Métrique en Ligne
VOL_4/VOL128
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
LES ÉPÎTRES
1706-1778
ÉPÎTRE LXXVI
1748
À MADAME DENIS,
NIÈCE DE L'AUTEUR
LA VIE DE PARIS ET DE VERSAILLES
Vivons pour nous, ma chère Rosalie ; 4+6 a
Que l'amitié, que le sang qui nous lie, 4+6 a
Nous tiennent lieu du reste des humains : 4+6 b
Ils sont si sots, si dangereux, si vains ! 4+6 b
5 Ce tourbillon qu'on appelle le monde 4+6 a
Est si frivole, en tant d'erreurs abonde, 4+6 a
Qu'il n'est permis d'en aimer le fracas 4+6 b
Qu'à l'étourdi qui ne le connaît pas. 4+6 b
Après dîner, l'indolente Glycère 4+6 a
10 Sort pour sortir, sans avoir rien à faire : 4+6 a
On a conduit son insipidité 4+6 b
Au fond d'un char, où, montant de côté, 4+6 b
Son corps pressé gémit sous les barrières 4+6 a
D'un lourd panier qui flotte aux deux portières. 4+6 a
15 Chez son amie au grand trot elle va, 4+6 b
Monte avec joie, et s'en repent déjà, 4+6 b
L'embrasse, et bâille ; et puis lui dit : « madame, 4+6 a
J'apporte ici tout l'ennui de mon âme : 4+6 a
Joignez un peu votre inutilité 4+6 b
20 À ce fardeau de mon oisiveté. » 4+6 b
Si ce ne sont ses paroles expresses, 4+6 a
C'en est le sens. Quelques feintes caresses, 4+6 a
Quelques propos sur le jeu, sur le temps, 4+6 b
Sur un sermon, sur le prix des rubans, 4+6 b
25 Ont épuisé leurs âmes excédées : 4+6 a
Elles chantaient déjà, faute d'idées ; 4+6 a
Dans le néant leur cœur est absorbé, 4+6 b
Quand dans la chambre entre monsieur l'abbé, 4+6 b
Fade plaisant, galant escroc, et prêtre, 4+6 a
30 Et du logis pour quelques mois le maître. 4+6 a
Vient à la piste un fat en manteau noir, 4+6 b
Qui se rengorge et se lorgne au miroir. 4+6 b
Nos deux pédants sont tous deux sûrs de plaire ; 4+6 a
Un officier arrive, et les fait taire, 4+6 a
35 Prend la parole, et conte longuement 4+6 b
Ce qu'à Plaisance eût fait son régiment 4+6 b
Si par malheur on n'eût pas fait retraite. 4+6 a
Il vous le mène au col de la Bouquette ; 4+6 a
À Nice, au Var, à Digne il le conduit ; 4+6 b
40 Nul ne l'écoute, et le cruel poursuit. 4+6 b
Arrive Isis, dévote au maintien triste, 4+6 a
À l'air sournois : un petit janséniste, 4+6 a
Tout plein d'orgueil et de saint Augustin, 4+6 b
Entre avec elle, en lui serrant la main. 4+6 b
45 D'autres oiseaux de différent plumage, 4+6 a
Divers de goût, d'instinct, et de ramage, 4+6 a
En sautillant font entendre à la fois 4+6 b
Le gazouillis de leurs confuses voix ; 4+6 b
Et dans les cris de la folle cohue 4+6 a
50 La médisance est à peine entendue. 4+6 a
Ce chamaillis de cent propos croisés 4+6 b
Ressemble aux vents l'un à l'autre opposés. 4+6 b
Un profond calme, un stupide silence 4+6 a
Succède au bruit de leur impertinence ; 4+6 a
55 Chacun redoute un honnête entretien : 4+6 b
On veut penser, et l'on ne pense rien. 4+6 b
Ô roi David ! ô ressource assurée ! 4+6 a
Viens ranimer leur langueur désœuvrée ; 4+6 a
Grand roi David, c'est toi dont les sizains 4+6 b
60 Fixent l'esprit et le goût des humains. 4+6 b
Sur un tapis dès qu'on te voit paraître, 4+6 a
Noble, bourgeois, clerc, prélat, petit-maître, 4+6 a
Femme surtout, chacun met son espoir 4+6 b
Dans tes cartons peints de rouge et de noir : 4+6 b
65 Leur âme vide est du moins amusée 4+6 a
Par l'avarice en plaisir déguisée. 4+6 a
De ces exploits le beau monde occupé 4+6 b
Quitte à la fin le jeu pour le soupé ; 4+6 b
Chaque convive en liberté déploie 4+6 a
70 À son voisin son insipide joie. 4+6 a
L'homme machine, esprit qui tient du corps, 4+6 b
En bien mangeant remonte ses ressorts : 4+6 b
Avec le sang l'âme se renouvelle, 4+6 a
Et l'estomac gouverne la cervelle. 4+6 a
75 Ciel ! Quels propos ! Ce pédant du palais 4+6 b
Blâme la guerre, et se plaint de la paix. 4+6 b
Ce vieux Crésus, en sablant du champagne, 4+6 a
Gémit des maux que souffre la campagne ; 4+6 a
Et, cousu d'or, dans le luxe plongé, 4+6 b
80 Plaint le pays de tailles surchargé. 4+6 b
Monsieur l'abbé vous entame une histoire 4+6 a
Qu'il ne croit point, et qu'il veut faire croire ; 4+6 a
On l'interrompt par un propos du jour, 4+6 b
