Métrique en Ligne
ACK_2/ACK26
Louise-Victorine ACKERMANN
POÉSIES PHILOSOPHIQUES
1871
IV
L’Amour et la Mort
À M. Louis De Ronchaud
I
Regardez-les passer, ces couples éphémères ! 12
Dans les bras l'un de l'autre enlacés un moment, 12
Tous, avant de mêler à jamais leurs poussières, 12
Font le même serment : 6
5 Toujours ! Un mot hardi que les cieux qui vieillissent 12
Avec étonnement entendent prononcer, 12
Et qu'osent répéter des lèvres qui pâlissent 12
Et qui vont se glacer. 6
Vous qui vivez si peu, pourquoi cette promesse 12
10 Qu'un élan d'espérance arrache à votre cœur, 12
Vain défi qu'au néant vous jetez, dans l'ivresse 12
D'un instant de bonheur ? 6
Amants, autour de vous une voix inflexible 12
Crie à tout ce qui naît : « Aime et meurs ici-bas ! » 12
15 La mort est implacable et le ciel insensible ; 12
Vous n'échapperez pas. 6
Eh bien ! puisqu'il le faut, sans trouble et sans murmure, 12
Forts de ce même amour dont vous vous enivrez 12
Et perdus dans le sein de l'immense Nature, 12
20 Aimez donc, et mourez ! 6
II
Non, non, tout n'est pas dit, vers la beauté fragile 12
Quand un charme invincible emporte le désir, 12
Sous le feu d'un baiser quand notre pauvre argile 12
A frémi de plaisir. 6
25 Notre serment sacré part d'une âme immortelle ; 12
C'est elle qui s'émeut quand frissonne le corps ; 12
Nous entendons sa voix et le bruit de son aile 12
Jusque dans nos transports. 6
Nous le répétons donc, ce mot qui fait d'envie 12
30 Pâlir au firmament les astres radieux, 12
Ce mot qui joint les cœurs et devient, dès la vie, 12
Leur lien pour les cieux. 6
Dans le ravissement d'une éternelle étreinte 12
Ils passent entraînés, ces couples amoureux, 12
35 Et ne s'arrêtent pas pour jeter avec crainte 12
Un regard autour d'eux. 6
Ils demeurent sereins quand tout s'écroule et tombe ; 12
Leur espoir est leur joie et leur appui divin ; 12
Ils ne trébuchent point lorsque contre une tombe 12
40 Leur pied heurte en chemin. 6
Toi-même, quand tes bois abritent leur délire, 12
Quand tu couvres de fleurs et d'ombre leurs sentiers, 12
Nature, toi leur mère, aurais-tu ce sourire 12
S'ils mouraient tout entiers ? 6
45 Sous le voile léger de la beauté mortelle 12
Trouver l'âme qu'on cherche et qui pour nous éclôt, 12
Le temps de l'entrevoir, de s'écrier : « C'est Elle ! » 12
Et la perdre aussitôt, 6
Et la perdre à jamais ! Cette seule pensée 12
50 Change en spectre à nos yeux l'image de l'amour. 12
Quoi ! ces vœux infinis, cette ardeur insensée 12
Pour un être d'un jour ! 6
Et toi, serais-tu donc à ce point sans entrailles, 12
Grand Dieu qui dois d'en haut tout entendre et tout voir, 12
55 Que tant d'adieux navrants et tant de funérailles 12
Ne puissent t'émouvoir, 6
Qu'à cette tombe obscure où tu nous fais descendre 12
Tu dises : « Garde-les, leurs cris sont superflus. 12
Amèrement en vain l'on pleure sur leur cendre ; 12
60 Tu ne les rendras plus ! » ! 6
Mais non ! Dieu qu'on dit bon, tu permets qu'on espère ; 12
Unir pour séparer, ce n'est point ton dessein. 12
Tout ce qui s'est aimé, fût-ce un jour, sur la terre, 12
Va s'aimer dans ton sein. 6
III
65 Éternité de l'homme, illusion ! chimère ! 12
Mensonge de l'amour et de l'orgueil humain ! 12
