Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
VOL_2/VOL27
VOLTAIRE
(François-Marie Arouet)
La Pucelle d'Orléans
1752
CHANT VI
Argument
Aventure d'Agnès et de Monrose. Temple de la Renommée. Aventure tragique de Dorothée.
Quittons l'enfer, | quittons ce gouffre immonde, 4+6 a
Où Grisbourdon | brûle avec Lucifer : 4+6 b
Dressons mon vol | aux campagnes de l'air, 4+6 b
Et revoyons | ce qui se passe au monde. 4+6 a
5 Ce monde, hélas ! | est bien un autre enfer. 4+6 b
Je vois partout | l'innocente proscrite, 4+6 a
L'homme de bien | flétri par l'hypocrite ; 4+6 a
L'esprit, le goût, | les beaux-arts éperdus, 4+6 a
Sont envolés, | ainsi que les vertus ; 4+6 a
10 Une rampante | et lâche politique 4+6 a
Tient lieu de tout, | est le mérite unique ; 4+6 a
Le zèle affreux | des dangereux dévots 4+6 a
Contre le sage | arme la main des sots ; 4+6 a
Et l'intérêt, | ce vil roi de la terre, 4+6 a
15 Pour qui l'on fait | et la paix et la guerre, 4+6 a
Triste et pensif, | auprès d'un coffre-fort 4+6 a
Vend le plus faible | aux crimes du plus fort. 4+6 a
Chétifs mortels, | insensés et coupables, 4+6 a
De tant d'horreurs | à quoi bon vous noircir ? 4+6 b
20 Ah, malheureux ! | qui péchez sans plaisir, 4+6 b
Dans vos erreurs | soyez plus raisonnables ; 4+6 a
Soyez au moins | des pécheurs fortunés ; 4+6 c
Et, puisqu'il faut | que vous soyez damnés, 4+6 c
Damnez-vous donc | par des fautes aimables, 4+6 a
25 Agnès Sorel | sut en user ainsi. 4+6 a
On ne lui peut | reprocher en sa vie 4+6 b
Que les douceurs | d'une tendre folie. 4+6 b
Je lui pardonne, | et je pense qu'aussi 4+6 a
Dieu tout clément | aura pris pitié d'elle : 4+6 a
30 En paradis | tout saint n'est point pucelle ; 4+6 a
Le repentir | est vertu du pécheur. 4+6 a
Quand Jeanne d'Arc | défendait son honneur, 4+6 a
Et que du fil | de sa céleste épée 4+6 a
De Grisbourdon | la tête fut tranchée, 4+6 a
35 Notre âne ailé, | qui dessus son harnois 4+6 a
Portait en l'air | le chevalier Dunois, 4+6 a
Conçut alors | le caprice profane 4+6 a
De l'éloigner, | et de l'ôter à Jeanne. 4+6 a
Quelle raison | en avait-il ? L'amour, 4+6 a
40 Le tendre amour, | et la naissante envie 4+6 b
Dont en secret | son âme était saisie. 4+6 b
L'ami lecteur | apprendra quelque jour 4+6 a
Quel trait de flamme, | et quel idée hardie 4+6 a
Pressait déjà | ce héros d'Arcadie. 4+6 a
45 L'animal saint | eut donc la fantaisie 4+6 a
De s'envoler | devers la Lombardie ; 4+6 a
Le bon Denys | en secret conseilla 4+6 a
Cette escapade | à sa monture ailée. 4+6 b
Vous demandez, | lecteur, pourquoi cela. 4+6 a
50 C'est que Denys | lut dans l'âme troublée 4+6 b
De son bel âne | et de son beau bâtard. 4+6 a
Tous deux brûlaient | d'un feu qui tôt ou tard 4+6 a
Aurait pu nuire | à la cause commune, 4+6 a
Perdre la France, | et Jeanne, et sa Fortune. 4+6 a
55 Denys pensa | que l'absence et le temps 4+6 a
Les guériraient | de leurs amours naissants. 4+6 a