Qu'un autre conte interrompt à son tour. 4+6 b
85 De froids bons mots, des équivoques fades, 4+6 a
Des quolibets, et des turlupinades, 4+6 a
Un rire faux que l'on prend pour gaîté, 4+6 b
Font le brillant de la société. 4+6 b
C'est donc ainsi, troupe absurde et frivole, 4+6 a
90 Que nous usons de ce temps qui s'envole ; 4+6 a
C'est donc ainsi que nous perdons des jours 4+6 b
Longs pour les sots, pour qui pense si courts. 4+6 b
Mais que ferai-je ? Où fuir loin de moi-même ? 4+6 a
Il faut du monde ; on le condamne, on l'aime : 4+6 a
95 On ne peut vivre avec lui ni sans lui. 4+6 b
Notre ennemi le plus grand, c'est l'ennui. 4+6 b
Tel qui chez soi se plaint d'un sort tranquille, 4+6 a
Vole à la cour, dégoûté de la ville. 4+6 a
Si dans Paris chacun parle au hasard, 4+6 b
100 Dans cette cour on se tait avec art, 4+6 b
Et de la joie, ou fausse ou passagère, 4+6 a
On n'a pas même une image légère. 4+6 a
Heureux qui peut de son maître approcher ! 4+6 b
Il n'a plus rien désormais à chercher. 4+6 b
105 Mais Jupiter, au fond de l'empyrée, 4+6 a
Cache aux humains sa présence adorée : 4+6 a
Il n'est permis qu'à quelques demi-dieux 4+6 b
D'entrer le soir aux cabinets des cieux. 4+6 b
Faut-il aller, confondu dans la presse, 4+6 a
110 Prier les dieux de la seconde espèce, 4+6 a
Qui des mortels font le mal ou le bien ? 4+6 b
Comment aimer des gens qui n'aiment rien, 4+6 b
Et qui, portés sur ces rapides sphères 4+6 a
Que la fortune agite en sens contraires, 4+6 a
115 L'esprit troublé de ce grand mouvement, 4+6 b
N'ont pas le temps d'avoir un sentiment ? 4+6 b
À leur lever pressez-vous pour attendre, 4+6 a
Pour leur parler sans vous en faire entendre, 4+6 a
Pour obtenir, après trois ans d'oubli, 4+6 b
120 Dans l'antichambre un refus très-poli. 4+6 b
« Non, dites-vous, la cour ni le beau monde 4+6 a
Ne sont point faits pour celui qui les fronde. 4+6 a
Fuis pour jamais ces puissants dangereux ; 4+6 b
Fuis les plaisirs, qui sont trompeurs comme eux. 4+6 b
125 Bon citoyen, travaille pour la France, 4+6 a
Et du public attends ta récompense. » 4+6 a
Qui ? Le public ! Ce fantôme inconstant, 4+6 b
Monstre à cent voix, Cerbère dévorant, 4+6 b
Qui flatte et mord, qui dresse par sottise 4+6 a
130 Une statue, et par dégoût la brise ? 4+6 a
Tyran jaloux de quiconque le sert, 4+6 b
Il profana la cendre de Colbert ; 4+6 b
Et, prodiguant l'insolence et l'injure, 4+6 a
Il a flétri la candeur la plus pure : 4+6 a
135 Il juge, il loue, il condamne au hasard 4+6 b
Toute vertu, tout mérite, et tout art. 4+6 b
C'est lui qu'on vit, de critiques avide, 4+6 a
Déshonorer le chef-d'œuvre d'Armide, 4+6 a
Et, pour Judith, Pirame, et Règulus, 4+6 b
140 Abandonner Phèdre, et Britannicus ; 4+6 b
Lui qui dix ans proscrivit Athalie, 4+6 a
Qui, protecteur d'une scène avilie, 4+6 a
Frappant des mains, bat à tort, à travers, 4+6 b
Au mauvais sens qui hurle en mauvais vers. 4+6 b
145 Mais il revient, il répare sa honte ; 4+6 a
Le temps l'éclaire : oui, mais la mort plus prompte 4+6 a
Ferme mes yeux dans ce siècle pervers, 4+6 b
En attendant que les siens soient ouverts. 4+6 b
Chez nos neveux on me rendra justice ; 4+6 a
150 Mais, moi vivant, il faut que je jouisse. 4+6 a
Quand dans la tombe un pauvre homme est inclus, 4+6 b
Qu'importe un bruit, un nom qu'on n'entend plus ? 4+6 b
L'ombre de Pope avec les rois repose ; 4+6 a
Un peuple entier fait son apothéose, 4+6 a
155 Et son nom vole à l'immortalité : 4+6 b
Quand il vivait, il fut persécuté. 4+6 b
Ah ! Cachons-nous ; passons avec les sages 4+6 a
Le soir serein d'un jour mêlé d'orages ; 4+6 a
Et dérobons à l'œil de l'envieux 4+6 b
160 Le peu de temps que me laissent les dieux. 4+6 b
Tendre amitié, don du ciel, beauté pure, 4+6 a
Porte un jour doux dans ma retraite obscure ! 4+6 a
Puissé-je vivre et mourir dans tes bras, 4+6 b
Loin du méchant qui ne te connaît pas, 4+6 b
165 Loin du bigot, dont la peur dangereuse 4+6 a
Corrompt la vie, et rend la mort affreuse ! 4+6 a
mètre profil métrique : 4+6
forme globale type : suite de distiques
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