Il n'a point eu d'hier, ce fantôme éphémère, 12
Il lui faut un demain ! 6
Pour cet éclair de vie et pour cette étincelle 12
70 Qui brûle une minute en vos cœurs étonnés, 12
Vous oubliez soudain la fange maternelle 12
Et vos destins bornés. 6
Vous échapperiez donc, ô rêveurs téméraires 12
Seuls au Pouvoir fatal qui détruit en créant ? 12
75 Quittez un tel espoir ; tous les limons sont frères 12
En face du néant. 6
Vous dites à la Nuit qui passe dans ses voiles : 12
« J'aime, et j'espère voir expirer tes flambeaux. » 12
La Nuit ne répond rien, mais demain ses étoiles 12
80 Luiront sur vos tombeaux. 6
Vous croyez que l'amour dont l'âpre feu vous presse 12
A réservé pour vous sa flamme et ses rayons ; 12
La fleur que vous brisez soupire avec ivresse : 12
« Nous aussi nous aimons ! » ! 6
85 Heureux, vous aspirez la grande âme invisible 12
Qui remplit tout, les bois, les champs de ses ardeurs ; 12
La Nature sourit, mais elle est insensible : 12
Que lui font vos bonheurs ? 6
Elle n'a qu'un désir, la marâtre immortelle, 12
90 C'est d'enfanter toujours, sans fin, sans trêve, encor. 12
Mère avide, elle a pris l'éternité pour elle, 12
Et vous laisse la mort. 6
Toute sa prévoyance est pour ce qui va naître ; 12
Le reste est confondu dans un suprême oubli. 12
95 Vous, vous avez aimé, vous pouvez disparaître : 12
Son vœu s'est accompli. 6
Quand un souffle d'amour traverse vos poitrines, 12
Sur des flots de bonheur vous tenant suspendus, 12
Aux pieds de la Beauté lorsque des mains divines 12
100 Vous jettent éperdus ; 6
Quand, pressant sur ce cœur qui va bientôt s'éteindre 12
Un autre objet souffrant, forme vaine ici-bas, 12
Il vous semble, mortels, que vous allez étreindre 12
L'Infini dans vos bras ; 6
105 Ces délires sacrés, ces désirs sans mesure 12
Déchaînés dans vos flancs comme d'ardents essaims, 12
Ces transports, c'est déjà l'Humanité future 12
Qui s'agite en vos seins. 6
Elle se dissoudra, cette argile légère 12
110 Qu'ont émue un instant la joie et la douleur ; 12
Les vents vont disperser cette noble poussière 12
Qui fut jadis un cœur. 6
Mais d'autres cœurs naîtront qui renoueront la trame 12
De vos espoirs brisés, de vos amours éteints, 12
115 Perpétuant vos pleurs, vos rêves, votre flamme, 12
Dans les âges lointains. 6
Tous les êtres, formant une chaîne éternelle, 12
Se passent, en courant, le flambeau de l'amour. 12
Chacun rapidement prend la torche immortelle 12
120 Et la rend à son tour. 6
Aveuglés par l'éclat de sa lumière errante, 12
Vous jurez, dans la nuit où le sort vous plongea, 12
De la tenir toujours : à votre main mourante 12
Elle échappe déjà. 6
125 Du moins vous aurez vu luire un éclair sublime ; 12
Il aura sillonné votre vie un moment ; 12
En tombant vous pourrez emporter dans l'abîme 12
Votre éblouissement. 6
Et quand il régnerait au fond du ciel paisible 12
130 Un être sans pitié qui contemplât souffrir, 12
Si son œil éternel considère, impassible, 12
Le naître et le mourir, 6
Sur le bord de la tombe, et sous ce regard même, 12
Qu'un mouvement d'amour soit encor votre adieu ! 12
135 Oui, faites voir combien l'homme est grand lorsqu'il aime, 12
Et pardonnez à Dieu ! 6
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