Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
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F = "e" féminin
| = césure
VOL_4/VOL160
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
LES ÉPÎTRES
1706-1778
ÉPÎTRE CVIII
1771
AU ROI DE LA CHINE,
SUR SON RECUEIL DE VERS QU'IL A FAIT IMPRIMER
Reçois mes compliments, | charmant roi de la Chine. 6+6 a
Ton trône est donc placé | sur la double colline ! 6+6 a
On sait dans l'occident | que, malgré mes travers, 6+6 b
J'ai toujours fort aimé | les rois qui font des vers. 6+6 b
5 David même me plut, | quoique, à parler sans feinte, 6+6 a
Il prône trop souvent | sa triste cité sainte, 6+6 a
Et que d'un même ton | sa muse à tout propos 6+6 b
Fasse danser les monts | et reculer les flots. 6+6 b
Frédéric a plus d'art, | et connaît mieux son monde ; 6+6 a
10 Il est plus varié, | sa veine est plus féconde ; 6+6 a
Il a lu son Horace, | il l'imite ; et vraiment 6+6 b
Ta majesté chinoise | en devrait faire autant. 6+6 b
Je vois avec plaisir | que sur notre hémisphère 6+6 a
L'art de la poésie | à l'homme est nécessaire. 6+6 a
15 Qui n'aime point les vers | a l'esprit sec et lourd ; 6+6 b
Je ne veux point chanter | aux oreilles d'un sourd : 6+6 b
Les vers sont en effet | la musique de l'âme. 6+6 a
Ô toi que sur le trône | un feu céleste enflamme, 6+6 a
Dis-moi si ce grand art | dont nous sommes épris 6+6 b
20 Est aussi difficile | à Pékin qu'à Paris. 6+6 b
Ton peuple est-il soumis | à cette loi si dure 6+6 a
Qui veut qu'avec six pieds | d'une égale mesure, 6+6 a
De deux alexandrins | côte à côte marchants, 6+6 b
L'un serve pour la rime | et l'autre pour le sens ? 6+6 b
25 Si bien que sans rien perdre, | en bravant cet usage, 6+6 a
On pourrait retrancher | la moitié d'un ouvrage. 6+6 a
Je me flatte, grand roi, | que tes sujets heureux 6+6 b
Ne sont point opprimés | sous ce joug onéreux, 6+6 b
Plus importun cent fois | que les aides, gabelles, 6+6 a
30 Contrôle, édits nouveaux, | remontrances nouvelles, 6+6 a
Bulle unigenitus, | billets aux confessés, 6+6 b
Et le refus d'un gîte | aux chrétiens trépassés. 6+6 b
Parmi nous le sentier | qui mène aux deux collines 6+6 a
Ainsi que tout le reste | est parsemé d'épines. 6+6 a
35 À la Chine sans doute | il n'en est pas ainsi. 6+6 b
Les biens sont loin de nous, | et les maux sont ici : 6+6 b
C'est de l'esprit français | la devise éternelle. 6+6 a
Je veux m'y conformer, | et, d'un crayon fidèle, 6+6 a
Peindre notre parnasse | à tes regards chinois. 6+6 b
40 Écoute : mon partage | est d'ennuyer les rois. 6+6 b
Tu sais (car l'univers | est plein de nos querelles) 6+6 a
Quels débats inhumains, | quelles guerres cruelles, 6+6 a
Occupent tous les mois | l'infatigable main 6+6 b
Des sales héritiers | d'Estienne et de Plantin. 6+6 b
45 Cent rames de journaux, | des rats fatale proie, 6+6 a
Sont le champ de bataille | où le sort se déploie. 6+6 a
C'est là qu'on vit briller | ce grave magistrat 6+6 b
Qui vint de Montauban | pour gouverner l'état ; 6+6 b
Il donna des leçons | à notre académie, 6+6 a
50 Et fut très-mal payé | de tant de prud'homie. 6+6 a
Du jansénisme obscur | le fougueux gazetier 6+6 b
Aux beaux esprits du temps | ne fait aucun quartier ; 6+6 b
Hayer poursuit de loin | les encyclopédistes ; 6+6 a
Linguet fond en courroux | sur les économistes ; 6+6 a
55 À brûler les païens | Ribalier se morfond ; 6+6 b
Beaumont pousse à Jean-Jacque, | et Jean-Jacque à Beaumont : 6+6 b
Palissot contre eux tous | puissamment s'évertue : 6+6 a
Que de fiel s'évapore, | et que d'encre est perdue ! 6+6 a
Parmi les combattants | vient un rimeur gascon, 6+6 b
60 Prédicant petit-maître, | ami d'Aliboron, 6+6 b
Qui, pour se signaler, | refait la Henriade ; 6+6 a
Et tandis qu'en secret | chacun se persuade 6+6 a
De voler en vainqueur | au haut du mont sacré, 6+6 b
On vit dans l'amertume, | et l'on meurt ignoré. 6+6 b
65 La discorde est partout, | et le public s'en raille. 6+6 a
On se hait au Parnasse | encor plus qu'à Versaille. 6+6 a
Grand roi, de qui les vers | et l'esprit sont si doux, 6+6 b
Crois-moi, reste à Pékin, | ne viens jamais chez nous. 6+6 b
Aux bords du fleuve Jaune | un peuple entier t'admire ; 6+6 a
70 Tes vers seront toujours | très-bons dans ton empire : 6+6 a
Mais gare que Paris | ne flétrît tes lauriers ! 6+6 b
Les français sont malins | et sont grands chansonniers. 6+6 b
Les trois rois d'Orient, | que l'on voit chaque année, 6+6 a
Sur les pas d'une étoile | à marcher obstinée, 6+6 a
