Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
VOL_4/VOL166
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
LES ÉPÎTRES
1706-1778
ÉPÎTRE CXIV
1772
A HORACE
Toujours ami des vers, | et du diable poussé, 6+6 a
Au rigoureux Boileau | j'écrivis l'an passé. 6+6 a
Je ne sais si ma lettre | aurait pu lui déplaire ; 6+6 b
Mais il me répondit | par un plat secrétaire, 6+6 b
5 Dont l'écrit froid et long, | déjà mis en oubli, 6+6 a
Ne fut jamais connu | que de l'abbé Mably. 6+6 a
Je t'écris aujourd'hui, | voluptueux Horace, 6+6 b
À toi qui respiras | la mollesse et la grâce, 6+6 b
Qui, facile en tes vers, | et gai dans tes discours, 6+6 a
10 Chantas les doux loisirs, | les vins, et les amours, 6+6 a
Et qui connus si bien | cette sagesse aimable 6+6 b
Que n'eut point de Quinault | le rival intraitable. 6+6 b
Je suis un peu fâché | pour Virgile et pour toi 6+6 a
Que, tous deux nés romains, | vous flattiez tant un roi. 6+6 a
15 Mon Frédéric du moins, | né roi très-légitime, 6+6 b
Ne doit point ses grandeurs | aux bassesses du crime. 6+6 b
Ton maître était un fourbe, | un tranquille assassin ; 6+6 a
Pour voler son tuteur, | il lui perça le sein ; 6+6 a
Il trahit Cicéron, | père de la patrie ; 6+6 b
20 Amant incestueux | de sa fille Julie, 6+6 b
De son rival Ovide | il proscrivit les vers, 6+6 a
Et fit transir sa muse | au milieu des déserts. 6+6 a
Je sais que prudemment | ce politique Octave 6+6 b
Payait l'heureux encens | d'un plus adroit esclave. 6+6 b
25 Frédéric exigeait | des soins moins complaisants : 6+6 a
Nous soupions avec lui | sans lui donner d'encens ; 6+6 a
De son goût délicat | la finesse agréable 6+6 b
Faisait, sans nous gêner, | les honneurs de sa table : 6+6 b
Nul roi ne fut jamais | plus fertile en bons mots 6+6 a
30 Contre les préjugés, | les fripons, et les sots. 6+6 a
Maupertuis gâta tout : | l'orgueil philosophique 6+6 b
Aigrit de nos beaux jours | la douceur pacifique. 6+6 b
Le plaisir s'envola ; | je partis avec lui. 6+6 a
Je cherchai la retraite. | On disait que l'ennui 6+6 a
35 De ce repos trompeur | est l'insipide frère. 6+6 b
Oui, la retraite pèse | à qui ne sait rien faire ; 6+6 b
Mais l'esprit qui s'occupe | y goûte un vrai bonheur. 6+6 a
Tibur était pour toi | la cour de l'empereur ; 6+6 a
Tibur, dont tu nous fais | l'agréable peinture, 6+6 b
40 Surpassa les jardins | vantés par épicure. 6+6 b
Je crois Ferney plus beau. | Les regards étonnés, 6+6 a
Sur cent vallons fleuris | doucement promenés, 6+6 a
De la mer de Genève | admirent l'étendue ; 6+6 b
Et les Alpes de loin, | s'élevant dans la nue, 6+6 b
45 D'un long amphithéâtre | enferment ces coteaux 6+6 a
Où le pampre en festons | rit parmi les ormeaux. 6+6 a
Là quatre états divers | arrêtent ma pensée : 6+6 b
Je vois de ma terrasse, | à l'équerre tracée, 6+6 b
L'indigent savoyard, | utile en ses travaux, 6+6 a
50 Qui vient couper mes blés | pour payer ses impôts ; 6+6 a
Des riches genevois | les campagnes brillantes ; 6+6 b
Des bernois valeureux | les cités florissantes ; 6+6 b
Enfin cette Comté, | franche aujourd'hui de nom, 6+6 a
Qu'avec l'or de Louis | conquit le grand Bourbon : 6+6 a
55 Et du bord de mon lac | à tes rives du Tibre, 6+6 b
Je te dis, mais tout bas : | heureux un peuple libre ! 6+6 b
Je le suis en secret | dans mon obscurité ; 6+6 a
Ma retraite et mon âge | ont fait ma sûreté. 6+6 a
D'un pédant d'Annecy | j'ai confondu la rage ; 6+6 b
60 J'ai ri de sa sottise : | et quand mon ermitage 6+6 b
Voyait dans son enceinte | arriver à grands flots 6+6 a
De cent divers pays | les belles, les héros, 6+6 a
Des rimeurs, des savants, | des têtes couronnées, 6+6 b
