Métrique en Ligne
MOR_1/MOR10
Jean MORÉAS
Les Syrtes
1883-1884
CONTE D'AMOUR
I
La lune se mirait dans le lac taciturne, 12
Pâle comme un grand lis, pleine de nonchaloirs. 12
— Quel lutin nous versait les philtres de son urne ? — 12
La brise sanglotait parmi les arbres noirs… 12
5 La lune se mirait dans le lac taciturne, 12
Baiser spirituel, son baiser, sois béni ! 12
Dans mon cœur plein d'horreur tu ravivas la flamme, 12
Dans mon cœur plein d'horreur, mon pauvre cœur terni. 12
— Ai-je effleuré sa lèvre ? Ai-je humé son âme ? 12
10 Baiser spirituel, son baiser, sois béni ! 12
O souvenir pieux, doux et mélancolique, 12
Autour de toi ne rôde aucun parfum charnel : 12
Paré comme un autel, saint comme une relique, 12
Dans mon cœur saccagé tu vivras éternel, 12
15 O souvenir pieux, doux et mélancolique. 12
II
Je veux un amour plein de sanglots et de pleurs, 12
Un amour au front pâle orné d'une couronne 12
De roses dont la pluie a terni les couleurs, 12
Je veux un amour plein de sanglots et de pleurs. 12
20 Je veux un amour triste ainsi qu'un ciel d'automne, 12
Un amour qui serait comme un bois planté d'ifs 12
Où dans la nuit le cor mélancolique sonne ; 12
Je veux un amour triste ainsi qu'un ciel d'automne, 12
Fait de remords très lents et de baisers furtifs, 12
III
25 Mon cœur est un cercueil vide dans une tombe ; 12
Mon âme est un manoir hanté par les corbeaux. 12
— Ton cœur est un jardin plein des lis les plus beaux ; 12
Ton âme est blanche ainsi que la blanche colombe. 12
Mon rêve est un ciel bas où sanglote le vent ; 12
30 Mon avenir, un tertre en friche sur la lande. 12
— Ton rêve est pur ainsi que la plus pure offrande, 12
Ton avenir sourit comme un soleil levant. 12
Ma bouche a les venins des fauves belladones ; 12
Mes sombres yeux sont pleins des haines des maudits. 12
35 — Ta bouche est une fleur éclose au paradis, 12
Tes chastes yeux sont bons comme ceux des madones. 12
IV
Dans les jardins mouillés, parmi les vertes branches, 12
Scintille la splendeur des belles roses blanches. 12
La chenille striée et les noirs moucherons 12
40 Insultent vainement la neige de leurs fronts : 12
Car, lorsque vient la nuit traînant de larges voiles, 12
Que s'allument au ciel les premières étoiles, 12
Dans les berceaux fleuris, les larmes des lutins 12
Lavent toute souillure, et l'éclat des matins 12
45 Fait miroiter encor parmi les vertes branches 12
Le peplum virginal des belles roses blanches. 12
Ainsi, ma belle, bien qu'entre tes bras mutins 12
Je sente s'éveiller des désirs clandestins, 12
Bien que vienne parfois la sorcière hystérie 12
50 Me verser les poisons de sa bouche flétrie, 12
Quand j'ai lavé mes sens en tes yeux obsesseurs, 12
J'aime mieux de tes yeux les mystiques douceurs 12
Que l'irritant contour de tes fringantes hanches, 12
Et mon amour, absous de ses désirs pervers, 12
55 En moi s'épanouit comme les roses blanches 12
Qui s'ouvrent au matin parmi les arbres verts. 12
V
Bientôt viendra la neige au blanc manteau d'hermine ; 12
Dans les parcs défeuillés, sous le ciel morne et gris, 12
Sur leurs socles, parmi les boulingrins flétris, 12
60 Les priapes frileux feront bien triste mine. 12
Alors, ma toute belle, assis au coin du feu, 12
Aux rouges flamboiements des bûches crépitantes, 12
Nous reverrons, au fond des visions latentes, 12
Le paysage vert, le paysage bleu, 12
65 Le paysage vert et rose et jaune et mauve 12
Où murmure l'eau claire en les fouillis des joncs, 12
Où se dresse au-dessus des fourrés sauvageons 12
Le cône menaçant de la montagne chauve. 12
Nous reverrons les bœufs, les grands bœufs blancs et roux, 12
70 Traînant des chariots sous l'ardeur tropicale, 12
Et sur le pont très vieux la très vieille bancale 12
Et le jeune crétin au ricanement doux. 12
Ainsi nous revivrons nos extases éteintes 12
Et nous ranimerons nos bonheurs saccagés 12
75 Et nous ressentirons nos baisers échangés 12
