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Théodore de BANVILLE
LE SANG DE LA COUPE
1857
La Gloire de Molière
Ode
récitée au Théâtre de l'Odéon
le 15 janvier 1851

La Poésie. ‒ Mme Roger-Solié.
La Comédie. ‒ Mlle Sarah Félix.
Le Drame.‒ Mme Marie Laurent.
Alceste. ‒ M. Bouchet.
I
Un rideau devant lequel sont groupées les trois Muses
de la Poésie, de la Comédie et du Drame.
La Poésie
Peuple, je suis la Poésie. 8
Ma lyre, en horreur aux méchants, 8
Vibre, et ma sainte frénésie 8
Laisse, comme un flot d'ambroisie, 8
5 Déborder la source des chants. 8
En ce jour où naquit Molière, 8
Je viens, au doux son de mes vers, 8
Sur sa tête aux Dieux familière, 8
Au lieu de roses et de lierre, 8
10 Poser ces lauriers toujours verts. 8
Car, depuis le siècle d'Astrée, 8
Nul parmi ces audacieux 8
Que je redoute et que je crée, 8
N'a mieux su la langue sacrée 8
15 Empruntée au rhythme des cieux. 8
Et moi qui descends d'une cime 8
Et qui naquis sur un autel, 8
Âme du mètre et de la rime, 8
Je veux voir sur son front sublime 8
20 Briller le feuillage immortel. 8
Et sous mes pieds, sœur du poëte, 8
Foulant les trésors, dédaignés 8
Pour une plus noble conquête, 8
J'entrelacerai sur sa tête 8
25 Ces rameaux, de soleil baignés. 8
La Comédie
Peuple, je suis la Comédie, 8
La Muse au sourire effronté, 8
Que fuit la sottise, assourdie 8
Aux carillons de ma gaieté. 8
30 Je suis la fille prophétique 8
Qu'un vendangeur, sous le ciel bleu, 8
Promenait jadis par l'Attique, 8
Ivre, et taché du sang d'un dieu ! 8
Et, comme un roi foule en sa gloire 8
35 Un pavé d'or et de lapis, 8
Je posais nus mes pieds d'ivoire 8
Sur le chariot de Thespis ! 8
Cruelle, avec Aristophane, 8
Contre le vulgaire odieux, 8
40 J'ai dans mes vers que rien ne fane 8
Raillé les contempteurs des Dieux. 8
Le doux Ménandre fut mon hôte, 8
Et mon babillage malin 8
A consolé le rêveur Plaute 8
45 A la meule de son moulin. 8
C'est à moi de chanter Molière ! 8
Moi, la Muse aux graves leçons, 8
Qu'il a trouvée aventurière, 8
Errante à travers les buissons ! 8
50 Oh ! par les bourgs et les villages, 8
Prodigues, rieurs, affamés, 8
Dans tous ces fiers vagabondages 8
Combien nous nous sommes aimés ! 8
Et lorsque mon tambour de basque 8
55 Chantait de ses clochettes d'or, 8
Quel monde charmant et fantasque 8
Nous suivait, qu'on admire encor ! 8
Fous à l'habit rayé de rose, 8
Pierrots, Jodelets et Scapins, 8
60 Gérontes à face morose, 8
Pages, laquais et galopins ; 8
Clitandres à perruque blonde, 8
Agaçant d'un sonnet fleuri 8
Leur Angélique sans seconde, 8
65 A la barbe d'un vieux mari ; 8
Grandes soubrettes, belles filles 8
Accortes sous leurs bavolets, 8
Sganarelles et Mascarilles, 8
Empereurs des fourbes valets ! 8
70 Le fat ivre de sa duchesse, 8
Le provincial de la cour, 8
L'avare ivre de sa richesse, 8
Et les enfants ivres d'amour ! 8
Femmes coquettes et savantes, 8
75 Sots médecins, pédants fripés, 8
Couples épris, folles servantes, 8
Tuteurs jaloux, maris trompés ! 8
Oh ! combien dans nos jeux sévères, 8
Avec les Amours échansons, 8
80 Nous avons puisé dans nos verres 8
Le vin de France et les chansons ! 8
Je fus sa première maîtresse ! 8
Et si pour le peuple, enchanté 8
Dans un souvenir d'allégresse, 8
85 Molière doit être chanté, 8
C'est par moi, c'est par mon délire ! 8
Car, bohémienne du ciel, 8
Molière me doit son sourire, 8
Et ce sourire est immortel ! 8
Le Drame
90 Pour moi, peuple, je suis le Drame. 8
C'est à moi, non pas à ma sœur, 8
De louer le hardi penseur 8
Qui fut aimant comme une femme. 8
Les grands types qu'il nous fait voir 8
95 Vivants, dans ses portraits magiques, 8
Sont terribles sans le savoir, 8
Et plus sûrs de nous émouvoir 8
Que tous les demi-dieux tragiques. 8
Le vice, qu'il est parvenu 8
100 A nous faire voir si risible, 8
Nous frappe d'un trouble inconnu ; 8
Tant le cœur humain mis à nu 8
Devient un spectacle terrible. 8
Cœur divin et supérieur 8
105 A toute haine vengeresse, 8
Souvent son visage rieur 8
N'est que le masque extérieur 8
D'une inconsolable tristesse. 8
S'il m'a fait sourire, en souffrant, 8
