Métrique en Ligne
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Louise-Victorine ACKERMANN
PREMIÈRES POÉSIES
1862
XII
A Alfred de Musset
Un poète est parti ; sur sa tombe fermée 12
Pas un chant, pas un mot dans cette langue aimée 12
Dont la douceur divine ici-bas l'enivrait. 12
Seul, un pauvre arbre triste à la pâle verdure, 12
5 Le saule qu'il rêvait, au vent du soir, murmure 12
Sur son ombre éplorée un tendre et long regret. 12
Ce n'est pas de l'oubli ; nous répétons encore, 12
Poète de l'amour, ces chants que fit éclore 12
Dans ton âme éperdue un éternel tourment, 12
10 Et le Temps sans pitié qui brise de son aile 12
Bien des lauriers, le Temps d'une grâce nouvelle 12
Couronne en s'éloignant ton souvenir charmant. 12
Tu fus l'enfant choyé du siècle. Tes caprices 12
Nous trouvaient indulgents. Nous étions les complices 12
15 De tes jeunes écarts ; tu pouvais tout oser. 12
De la Muse pour toi nous savions les tendresses, 12
Et nos regards charmés ont compté ses caresses, 12
De son premier sourire à son dernier baiser. 12
Parmi nous maint poète à la bouche inspirée 12
20 Avait déjà rouvert une source sacrée ; 12
Oui, d'autres nous avaient de leurs chants abreuvés. 12
Mais le cri qui saisit le cœur et le remue, 12
Mais ces accents profonds qui d'une lèvre émue 12
Vont à l'âme de tous, toi seul les as trouvés. 12
25 Au concert de nos pleurs ta voix s'était mêlée. 12
Entre nous, fils souffrants d'une époque troublée, 12
Le doute et la douleur formaient comme un lien. 12
Ta lyre en nous touchant nous était douce et chère ; 12
Dans le chantre divin nous sentions tous un frère ; 12
30 C'est le sang de nos cœurs qui courait dans le tien. 12
Rien n'arrêtait ta plainte, et ton âme blessée 12
La laissait échapper navrante et cadencée. 12
Tandis que vers le ciel qui se voile et se clôt 12
De la foule montait une rumeur confuse, 12
35 Fier et beau, tu jetais, jeune amant de la Muse, 12
À travers tous ces bruits ton immortel sanglot. 12
Lorsque le rossignol, dans la saison brûlante 12
De l'amour et des fleurs, sur la branche tremblante 12
Se pose pour chanter son mal cher et secret, 12
40 Rien n'arrête l'essor de sa plainte infinie, 12
Et de son gosier frêle un long jet d'harmonie 12
S'élance et se répand au sein de la forêt. 12
La voix mélodieuse enchante au loin l'espace… 12
Mais soudain tout se tait ; le voyageur qui passe 12
45 Sous la feuille des bois sent un frisson courir. 12
De l'oiseau qu'entraînait une ivresse imprudente 12
L'âme s'est envolée avec la note ardente ; 12
Hélas ! chanter ainsi c'était vouloir mourir ! 12
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