Denys encore | avait en cette affaire 4+6 a
Un autre but, | une bonne œuvre à faire. 4+6 a
Craignez, lecteur, | de blâmer ses desseins ; 4+6 a
60 Et respectez | tout ce que font les saints. 4+6 a
L'âne céleste, | où Denys met sa gloire, 4+6 a
S'envola donc | loin des rives de Loire, 4+6 a
Droit vers le Rhône, | et Dunois stupéfait 4+6 a
A tire d'aile | est porté comme un trait. 4+6 a
65 Il regardait | de loin son héroïne, 4+6 a
Qui, toute nue, | et le fer à la main, 4+6 b
Le cœur ému | d'une fureur divine, 4+6 a
Rouge de sang | se frayait un chemin. 4+6 b
Hermaphrodix | veut l'arrêter en vain ; 4+6 a
70 Ses farfadets, | son peuple aérien, 4+6 a
En cent façons | volent sur son passage ; 4+6 a
Jeanne s'en moque, | et passe avec courage. 4+6 a
Lorsqu'en un bois | quelque jeune imprudent 4+6 a
Voit une ruche, | et, s'approchant, admire 4+6 b
75 L'art étonnant | de ce palais de cire ; 4+6 b
De toutes parts | en essaim bourdonnant 4+6 a
Sur mon badaud | s'en vient fondre avec rage, 4+6 a
Un peuple ailé | lui couvre le visage : 4+6 a
L'homme piqué | court à tort, à travers ; 4+6 a
80 De ses deux mains | il frappe, il se démène, 4+6 b
Dissipe, tue, | écrase par centaine 4+6 b
Cette canaille | habitante des airs. 4+6 a
C'était ainsi | que la Pucelle fière 4+6 a
Chassait au loin | cette foule légère. 4+6 a
85 A ses genoux | le chétif muletier, 4+6 a
Craignant pour soi | le sort du cordelier, 4+6 a
Tremble et s'écrie : | « O Pucelle ! ô ma mie ! 4+6 a
Dans l'écurie | autrefois tant servie ! 4+6 a
Quelle furie ! | épargne au moins ma vie ; 4+6 a
90 Que les honneurs | ne changent point tes mœurs ! 4+6 a
Tu vois mes pleurs, | ah, Jeanne ! je me meurs. » 4+6 a
Jeanne répond : | « Faquin, je te fais grâce ; 4+6 a
Dans ton vil sang, | de fange tout chargé, 4+6 b
Ce fer divin | ne sera point plongé. 4+6 b
95 Végète encor, | et que ta lourde masse 4+6 a
Ait à l'instant | l'honneur de me porter : 4+6 a
Je ne te puis | en mulet translater ; 4+6 a
Mais ne m'importe | ici de ta figure ; 4+6 a
Homme ou mulet, | tu seras ma monture. 4+6 a
100 Dunois m'a pris | l'âne qui fut pour moi, 4+6 a
Et je prétends | le retrouver en toi. 4+6 a
Çà, qu'on se courbe. | Elle dit, et la bête 4+6 a
Baisse à l'instant | sa chauve et lourde tête, 4+6 a
Marche des mains, | et Jeanne sur son dos 4+6 a
105 Va dans les champs | affronter les héros. 4+6 a
Pour le génie, | il jura par son père 4+6 a
De tourmenter | toujours les bons Français ; 4+6 b
Son cœur navré | pencha vers les Anglais ; 4+6 b
Il se promit, | dans sa juste colère, 4+6 a
110 De se venger | du tour qu'on lui jouait, 4+6 c
De bien punir | tout Français indiscret 4+6 c
Qui pour son dam | passerait sur sa terre. 4+6 a
Il fait bâtir | au plus vite un château 4+6 a
D'un goût bizarre, | et tout à fait nouveau, 4+6 a
115 Un labyrinthe, | un piège où sa vengeance 4+6 a
Veut attraper | les héros de la France. 4+6 a