75 Combler l'enfant Jésus | des plus rares présents, 6+6 b
N'emportent de Paris, | pour tous remercîments, 6+6 b
Que des couplets fort gais | qu'on chante sans scrupule. 6+6 a
Collé dans ses refrains | les tourne en ridicule. 6+6 a
Les voilà bien payés | d'apporter un trésor ! 6+6 b
80 Tout mon étonnement | est de les voir encor. 6+6 b
Le roi, me diras-tu, | de la zone cimbrique, 6+6 a
Accompagné partout | de l'estime publique, 6+6 a
Vit Paris sans rien craindre, | et régna sur les cœurs ; 6+6 b
On respecta son nom | comme on chérit ses mœurs. 6+6 b
85 Oui ; mais cet heureux roi, | qu'on aime et qu'on révère, 6+6 a
Se connaît en bons vers, | et se garde d'en faire. 6+6 a
Nous ne les aimons plus ; | notre goût s'est usé : 6+6 b
Boileau, craint de son siècle, | au nôtre est méprisé. 6+6 b
Le tragique étonné | de sa métamorphose, 6+6 a
90 Fatigué de rimer, | va ne pleurer qu'en prose. 6+6 a
De Molière oublié | le sel s'est affadi. 6+6 b
En vain, pour ranimer | le parnasse engourdi, 6+6 b
Du peintre des saisons | la main féconde et pure 6+6 a
Des plus brillantes fleurs | a paré la nature ; 6+6 a
95 Vainement, de Virgile | élégant traducteur, 6+6 b
Delille a quelquefois | égalé son auteur : 6+6 b
D'un siècle dégoûté | la démence imbécile 6+6 a
Préfère les remparts | et Waux-Hall à Virgile. 6+6 a
On verrait Cicéron | sifflé dans le palais. 6+6 b
100 Le léger vaudeville | et les petits couplets 6+6 b
Maintiennent notre gloire | à l'opéra-comique ; 6+6 a
Tout le reste est passé, | le sublime est gothique. 6+6 a
N'expose point ta muse | à ce peuple inconstant, 6+6 b
Les Frérons te loueraient | pour quelque argent Comptant ; 6+6 b
105 Mais tu serais peu lu, | malgré tout ton génie, 6+6 a
Des gens qu'on nomme ici | la bonne compagnie. 6+6 a
Pour réussir en France | il faut prendre son temps. 6+6 b
Tu seras bien reçu | de quelques grands savants, 6+6 b
Qui pensent qu'à Pékin | tout monarque est athée, 6+6 a
110 Et que la compagnie | autrefois tant vantée, 6+6 a
En disant à la Chine | un éternel adieu, 6+6 b
Vous a permis à tous | de renoncer à Dieu. 6+6 b
Mais, sans approfondir | ce qu'un chinois doit croire, 6+6 a
Séguier t'affublerait | d'un beau réquisitoire ; 6+6 a
115 La cour pourrait te faire | un fort mauvais parti, 6+6 b
Et blâmer, par arrêt, | tes vers et ton Changti. 6+6 b
La sorbonne, en latin, | mais non sans solécismes, 6+6 a
Soutiendra que ta muse | a besoin d'exorcismes ; 6+6 a
Qu'il n'est de gens de bien | que nous et nos amis ; 6+6 b
120 Que l'enfer, grâce à Dieu, | t'est pour jamais promis. 6+6 b
Dispensateurs fourrés | de la vie éternelle, 6+6 a
Ils ont rôti Trajan | et bouilli Marc-Aurèle. 6+6 a
Ils t'en feront autant, | et, partout condamné, 6+6 b
Tu ne seras venu | que pour être damné. 6+6 b
125 Le monde en factions | dès longtemps se partage ; 6+6 a
Tout peuple a sa folie | ainsi que son usage : 6+6 a
Ici les ottomans, | bien sûrs que l'éternel 6+6 b
Jadis à Mahomet | députa Gabriel, 6+6 b
Vont se laver le coude | aux bassins des mosquées ; 6+6 a
130 Plus loin du grand lama | les reliques musquées 6+6 a
Passent de son derrière | au cou des plus grands rois. 6+6 b
Quand la troupe écarlate | à Rome a fait un choix, 6+6 b
L'élu, fût-il un sot, | est dès lors infaillible. 6+6 a
Dans l'Inde le veidam, | et dans Londres la Bible, 6+6 a
135 À l'hôpital des fous | ont logé plus d'esprits 6+6 b
Que Grisel n'a trouvé | de dupes à Paris. 6+6 b
Monarque, au nez camus, | des fertiles rivages 6+6 a
Peuplés, à ce qu'on dit, | de fripons et de sages, 6+6 a
Règne en paix, fais des vers, | et goûte de beaux Jours ; 6+6 b
140 Tandis que, sans argent, | sans amis, sans secours, 6+6 b
Le mogol est errant | dans l'Inde ensanglantée, 6+6 a
Que d'orages nouveaux | la Perse est agitée, 6+6 a
Qu'une pipe à la main, | sur un large sofa 6+6 b
Mollement étendu, | le pesant Moustapha 6+6 b
145 Voit le russe entasser | des victoires nouvelles 6+6 a
Des rives de l'Araxe | au bord des Dardanelles, 6+6 a
Et qu'un bacha du Caire | à sa place est assis 6+6 b
Sur le trône où les chats | régnaient avec Isis. 6+6 b
Nous autres cependant, | au bout de l'hémisphère, 6+6 a
150 Nous, des welches grossiers | postérité légère, 6+6 a
Livrons-nous en riant, | dans le sein des loisirs, 6+6 b
À nos frivolités | que nous nommons plaisirs ; 6+6 b
Et puisse, en corrigeant | trente ans d'extravagances, 6+6 a
Monsieur l'abbé Terray | rajuster nos finances ! 6+6 a
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