Je laissais du vilain | les fureurs acharnées 6+6 b
65 Hurler d'une voix rauque | au bruit de mes plaisirs. 6+6 a
Mes sages voluptés | n'ont point de repentirs. 6+6 a
J'ai fait un peu de bien ; | c'est mon meilleur ouvrage. 6+6 b
Mon séjour est charmant, | mais il était sauvage ; 6+6 b
Depuis le grand édit, | inculte, inhabité, 6+6 a
70 Ignoré des humains, | dans sa triste beauté ; 6+6 a
La nature y mourait : | je lui portai la vie ; 6+6 b
J'osai ranimer tout. | Ma pénible industrie 6+6 b
Rassembla des colons | par la misère épars ; 6+6 a
J'appelai les métiers, | qui précèdent les arts ; 6+6 a
75 Et, pour mieux cimenter | mon utile entreprise, 6+6 b
J'unis le protestant | avec ma sainte église. 6+6 b
Toi qui vois d'un même œil | frère Ignace et Calvin, 6+6 a
Dieu tolérant, Dieu bon, | tu bénis mon dessein ! 6+6 a
André Ganganelli, | ton sage et doux vicaire, 6+6 b
80 Sait m'approuver en roi, | s'il me blâme en saint-père. 6+6 b
L'ignorance en frémit, | et Nonotte hébété 6+6 a
S'indigne en son taudis | de ma félicité. 6+6 a
Ne me demande pas | ce que c'est qu'un Nonotte, 6+6 b
Un Ignace, un Calvin, | leur cabale bigote, 6+6 b
85 Un prêtre, roi de Rome, | un pape, un vice-dieu, 6+6 a
Qui, deux clefs à la main, | commande au même lieu 6+6 a
Où tu vis le sénat | aux genoux de Pompée, 6+6 b
Et la terre en tremblant | par César usurpée. 6+6 b
Aux champs élysiens | tu dois en être instruit. 6+6 a
90 Vingt siècles descendus | dans l'éternelle nuit 6+6 a
T'ont dit comme tout change, | et par quel sort bizarre 6+6 b
Le laurier des Trajans | fit place à la tiare : 6+6 b
Comment ce fou d'Ignace, | étrillé dans Paris, 6+6 a
Fut mis au rang des saints, | même des beaux esprits ; 6+6 a
95 Comment il en déchut, | et par quelle aventure 6+6 b
Nous vint l'abbé Nonotte | après l'abbé de Pure. 6+6 b
Ce monde, tu le sais, | est un mouvant tableau 6+6 a
Tantôt gai, tantôt triste, | éternel, et nouveau. 6+6 a
L'empire des romains | finit par Augustule ; 6+6 b
100 Aux horreurs de la fronde | a succédé la bulle : 6+6 b
Tout passe, tout périt, | hors ta gloire et ton nom. 6+6 a
C'est là le sort heureux | des vrais fils d'Apollon : 6+6 a
Tes vers en tout pays | sont cités d'âge en âge. 6+6 b
Hélas ! Je n'aurai point | un pareil avantage. 6+6 b
105 Notre langue un peu sèche, | et sans inversions, 6+6 a
Peut-elle subjuguer | les autres nations ? 6+6 a
Nous avons la clarté, | l'agrément, la justesse ; 6+6 b
Mais égalerons-nous | l'Italie et la Grèce ? 6+6 b
Est-ce assez en effet | d'une heureuse clarté, 6+6 a
110 Et ne péchons-nous pas | par l'uniformité ? 6+6 a
Sur vingt tons différents | tu sus monter ta lyre : 6+6 b
J'entends ta Lalagé, | je vois son doux sourire ; 6+6 b
Je n'ose te parler | de ton Ligurinus, 6+6 a
Mais j'aime ton Mécène, | et ris de Catius. 6+6 a
115 Je vois de tes rivaux | l'importune phalange : 6+6 b
Sous tes traits redoublés | enterrés dans la fange, 6+6 b
Que pouvaient contre toi | ces serpents ténébreux ? 6+6 a
Mécène et Pollion | te défendaient contre eux. 6+6 a
Il n'en est pas ainsi | chez nos welches modernes. 6+6 b
120 Un vil tas de grimauds, | de rimeurs subalternes, 6+6 b
À la cour quelquefois | a trouvé des prôneurs ; 6+6 a
Ils font dans l'antichambre | entendre leurs clameurs. 6+6 a
Souvent, en balayant | dans une sacristie, 6+6 b
Ils traitent un grand roi | d'hérétique et d'impie. 6+6 b
125 L'un dit que mes écrits, | à Cramer bien vendus, 6+6 a
Ont fait dans mon épargne | entrer cent mille écus ; 6+6 a
L'autre, que j'ai traité | la Genèse de fable, 6+6 b
Que je n'aime point Dieu, | mais que je crains le Diable. 6+6 b