Mais que devint | la belle Agnès Sorel ? 4+6 a
Vous souvient-il | de son trouble cruel ? 4+6 a
Comme elle fut | interdite, éperdue, 4+6 a
120 Quand Jean Chandos | l'embrassait toute nue ? 4+6 a
Ce Jean Chandos | s'élança de ses bras 4+6 a
Très-brusquement, | et courut aux combats. 4+6 a
La belle Agnès | crut sortir d'embarras. 4+6 a
De son danger | encor toute surprise, 4+6 b
125 Elle jurait | de n'être jamais prise 4+6 b
A l'avenir | en un semblable cas. 4+6 a
Au bon roi Charle | elle jurait tout bas 4+6 a
D'aimer toujours | ce roi qui n'aime qu'elle, 4+6 a
De respecter | ce tendre et doux lien, 4+6 b
130 Et de mourir | plutôt qu'être infidèle : 4+6 a
Mais il ne faut | jamais jurer de rien. 4+6 b
Dans ce fracas, | dans ce trouble effroyable, 4+6 a
D'un camp surpris | tumulte inséparable, 4+6 a
Quand chacun court, | officier et soldat, 4+6 a
135 Que l'un s'enfuit | et que l'autre combat, 4+6 a
Que les valets, | fripons suivant l'armée, 4+6 a
Pillent le camp, | de peur des ennemis : 4+6 b
Parmi les cris, | la poudre et la fumée, 4+6 a
La belle Agnès, | se voyant sans habits, 4+6 b
140 Du grand Chandos | entre en la garde-robe ; 4+6 a
Puis avisant | chemise, mules, robe, 4+6 a
Saisit le tout | en tremblant et sans bruit ; 4+6 a
Même elle prend | jusqu'au bonnet de nuit. 4+6 a
Tout vint à point : | car de bonne fortune 4+6 a
145 Elle aperçut | une jument bai-brune, 4+6 a
Bride à la bouche | et selle sur le dos, 4+6 a
Que l'on devait | amener à Chandos. 4+6 a
Un écuyer, | vieil ivrogne intrépide, 4+6 a
Tout en dormant | la tenait par la bride. 4+6 a
150 L'adroite Agnès | s'en va subtilement 4+6 a
Oter la bride | à l'écuyer dormant ; 4+6 a
Puis, se servant | de certaine escabelle, 4+6 a
Y pose un pied, | monte, se met en selle, 4+6 a
Pique et s'en va, | croyant gagner les bois, 4+6 a
155 Pleine de crainte | et de joie à la fois. 4+6 a
L'ami Bonneau | court à pied dans la plaine, 4+6 a
En maudissant | sa pesante bedaine, 4+6 a
Ce beau voyage, | et la guerre, et la cour, 4+6 a
Et les Anglais, | et Sorel, et l'amour. 4+6 a
160 Or de Chandos | le très-fidèle page 4+6 a
(Monrose était | le nom du personnage), 4+6 a
Qui revenait | ce matin d'un message, 4+6 a
Voyant de loin | tout ce qui se passait, 4+6 a
Cette jument | qui vers le bois courait, 4+6 a
165 Et de Chandos | la robe et le bonnet, 4+6 a
Devinant mal | ce que ce pouvait être, 4+6 b
Crut fermement | que c'était son cher maître, 4+6 b
Qui loin du camp | demi-nu s'enfuyait. 4+6 a
Épouvanté | de l'étrange aventure, 4+6 a
170 D'un coup de fouet | il hâte sa monture, 4+6 a
Galope, et crie : | « Ah, mon maître ! ah, seigneur ! 4+6 a
Vous poursuit-on ? | Charlot est-il vainqueur ? 4+6 a
Où courez-vous ? | Je vais partout vous suivre : 4+6 a
Si vous mourez, | je cesserai de vivre. » 4+6 a
175 Il dit, et vole, | et le vent emportait 4+6 a
Lui, son cheval, | et tout ce qu'il disait. 4+6 a
