ‒ D'accord, mais si je peux par un bon stratagème 12
» Lui fermer ce qu'il croit ouvert ?… 8
» ‒ Pour te prouver combien je t'aime, 8
» Je consens volontiers à le prendre sans vert. 12
» ‒ Eh bien ! avertis-moi la veille de la noce, 12
75 » Et nous agirons de concert, 8
» Afin que, comme un sot, il donne dans la bosse. » 12
A point nommé La Rose est averti : 10
Imaginez un peu ce qu'il fit à Thérèse. 12
(Vous avez vu qu'à tout la belle a consenti 12
80 Pour empêcher que Colas ne la baise). 10
Il colle artistement sur un certain endroit, 12
Que point ne veux nommer, que pourtant on devine, 12
Une peau de mouton douce, fraîche et très fine. 12
Le pli le plus léger, il l'efface du doigt, 12
85 Et partout, ainsi qu'on le croit. 8
Appliquant une main experte et libertine, 12
Il fait si bien qu'on n'aperçoit 8
Ni le creux du vallon, ni le duvet qui croît 12
Sur le penchant de la colline. 8
90 Ceci peut sembler fort, mais un amant adroit 12
Exécute aisément tout ce qu'il imagine, 12
Mieux encor qu'on ne le conçoit. 8
Et puis, ami Lecteur, un peu de complaisance ; 12
Prêtez-vous à l'illusion, 8
95 Et vous croirez qu'après cette opération 12
Thérèse n'en eut plus… du moins en apparence. 12
Au fait. Le lendemain elle épouse Colas : 12
En sortant de l'église on vint faire bombance, 12
On but du petit vin, on servit de grands plats ; 12
100 Mais parlons du souper, lequel suivit la danse : 12
Le souper d'une noce est le meilleur repas. 12
Le marié, droit comme un échalas, 10
D'aller se mettre au lit brûloit d'impatience. 12
La Rose, riant aux éclats, 8
105 Par des couplets gaillards égayoit l'assistance, 12
S'approchoit de Colas, et lui disoit tout bas : 12
« Cousin, tu m'as bien l'air d'un croqueur de pucelles ; 12
» Gageons que cette nuit tu ne dormiras pas : 12
» La mariée est des plus belles ; 8
110 » Demain, les yeux battus et les membres bien las, 12
» Tu nous en diras des nouvelles. » 8
Tout en parlant de bagatelles, 8
On entendit sonner minuit : 8
Lors au lit nuptial chaque époux fut conduit, 12
115 Et l'on éteignit les chandelles : 8
On sait déjà tout ce qui se passa. 10
Colas, dont on se peint aisément la surprise, 12
Pour fêter sa commère en vain se trémoussa, 12
Tentant dix fois l'assaut, et dix fois lâchant prise. 12
120 D'un jeu si déplaisant enfin il se lassa, 12
Et fut toute la nuit dans une horrible crise. 12
Au point du jour, mon Jocrisse à grands pas 10
Va chez le Grenadier en poussant des hélas ! 12
‒ « Si vous saviez, cousin La Rose, 8
125 » Ma femme, elle n'a pas de… ‒ Quoi ? 8
» ‒ De… la… de… ‒ Quoi donc ? ‒ Aidez-moi ! 8
» Eh bien ! elle n'a pas… elle n'a pas de chose ! 12
» ‒ Ah ! parbleu, n'est-ce que cela ? 8
» On peut remédier à cet accident-là ; 12
130 » Et je ne sais pourquoi tu t'inquiètes : 10
» Beaucoup de femmes n'en ont pas ; 8
» Mais je leur en fais, moi. ‒ Comment, vous leur en faites ! 12
» ‒ J'en fis un l'an dernier à celle de Lucas ; 12
» Tu pourrois même aller la trouver de ce pas, 12
135 » Et par des questions secrètes… 8
» En observant surtout de lui parler bien bas, 12
» Peut-être avoueroit-elle… ‒ Ah ! que je serois aise 12
» Si vous pouviez ce soir en faire un à Thérèse ! 12
» ‒ Ce soir, le terme est un peu court ; 8
140 » Mais apporte au logis avant la fin du jour 12
» Douze livres de crin, douze francs pour ma peine ; 12
» Pars demain, va passer huit jours chez ta marraine, 12
» Imagine quelque détour 8
» Afin de lui cacher le sujet qui t'amène : 12
145 » Dis-lui que par malheur tu deviens un peu sourd, 12
» Et qu'on t'a conseillé de voyager en plaine. 12
» Sur le chose de ta Chrétienne 8
» Sois plus muet que la bouche d'un four, 10
» Entends-tu bien, Colas ? ‒ Oh ! qu'à cela ne tienne ! 12
150 » ‒ C'est aujourd'hui lundi, je fixe ton retour 12
» Au Mardi de l'autre semaine : 8
» Ce jour-là tu pourras sans gêne 8
» Faire un petit Colas. ‒ Ah ! Thérèse, ah ! mamour, 12
» Mardi j'en aurai donc l'étrenne ! 8
155 » ‒ Adieu, cousin. ‒ Bonsoir. » Une heure après 10
Le crin est envoyé, les douze francs sont prêts ; 12
Et comme une franche pécore, 8
Colas le lendemain partit avant l'aurore. 12
Vous jugez bien que notre amant 8
160 Sut mettre à profit son absence. 8
A Thérèse il fit un enfant, 8
Puis il vendit le crin pour en avoir l'argent, 12
Et riant du cousin docile à la défense, 12
Il regagna son Régiment. 8
165 Colas, au bout de la huitaine, 8
Croyant avec raison l'ouverture certaine, 12
Revient trouver sa femme en faisant les yeux doux, 12
‒ « Couchons-nous, » lui dit-il, « ma reine. » 8
Thérèse au lit suit son époux ; 8
170 Là, sans compliment il l'engaîne. 8
Le jeu fini, Colas visita son domaine ; 12
Et lorsqu'en tous les coins il eut passé la main : 12
‒ « Ouais ! » s'écria-t-il, « cousin, 8
» Par ma foi, je vous garde une bonne semonce : 12
175 » Vous m'avez demandé douze livres de crin, 12
» Et je n'en trouve pas une once ! » 8
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