Soudain Fréron l'imprime ; | et l'avocat Marchand 6+6 a
130 Prétend que je suis mort, | et fait mon testament. 6+6 a
Un autre moins plaisant, | mais plus hardi faussaire, 6+6 b
Avec deux faux témoins | s'en va chez un notaire, 6+6 b
Au mépris de la langue, | au mépris de la hart, 6+6 a
Rédiger mon symbole | en patois savoyard. 6+6 a
135 Ainsi lorsqu'un pauvre homme, | au fond de sa Chaumière, 6+6 b
En dépit de Tissot | finissait sa carrière, 6+6 b
On vit avec surprise | une troupe de rats 6+6 a
Pour lui ronger les pieds | se glisser dans ses draps. 6+6 a
Chassons loin de chez moi | tous ces rats du Parnasse ; 6+6 b
140 Jouissons, écrivons, | vivons, mon cher Horace. 6+6 b
J'ai déjà passé l'âge | où ton grand protecteur, 6+6 a
Ayant joué son rôle | en excellent acteur, 6+6 a
Et sentant que la mort | assiégeait sa vieillesse, 6+6 b
Voulut qu'on l'applaudît | lorsqu'il finit sa pièce. 6+6 b
145 J'ai vécu plus que toi ; | mes vers dureront moins. 6+6 a
Mais au bord du tombeau | je mettrai tous mes soins 6+6 a
À suivre les leçons | de ta philosophie, 6+6 b
À mépriser la mort | en savourant la vie, 6+6 b
À lire tes écrits | pleins de grâce et de sens, 6+6 a
150 Comme on boit d'un vin vieux | qui rajeunit les sens. 6+6 a
Avec toi l'on apprend | à souffrir l'indigence, 6+6 b
À jouir sagement | d'une honnête opulence, 6+6 b
À vivre avec soi-même, | à servir ses amis, 6+6 a
À se moquer un peu | de ses sots ennemis, 6+6 a
155 À sortir d'une vie | ou triste ou fortunée, 6+6 b
En rendant grâce aux dieux | de nous l'avoir donnée. 6+6 b
Aussi lorsque mon pouls, | inégal et pressé, 6+6 a
Faisait peur à Tronchin, | près de mon lit placé ; 6+6 a
Quand la vieille Atropos, | aux humains si sévère, 6+6 b
160 Approchait ses ciseaux | de ma trame légère, 6+6 b
Il a vu de quel air | je prenais mon congé ; 6+6 a
Il sait si mon esprit, | mon cœur était changé. 6+6 a
Huber me faisait rire | avec ses pasquinades, 6+6 b
Et j'entrais dans la tombe | au son de ses aubades. 6+6 b
165 Tu dus finir ainsi. | Tes maximes, tes vers, 6+6 a
Ton esprit juste et vrai, | ton mépris des enfers, 6+6 a
Tout m'assure qu'Horace | est mort en honnête homme. 6+6 b
Le moindre citoyen | mourait ainsi dans Rome. 6+6 b
Là, jamais on ne vit | monsieur l'abbé Grisel 6+6 a
170 Ennuyer un malade | au nom de l'éternel ; 6+6 a
Et, fatiguant en vain | ses oreilles lassées, 6+6 b
Troubler d'un sot effroi | ses dernières pensées. 6+6 b
Voulant réformer tout, | nous avons tout perdu. 6+6 a
Quoi donc ! Un vil mortel, | un ignorant tondu, 6+6 a
175 Au chevet de mon lit | viendra, sans me connaître, 6+6 b
Gourmander ma faiblesse, | et me parler en maître ! 6+6 b
Ne suis-je pas en droit | de rabaisser son ton, 6+6 a
En lui faisant moi-même | un plus sage sermon ? 6+6 a
À qui se porte bien | qu'on prêche la morale : 6+6 b
180 Mais il est ridicule | en notre heure fatale 6+6 b
D'ordonner l'abstinence | à qui ne peut manger. 6+6 a
Un mort dans son tombeau | ne peut se corriger. 6+6 a
Profitons bien du temps : | ce sont là tes maximes. 6+6 b
Cher Horace, plains-moi | de les tracer en rimes ; 6+6 b
185 La rime est nécessaire | à nos jargons nouveaux, 6+6 a
Enfants demi-polis | des normands et des goths. 6+6 a
Elle flatte l'oreille ; | et souvent la césure 6+6 b
Plaît, je ne sais comment, | en rompant la mesure. 6+6 b
Des beaux vers pleins de sens | le lecteur est charmé. 6+6 a
190 Corneille, Despréaux, | et Racine, ont rimé. 6+6 a
Mais j'apprends qu'aujourd'hui | Melpomène propose 6+6 b
D'abaisser son cothurne, | et de parler en prose. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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