La belle Agnès, | qui se croit poursuivie, 4+6 a
Court dans le bois, | au péril de sa vie ; 4+6 a
Le page y vole, | et plus elle s'enfuit, 4+6 a
180 Plus notre Anglais | avec ardeur la suit. 4+6 a
La jument bronche, | et la belle éperdue, 4+6 a
Jetant un cri | dont retentit la nue, 4+6 a
Tombe à côté | sur la terre étendue. 4+6 a
Le page arrive, | aussi prompt que les vents ; 4+6 a
185 Mais il perdit | l'usage de ses sens, 4+6 a
Quand cette robe | ouverte et voltigeante 4+6 a
Lui découvrit | une beauté touchante, 4+6 a
Un sein d'albâtre, | et les charmants trésors 4+6 a
Dont la nature | enrichissait son corps. 4+6 a
190 Bel Adonis, | telle fut ta surprise, 4+6 a
Quand la maîtresse | et de Mars et d'Anchise, 4+6 a
Du haut des cieux, | le soir, au coin d'un bois, 4+6 a
S'offrit à toi | pour la première fois. 4+6 a
Vénus sans doute | avait plus de parure ; 4+6 a
195 Une jument | n'avait point renversé 4+6 b
Son corps divin, | de fatigue harassé ; 4+6 b
Bonnet de nuit | n'était point sa coiffure ; 4+6 a
Son cul d'ivoire | était sans meurtrissure : 4+6 a
Mais Adonis, | à ces attraits tout nus, 4+6 a
200 Balancerait | entre Agnès et Vénus. 4+6 a
Le jeune Anglais | se sentit l'âme atteinte 4+6 a
D'un feu mêlé | de respect et de crainte ; 4+6 a
Il prend Agnès, | et l'embrasse en tremblant : 4+6 a
« Hélas ! dit-il, | seriez-vous point blessée ? » 4+6 b
205 Agnès sur lui | tourne un œil languissant, 4+6 a
Et d'une voix | timide, embarrassée, 4+6 b
En soupirant | elle lui parle ainsi : 4+6 a
« Qui que tu sois | qui me poursuis ici, 4+6 a
Si tu n'as point | un cœur né pour le crime, 4+6 a
210 N'abuse point | du malheur qui m'opprime ; 4+6 a
Jeune étranger, | conserve mon honneur, 4+6 a
Sois mon appui, | sois mon libérateur. » 4+6 a
Elle ne put | en dire davantage : 4+6 a
Elle pleura, | détourna son visage, 4+6 a
215 Triste, confuse, | et tout bas promettant 4+6 a
D'être fidèle | au bon roi son amant. 4+6 a
Monrose ému | fut un temps en silence ; 4+6 a
Puis il lui dit | d'un ton tendre et touchant : 4+6 b
« O de ce monde | adorable ornement, 4+6 b
220 Que sur les cœurs | vous avez de puissance ! 4+6 a
Je suis à vous, | comptez sur mon secours ; 4+6 a
Vous disposez | de mon cœur, de mes jours, 4+6 a
De tout mon sang ; | ayez tant d'indulgence 4+6 a
Que d'accepter | que j'ose vous servir : 4+6 b
225 Je n'en veux point | une autre récompense ; 4+6 a
C'est être heureux | que de vous secourir. » 4+6 b
Il tire alors | un flacon d'eau des carmes ; 4+6 a
Sa main timide | en arrose ses charmes, 4+6 a
Et les endroits | de roses et de lis 4+6 a
230 Qu'avaient la selle | et la chute meurtris. 4+6 a
La belle Agnès | rougissait sans colère, 4+6 a
Ne trouvait point | sa main trop téméraire, 4+6 a
Et le lorgnait | sans bien savoir pourquoi, 4+6 a
Jurant toujours | d'être fidèle au roi. 4+6 a
235 Le page ayant | employé sa bouteille 4+6 a
« Rare beauté, | dit-il, je vous conseille 4+6 a