Dans les campagnes d'or et d'émeraude teintes. 12
Hélas ! N'écoutant pas la voix des sorts moqueurs 12
Et laissant mon esprit s'enivrer de chimères, 12
Je ne veux pas penser que les ondes amères 12
80 Vont se mettre bientôt au travers de nos cœurs. 12
VI
Rouges comme un fer de forge 7
Ou le taureau qu'on égorge, 7
Sous les regrets assassins 7
Nos cœurs saignent dans nos seins. 7
85 Viennent donc des sorts propices 7
Nous garer des précipices ! 7
Que nous nous serrions la main 7
Sans souci du lendemain ; 7
Qu'enfin nous puissions sans trêve, 7
90 Sans redouter l'heure brève, 7
Sous les ciels profonds des lits 7
Tordre nos corps affaiblis ! 7
VII
Hiver : la bise se lamente, 8
La neige couvre le verger. 8
95 Dans nos cœurs aussi, pauvre amante, 8
Il va neiger, il va neiger. 8
Hier : c'était les soleils jaunes. 8
Hier, c'était encor l'été. 8
C'était l'eau courant sous les aulnes 8
100 Dans le val de maïs planté. 8
Hier, c'était les blancs, les roses 8
Lis, les lis d'or érubescent — 8
Et demain : c'est les passeroses, 8
C'est les ifs plaintifs, balançant, 8
105 Balançant leur verdure dense, 8
Sur nos bonheurs ensevelis ; 8
Demain, c'est la macabre danse 8
Des souvenirs aux fronts pâlis ; 8
Demain, c'est les doutes, les craintes, 8
110 C'est les désirs martyrisés, 8
C'est le coucher sans tes étreintes, 8
C'est le lever sans tes baisers. 8
VIII
Ne ternis pas de pleurs les mystiques prunelles 12
De tes grands yeux navrés, striés d'or et d'agate ; 12
115 Laisse-la t'emporter, la berceuse frégate, 12
Par les immensités des vagues solennelles. 12
Triste, je rêverai, pendant mes nuits moroses, 12
De baisers alanguis et de caresses brusques, 12
De nids capitonnés où des coupes étrusques 12
120 S'exhalent les ennuis des chlorotiques roses. 12
Et l'absence irritant le désir qu'elle rive, 12
Ma passion tenace où le souvenir veille 12
Montera dans mon cœur, débordante et pareille 12
Aux fluviales eaux qui grondent sur la rive. 12
IX
125 Nous marchions nous tenant par la main, dans la rue 12
Où sous les becs de gaz se heurte la cohue. 12
Sous les jasmins en fleur qui bordent le chemin, 12
À l'ombre nous marchions, nous tenant par la main. 12
Et ma joie est fanée avec le blanc jasmin. 12
130 Sa voix, perlant tout bas ses notes argentines, 12
Berçait mon cœur, ainsi qu'un psaume des matines. 12
Son baiser acharné, grisant comme les nuits, 12
Faisait sourire encor mon front chargé d'ennuis. 12
Et mes bras veufs en vain la cherchent dans les nuits. 12
X
135 Ce jour-là, les flots bleus susurreront plus bleus 12
Le long des côtes blanches, 6
Et du soleil frileux, les rayons plus frileux 12
Se joueront dans les branches. 6
Malgré le rude hiver, les fleurs de l'églantier 12
140 Souriront grand'ouvertes, 6
Et l'on verra changer les cailloux du sentier 12
En émeraudes vertes. 6
Les loups pour les agneaux auront des soins exquis, 12
Et sous l'œil bon des aigles, 6
145 Les grands vautours feront la cour, en fins marquis, 12
Aux colombes espiègles. 6
Les dames, aux propos galants des séducteurs, 12
Ne seront pas rebelles, 6
Et les Almavivas, malgré les vieux tuteurs, 12
150 Enlèveront leurs belles. 6
Car ce jour-là, jour saint, vaillamment attendu, 12
Dans tes chastes prunelles, 6
Mes yeux retrouveront le paradis perdu 12
Des amours éternelles. 6
155 Car ce jour-là, les cœurs par le bonheur brisés, 12
Mes lèvres dans les tiennes, 6
Nous nous rappellerons en de nouveaux baisers 12
Nos caresses anciennes. 6
XI
La feuille des forêts 6
160 Qui tourne dans la bise 6
Là-bas, par les guérets, 6
La feuille des forêts 6
Qui tourne dans la bise, 6
Va-t-elle revenir 6
165 Verdir — la même tige ? 6
L'eau claire des ruisseaux 6
Qui passe claire et vive 6
À l'ombre des berceaux, 6
L'eau claire des ruisseaux 6
170 Qui passe claire et vive, 6
Va-t-elle retourner 6
Baigner — la même rive ? 6
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