110 D'un amour qui, par ses alarmes, 8
Est si ridicule et si grand, 8
Arnolphe, aux pieds d'Agnès pleurant, 8
Me contraint de verser des larmes. 8
Quand l'Avare blessé grandit 8
115 Et s'en va battant les murailles, 8
Méprisé d'un fils qu'il maudit, 8
Harpagon me laisse interdit 8
Et fait frissonner mes entrailles. 8
Enfin, par un lâche avéré 8
120 Trompé sans pudeur ni scrupule, 8
Quand je le vois désespéré, 8
Georges Dandin déshonoré 8
Ne me paraît plus ridicule. 8
Tartuffe et don Juan, tortueux 8
125 Jusqu'à la basse apostasie, 8
M'emplissent d'horreur tous les deux 8
Avec le sourire hideux 8
Du vice et de l'hypocrisie. 8
Et quand je vois le grand moqueur, 8
130 Alceste à l'âme surhumaine, 8
Dont un froid sourire est vainqueur, 8
La colère me monte au cœur 8
Contre la froide Célimène. 8
Molière, privilégié, 8
135 Plaisante d'une âme attendrie, 8
Et c'est au moins pour la moitié 8
Que la terreur et la pitié 8
Se mêlent à sa raillerie. 8
C'est à moi, chantre des douleurs, 8
140 De m'agenouiller sur la pierre, 8
Pour consacrer ces pâles fleurs 8
Et ces lauriers baignés de pleurs 8
Sur le front du divin Molière. 8
La Poésie
Oui, tous les arts humains, toutes les poésies 12
145 Qui savent nous charmer 6
En mêlant la sagesse aux vives fantaisies, 12
Le peuvent réclamer. 6
Il sut épanouir les brillantes peintures, 12
Filles d'un ciel serein, 6
150 Et couler d'un seul jet d'immortelles figures 12
Dans un moule d'airain. 6
Sous les grands plafonds d'or il nous montre les rages 12
Des amours mensongers, 6
Et nous fait voir après dans de frais paysages 12
155 L'idylle des bergers. 6
Mes sœurs, puisqu'en son œuvre où la pensée ondoie 12
Comme les vastes flots, 6
Renaissent tour à tour l'ivresse de la joie 12
Et celle des sanglots, 6
160 Ne nous disputons pas sur le masque et la lyre, 12
Et que toutes nos fleurs 6
Parent son monument : il eut le don du rire 12
Avec le don des pleurs ! 6
Mais, reines du théâtre, ô troupe familière, 12
165 Laissons parler celui 6
En qui, fils adoré des veilles de Molière, 12
Tout son génie a lui, 6
Alceste, ce sauvage à la fois rude et tendre, 12
Qui, les yeux éblouis 6
170 Des seules vérités, les a fait même entendre 12
Au siècle de Louis ! 6
II
Un jardin — Les comédiens, sous les costumes des personnages des comédies de Molière, sont groupés autour de son buste. Un comédien, représentant Alceste, s'avance et récite les strophes suivantes :
Le Comédien
O Molière ! homme simple et sublime génie, 12
Qui fis l'honnêteté maîtresse de tes vers, 12
Toi qui, sans les haïr en leur ignominie, 12
175 Châtias jusqu'au sang les sots et les pervers ! 12
Tant que tu combattis selon la destinée, 12
La basse hypocrisie habile aux trahisons, 12
Avec la calomnie à ta perte acharnée, 12
Goutte à goutte sur toi distilla ses poisons. 12
180 Et lui-même, Louis, qui t'aima pour la France, 12
Conquérant comme lui calme et victorieux, 12
Autant que Scipion avait aimé Térence, 12
Ne te protégea pas contre les envieux. 12
C'est à peine s'il put, dans la funèbre enceinte, 12
185 Lorsque enfin le trépas glaça tes yeux pâlis, 12
Obtenir par prière un peu de terre sainte 12
Où tes restes mortels fussent ensevelis ! 12
Les mêmes ennemis qui te jetaient ces fanges 12
Et qui te condamnaient sur un ton solennel, 12
190 T'accablent à l'envi d'honneurs et de louanges 12
A présent que tu dors du sommeil éternel. 12
Car à moins que Molière une autre fois renaisse, 12
Armé du fier regard qui les a tant troublés, 12
Ils ne redoutent plus que nul les reconnaisse 12
195 Sous les habits d'emprunt dont ils sont affublés. 12
Mais comme on voit soudain frissonner d'épouvante 12
Les monstres de la nuit sous l'éclair d'un flambeau, 12
S'ils voyaient devant eux ta figure vivante 12
Paraître en soulevant la pierre du tombeau, 12
200 Combien de ces menteurs montrent pour ta mémoire 12
Une admiration de luxe et d'apparat, 12
Qui taxeraient tes vers d'impiété notoire 12
Et t'iraient dénoncer au prochain magistrat ! 12
Car ils existent tous, ces corrupteurs serviles, 12