De cheminer | jusques au bourg voisin : 4+6 a
Nous marcherons | par ce petit chemin. 4+6 a
Dedans ce bourg | nul soldat ne demeure ; 4+6 a
240 Nous y serons | avant qu'il soit une heure 4+6 a
J'ai de l'argent ; | et l'on vous trouvera 4+6 a
Et coiffe, et jupe, | et tout ce qu'il faudra 4+6 a
Pour habiller | avec plus de décence 4+6 a
Une beauté | digne d'un roi de France. » 4+6 a
245 La dame errante | approuva son avis ; 4+6 a
Monrose était | si tendre et si soumis, 4+6 a
Était si beau, | savait à tel point vivre, 4+6 a
Qu'on ne pouvait | s'empêcher de le suivre. 4+6 a
Quelque censeur, | interrompant le fil 4+6 a
250 De mon discours, | dira : « Mais se peut-il 4+6 a
Qu'un étourdi, | qu'un jeune homme, qu'un page, 4+6 a
Fût près d'Agnès | respectueux et sage, 4+6 a
Qu'il ne prît point | la moindre liberté ? » 4+6 a
Ah ! laissez là | vos censures rigides ; 4+6 b
255 Ce page aimait ; | et, si la volupté 4+6 a
Nous rend hardis, | l'amour nous rend timides. 4+6 b
Agnès et lui | marchaient donc vers ce bourg, 4+6 a
S'entretenant | de beaux propos d'amour, 4+6 a
D'exploits de guerre | et de chevalerie, 4+6 a
260 De vieux romans | pleins de galanterie. 4+6 a
Notre écuyer, | de cent pas en cent pas, 4+6 a
S'approchait d'elle, | et baisait ses beaux bras, 4+6 a
Le tout d'un air | respectueux et tendre ; 4+6 a
La belle Agnès | ne savait s'en défendre : 4+6 a
265 Mais rien de plus ; | ce jeune homme de bien 4+6 a
Voulait beaucoup, | et ne demandait rien. 4+6 a
Dedans le bourg | ils sont entrés à peine, 4+6 a
Dans un logis | son écuyer la mène 4+6 a
Bien fatiguée : | Agnès entre deux draps 4+6 a
270 Modestement | repose ses appas. 4+6 a
Monrose court, | et va tout hors d'haleine 4+6 a
Chercher partout | pour dignement servir, 4+6 b
Alimenter, | chauffer, coiffer, vêtir 4+6 b
Cette beauté | déjà sa souveraine. 4+6 a
275 Charmant enfant | dont l'amour et l'honneur 4+6 a
Ont pris plaisir | à diriger le cœur, 4+6 a
Où sont les gens, | dont la sagesse égale 4+6 a
Les procédés | de ton âme loyale ? 4+6 a
Dans ce logis | (je ne puis le nier) 4+6 a
280 De Jean Chandos | logeait un aumônier. 4+6 a
Tout aumônier | est plus hardi qu'un page : 4+6 a
Le scélérat, | informé du voyage 4+6 a
Du beau Monrose | et de la belle Agnès, 4+6 b
Et trop instruit | que dans son voisinage 4+6 a
285 A quatre pas | reposaient tant d'attraits, 4+6 b
Pressé soudain | de son désir infâme, 4+6 a
Les yeux ardents, | le sang rempli de flamme, 4+6 a
Le corps en rut, | de luxure enivré, 4+6 a
Entre en jurant | comme un désespéré, 4+6 a
290 Ferme la porte, | et les deux rideaux tire. 4+6 a
Mais, cher lecteur, | il convient de te dire 4+6 a
Ce que faisait | en ce même moment 4+6 a
Le beau Dunois | sur son âne volant. 4+6 a
Au haut des airs, | où les Alpes chenues 4+6 a
295 Portent leur tête, | et divisent les nues, 4+6 a
Vers ce rocher | fendu par Annibal, 4+6 a
