Métrique en Ligne
AIC_2/AIC37
Jean AICARD
Les Jeunes Croyances
Le Rachat de la Tour
1867
IV
III
LE BAS
À Madame A. T.
Joanne a six ans. Hier c’était un ange encore ; 12
Ce n’est plus qu’une enfant d’Ève. Le ciel colore 12
Pourtant de son regard son regard caressant, 12
Car Dieu regarde face à face l’innocent ; 12
5 Elle est pauvre, elle est gaie, à la fois rose et blanche. 12
Elle a les mouvements de l’oiseau sur la branche, 12
Et sa voix est un chant éternel. À la voir, 12
Le plus désespéré d’un pur rayon d’espoir 12
Sentirait resplendir son âme, comme brille 12
10 La mer sous le soleil. Cette petite fille 12
Hier avait tout de l’ange et rien de l’être humain ; 12
Aujourd’hui le travail vient d’étreindre sa main, 12
Car aujourd’hui c’est tout de bon qu’elle travaille ! 12
Elle a l’air grave, l’air attentif ; maille à maille, 12
15 Le fin tissu d’un bas s’allonge sous son doigt, 12
Et le poëte dit, triste de ce qu’il voit : 12
« Riche, une fille joue à vêtir sa poupée ; 12
À couvrir ses pieds nus, pauvre, elle est occupée ! » 12
Oh ! que de peine prit l’aïeule aux cheveux blancs 12
20 Pour la mettre au labeur ! Entre ses doigts tremblants 12
Elle tenait les mains inhabiles. La vieille 12
Tricotait lentement, une aiguille à l’oreille, 12
Et dans ce long travail monotone du bas, 12
Joanne pressentait notre vie ici-bas ! 12
25 Humble tricot du pauvre, ô poëme de femme ! 12
Sympathique témoin des douleurs de son âme ! 12
Regardez un instant la bonne femme : elle a 12
Vécu quatre-vingts ans, telle que la voilà ! 12
Allant dans la forêt glaner le bois qui tombe, 12
30 Filant, faisant la soupe ou tricotant. La tombe 12
Doit la prendre au travail, et la fillette aussi. 12
L’existence du pauvre et sa mort sont ainsi. 12
Les hommes vont pieds nus, mais la femme tricote, 12
Toujours, pour son mari, pour ses enfants. Elle ôte 12
35 De sa bouche le pain pour eux. Elle voudrait 12
Leur masure avec plus de bien-être, et mourrait 12
Heureuse, s’ils marchaient un jour sur cette terre 12
Sans déchirer leurs pieds… Ô richesse !
Ô misère !
Hélas ! pendant ce temps, dans les grandes cités 12
40 La vapeur jette un cri rauque de tous côtés, 12
Prend soie et cotons blancs, saisit d’épaisses laines, 12
Recueillis à grands frais sur des plages lointaines, 12
Et, travaillant avec son long cri douloureux, 12
Vend des bas de fabrique aux riches paresseux ! 12
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