205 Que tu marquais au front sous leur masque impudent, 12
Prévoyant que le vice est, dans nos grandes villes, 12
La lime où la génie use sa forte dent ! 12
L'hypocrite a toujours le rubis sur la lèvre 12
Et sait cacher l'horreur de ses profonds desseins ; 12
210 Avec ses lingots d'or, Josse est toujours orfèvre, 12
Et nos grands médecins sont toujours… médecins. 12
En morale, en science, hélas ! ce qui nous mène, 12
Depuis Marphurius ne change pas encor. 12
Le cœur vous en dit-il d'épouser Dorimène ? 12
215 C'est toujours comme au temps du bonhomme Alcantor. 12
Géronimo dira, fidèle à sa doctrine : 12
Mariez-vous ou non, tous les deux sont aisés. 12
Mais Alcidas reprend, en cambrant sa poitrine : 12
Je vous tue à l'instant si vous ne l'épousez. 12
220 Pour ces grimauds par qui ta verve fut émue, 12
L'habit seul a changé de leur esprit banal : 12
Mon Oronte au sonnet pleure dans la Revue, 12
Et Monsieur Trissotin flirte au bas d'un journal. 12
Thomas Diafoirus fait de l'anatomie 12
225 Dans de mauvais romans qu'il nous faut avaler ; 12
Le docteur Sganarelle entre à l'Académie, 12
Quant à Monsieur Tartuffe…, il n'en faut point parler ! 12
Ton don Juan raille encor, après Monsieur Dimanche, 12
Son vieux père qui parle, un pied dans le cercueil ; 12
230 Mais il porte un poignet retroussé sur la manche, 12
Le stick dans la main gauche et le lorgnon dans l'œil. 12
Si Scapin fait toujours ses fredaines antiques, 12
En ce temps sérieux il sait qu'il les paiera, 12
Joueur de trois pour cent sur les bruits politiques, 12
235 Et protecteur des arts le soir à l'Opéra. 12
Enfin le vieux Paris cache toujours cet antre 12
Où le pâle Harpagon achète à réméré. 12
Le père à ce comptoir est souillé dès qu'il entre, 12
Et le fils qu'il maudit en sort déshonoré. 12
240 Non, non, rien n'a changé ! c'est toujours le grand nombre 12
Pour atteindre aux sacs d'or foulant aux pieds l'amour, 12
La timide vertu cachée au fond de l'ombre 12
Et le vice insolent qui s'étale au grand jour ! 12
Dorimène, Angélique, ô belles créatures, 12
245 Démons à l'âme froide, à l'œil suave et doux, 12
Combien ont de grands cœurs étouffé vos ceintures, 12
Que d'hommes tomberont les yeux levés vers vous ! 12
Sortilège et folie, ô bizarre amalgame ! 12
Cœurs sans cesse tournés vers le fruit défendu ! 12
250 Combien se sont fiés à l'honneur d'une femme 12
Et se sont réveillés sur leur bonheur perdu ! 12
O problème où se perd la raison révoltée ! 12
Chaos abominable en ces riches accords ! 12
Quand il crut vous donner une âme, Prométhée 12
255 Anima seulement le marbre de vos corps ! 12
Mais, que dis-je ! pardonne, ô poëte, ô Molière ! 12
Philinte et Léonor, épris du vrai bonheur, 12
Henriette, Éliante, Elmire noble et fière, 12
Gardent comme un rempart la décence et l'honneur. 12
260 Ariste est de tout point le vrai sage ; Clitandre, 12
Cœur sans détour, épris d'un honnête entretien, 12
Reste sincère et franc sans cesser d'être tendre, 12
Et sans forfanterie, il est homme de bien. 12
Chrysale, défendant sa guenille si chère, 12
265 Trouve la vérité dans ses naïfs accents : 12
En Dorine et Toinette, humbles docteurs sans chaire, 12
Veille ton redoutable et sublime bon sens. 12
O grand esprit qu'il faut remercier sans cesse ! 12
Toi qui portais ton œuvre avec des bras d'Atlas, 12
270 Toi-même en la voyant tu fus pris de tristesse, 12
Un pleur mouilla tes yeux, tu murmuras : Hélas ! 12
Et pour nous détourner des images fatales, 12
Tu créas ces fronts purs et ces types charmants, 12
Fantômes adorés, figures idéales 12
275 Qui nous font croire encore aux nobles sentiments ! 12
Oui, tous les verts lauriers et toutes les couronnes, 12
O Molière, sont dus à ton grand souvenir, 12
Et tes vers inspirés des leçons que tu donnes 12
Enchanteront encor les siècles à venir. 12
280 De ce ciel poétique où resplendit ta gloire, 12
Vois, d'un œil indulgent, épris de ta raison, 12
Se réunir ici pour fêter ta mémoire 12
Les derniers serviteurs venus dans la maison ! 12
Couronnement du buste. — Apothéose.
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