Fameux passage | aux Romains si fatal, 4+6 a
Qui voit le ciel | s'arrondir sur sa tête, 4+6 a
Et sous ses pieds | se former la tempête, 4+6 a
300 Est un palais | de marbre transparent, 4+6 a
Sans toit ni porte, | ouvert à tout venant. 4+6 a
Tous les dedans | sont des glaces fidèles ; 4+6 a
Si que chacun | qui passe devant elles, 4+6 a
Ou belle ou laide, | ou jeune homme ou barbon, 4+6 a
305 Peut se mirer | tant qu'il lui semble bon. 4+6 a
Mille chemins | mènent devers l'empire 4+6 a
De ces beaux lieux, | où si bien l'on se mire ; 4+6 a
Mais ces chemins | sont tous bien dangereux ; 4+6 a
Il faut franchir | des abîmes affreux. 4+6 a
310 Tel, bien souvent, | sur ce nouvel Olympe 4+6 a
Est arrivé | sans trop savoir par où ; 4+6 b
Chacun y court ; | et tandis que l'un grimpe, 4+6 a
Il en est cent | qui se cassent le cou. 4+6 b
De ce palais | la superbe maîtresse 4+6 a
315 Est cette vieille | et bavarde déesse, 4+6 a
La Renommée, | à qui dans tous les temps 4+6 a
Le plus modeste | a donné quelque encens. 4+6 a
Le sage dit | que son cœur la méprise ; 4+6 a
Qu'il hait l'éclat | que lui donne un grand nom, 4+6 b
320 Que la louange | est pour l'âme un poison : 4+6 b
Le sage ment, | et dit une sottise. 4+6 a
La Renommée | est donc en ces hauts lieux. 4+6 a
Les courtisans | dont elle est entourée, 4+6 b
Prince, pédants, | guerriers, religieux, 4+6 a
325 Cohorte vaine, | et de vent enivrée, 4+6 b
Vont tous priant, | et criant à genoux : 4+6 a
« O Renommée ! | ô puissante déesse 4+6 b
Qui savez tout, | et qui parlez sans cesse, 4+6 b
Par charité, | parlez un peu de nous ! » 4+6 a
330 Pour contenter | leurs ardeurs indiscrètes, 4+6 a
La Renommée | a toujours deux trompettes : 4+6 a
L'une, à sa bouche | appliquée à propos, 4+6 a
Va célébrant | les exploits des héros ; 4+6 a
L'autre est au cul, | puisqu'il faut vous le dire ; 4+6 b
335 C'est celle-là | qui sert à nous instruire 4+6 b
De ce fatras | de volumes nouveaux, 4+6 a
Productions | de plumes mercenaires, 4+6 a
Et du Parnasse | insectes éphémères, 4+6 a
Qui l'un par l'autre | éclipsés tour à tour, 4+6 a
340 Faits en un mois, | périssent en un jour, 4+6 a
Ensevelis | dans le fond des collèges, 4+6 a
Rongés des vers, | eux et leurs privilèges. 4+6 a
Un vil ramas | de prétendus auteurs, 4+6 a
Du vrai génie | infâmes détracteurs, 4+6 a
345 Guyon, Fréron, | La Beaumelle, Nonnotte, 4+6 a
Et ce rebut | de la troupe bigote, 4+6 a
Ce Savatier, | de la fraude instrument, 4+6 a
Qui vend sa plume, | et ment pour de l'argent, 4+6 a
Tous ces marchands | d'opprobre et de fumée 4+6 a
350 Osent pourtant | chercher la Renommée ; 4+6 a
Couverts de fange, | ils ont la vanité 4+6 a
De se montrer | à la divinité. 4+6 a
A coups de fouet | chassés du sanctuaire, 4+6 a
A peine encore | ils ont vu son derrière. 4+6 a
355 Gentil Dunois, | sur ton ânon monté, 4+6 a
En ce beau lieu | tu te vis transporté. 4+6 a
Ton nom fameux, | qu'avec justice on fête, 4+6 a
Était corné | par la trompette honnête. 4+6 a
Tu regardas | ces miroirs si polis 4+6 a
360 O quelle joie | enchantait tes esprits ! 4+6 a
Car tu voyais | dans ces glaces brillantes 4+6 a
De tes vertus | les peintures vivantes ; 4+6 a
Non seulement | des sièges, des combats, 4+6 a
Et ces exploits | qui font tant de fracas, 4+6 a
365 Mais des vertus | encor plus difficiles ; 4+6 a
Des malheureux, | de tes bienfaits chargés, 4+6 b
Te bénissant | au sein de leurs asiles ; 4+6 a
Des gens de bien | à la cour protégés ; 4+6 b
Des orphelins | de leurs tuteurs vengés. 4+6 b
370 Dunois ainsi, | contemplant son histoire, 4+6 a
Se complaisait | à jouir de sa gloire. 4+6 a
Son âne aussi, | s'amusant à se voir, 4+6 a
Se pavanait | de miroir en miroir. 4+6 a
On entendit, | dessus ces entrefaites, 4+6 a
375 Sonner en l'air | une des deux trompettes ; 4+6 a
Elle disait : | « Voici l'horrible jour 4+6 a
Où dans Milan | la sentence est dictée ; 4+6 b
On va brûler | la belle Dorothée : 4+6 b
Pleurez, mortels, | qui connaissez l'amour. 4+6 a
380 — Qui ? dit Dunois ; | qu'elle est donc cette belle ? 4+6 a
Qu'a-t-elle fait ? | pourquoi la brûle-t-on ? 4+6 b
Passe, après tout, | si c'est une laidron ; 4+6 b
Mais dans le feu | mettre un jeune tendron, 4+6 b
Par tous les saints, | c'est chose trop cruelle ! 4+6 a
385 Les Milanais | ont donc perdu l'esprit ? » 4+6 a
Comme il parlait, | la trompette reprit : 4+6 a
« O Dorothée, | ô pauvre Dorothée ! 4+6 a
En feu cuisant | tu vas être jetée, 4+6 a
Si la valeur | d'un chevalier loyal 4+6 a
390 Ne te recout | de ce brasier fatal. » 4+6 a
A cet avis, | Dunois sentit dans l'âme 4+6 a
Un prompt désir | de secourir la dame ; 4+6 a
Car vous savez | que, sitôt qu'il s'offrait 4+6 a
Occasion | de marquer son courage, 4+6 b
395 Venger un tort, | redresser quelque outrage, 4+6 b
Sans raisonner | ce héros y courait. 4+6 a
« Allons, dit-il | à son âne fidèle, 4+6 a
Vole à Milan, | vole où l'honneur t'appelle ». 4+6 a
L'âne aussitôt | ses deux ailes étend ; 4+6 a
400 Un chérubin | va moins rapidement. 4+6 a
On voit déjà | la ville où la justice 4+6 a
Arrangeait tout | pour cet affreux supplice. 4+6 a
Dans la grand'place | on élève un bûcher ; 4+6 a
Trois cents archers, | gens cruels et timides, 4+6 b
405 Du mal d'autrui | monstres toujours avides, 4+6 b
Rangent le peuple, | empêchent d'approcher. 4+6 a
On voit partout | le beau monde aux fenêtres, 4+6 a
Attendant l'heure, | et déjà larmoyant ; 4+6 b
Sur un balcon, | l'archevêque et ses prêtres 4+6 a
410 Observent tout | d'un œil ferme et content. 4+6 b
Quatre alguazils | amènent Dorothée 4+6 a
Nue en chemise, | et de fers garrottée. 4+6 a
Le désespoir | et la confusion, 4+6 a
Le juste excès | de son affliction, 4+6 a
415 Devant ses yeux | répandent un nuage ; 4+6 a
Des pleurs amers | inondent son visage. 4+6 a
Elle entrevoit, | d'un œil mal assuré, 4+6 a
L'affreux poteau | pour la mort préparé ; 4+6 a
Et ses sanglots | se faisant un passage : 4+6 a
420 « O mon amant ! | ô toi qui dans mon cœur 4+6 b
Règnes encor | en ces moments d'horreur !… » 4+6 b
Elle ne put | en dire davantage ; 4+6 a
Et, bégayant | le nom de son amant, 4+6 a
Elle tomba | sans voix, sans mouvement, 4+6 a
425 Le front jauni | d'une pâleur mortelle : 4+6 a
Dans cet état | elle était encor belle. 4+6 a
Un scélérat, | nommé Sacrogorgon, 4+6 a
De l'archevêque | infâme champion, 4+6 a
La dague au poing | vers le bûcher s'avance, 4+6 a
430 Le chef armé | de fer et d'impudence, 4+6 a
Et dit tout haut : | « Messieurs, je jure Dieu 4+6 a
Que Dorothée | a mérité le feu. 4+6 a
Est-il quelqu'un | qui prenne sa querelle ? 4+6 a
Est-il quelqu'un | qui combatte pour elle ? 4+6 a
435 S'il en est un, | que cet audacieux 4+6 b
Ose à l'instant | se montrer à mes yeux ; 4+6 b
Voici de quoi | lui fendre la cervelle. » 4+6 a
Disant ces mots | il marche fièrement, 4+6 a
Branlant en l'air | un braquemart tranchant, 4+6 a
440 Roulant les yeux, | tordant sa laide bouche. 4+6 a
On frémissait | à son aspect farouche, 4+6 a
Et dans la ville | il n'était écuyer 4+6 a
Qui Dorothée | osât justifier ; 4+6 a
Sacrogorgon | venait de les confondre : 4+6 a
445 Chacun pleurait | et nul n'osait répondre. 4+6 a
Le fier prélat, | du haut de son balcon, 4+6 a
Encourageait | le cruel champion. 4+6 a
Le beau Dunois, | qui planait sur la place, 4+6 a
Fut si touché | de l'insolente audace 4+6 a
450 De ce pervers ; | et Dorothée en pleurs 4+6 a
Était si belle | au sein de tant d'horreurs, 4+6 a
Son désespoir | la rendait si touchante 4+6 a
Qu'en la voyant | il la crut innocente. 4+6 a
Il saute à terre, | et d'un ton élevé : 4+6 a
455 « C'est moi, dit-il, | face de réprouvé, 4+6 a
Qui viens ici | montrer par mon courage 4+6 a
Que Dorothée | est vertueuse et sage, 4+6 a
Et que tu n'es | qu'un fanfaron brutal, 4+6 a
Suppôt du crime, | et menteur déloyal. 4+6 a
460 Je veux d'abord | savoir de Dorothée 4+6 a
Quelle noirceur | lui peut être imputée, 4+6 a
Quel est son cas, | et par quel guet-apen 4+6 a
On fait brûler | les belles à Milan. » 4+6 a
Il dit : le peuple, | à la surprise en proie, 4+6 a
465 Poussa des cris | d'espérance et de joie. 4+6 a
Sacrogorgon, | qui se mourait de peur, 4+6 a
Fit comme il put | semblant d'avoir du cœur. 4+6 a
Le fier prélat, | sous sa mine hypocrite, 4+6 a
Ne peut cacher | le trouble qui l'agite. 4+6 a
470 A Dorothée | alors le beau Dunois 4+6 a
S'en vint parler | d'un air humble et courtois. 4+6 a
Les yeux baissés, | la belle lui raconte, 4+6 a
En soupirant, | son malheur et sa honte. 4+6 a
L'âne divin, | sur l'église perché, 4+6 a
475 De tout ce cas | paraissait fort touché ; 4+6 a
Et de Milan | les dévotes familles 4+6 a
Bénissaient Dieu, | qui prend pitié des filles. 4+6 a
mètre profil métrique : 4+6
logo du CRISCO logo de l'université