Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
VIG_2/VIG36
Alfred de VIGNY
HÉLÉNA
1826
CHANT SECOND
LE NAVIRE
O terre de Cécrops ! terre où règnent un souffle divin et
des génies amis des hommes !
(Les Martyrs, CHATEAUBRIAND).
Au cœur privé d'amour, | c'est bien peu que la gloire. 6+6 a
Si de quelque bonheur | rayonne la victoire, 6+6 a
Soit pour les grands guerriers, | soit à ceux dont la voix 6+6 a
Éclaire les mortels | ou leur dicte des lois, 6+6 a
5 N'est-ce point qu'en secret, | chaque pas de leur vie 6+6 a
Retentit dans une âme | invisible et ravie 6+6 a
Comme au sein d'un écho | qui des sons éclatants 6+6 a
S'empare en sa retraite | et les redit longtemps ? 6+6 a
Ainsi des chevaliers | la race simple et brave 6+6 a
10 Au servage d'amour | rangeait sa gloire esclave ; 6+6 a
Ainsi de la beauté | les secrètes faveurs 6+6 a
Élevèrent aux Cieux | les poètes rêveurs ; 6+6 a
Ainsi souvent, dit-on, | le bonheur d'un empire 6+6 a
Aux peuples, par les rois, | descendit d'un sourire. 6+6 a
────────
15 Il s'est trouvé parfois, | comme pour faire voir 6+6 a
Que du bonheur en nous | est encor le pouvoir, 6+6 a
Deux âmes, s'élevant | sur les plaines du monde, 6+6 a
Toujours l'une pour l'autre | existence féconde, 6+6 a
Puissantes à sentir | avec un feu pareil, 6+6 a
20 Double et brûlant rayon | né d'un même soleil, 6+6 a
Vivant comme un seul être, | intime et pur mélange, 6+6 a
Semblables dans leur vol | aux deux ailes d'un ange, 6+6 a
Ou telles que des nuits | les jumeaux radieux 6+6 a
D'un fraternel éclat | illuminent les cieux. 6+6 a
25 Si l'homme a séparé | leur ardeur mutuelle, 6+6 a
C'est alors que l'on voit | et rapide et fidèle 6+6 a
Chacune, de la foule | écartant l'épaisseur, 6+6 a
Traverser l'Univers | et voler à sa sœur. 6+6 a
────────
Belle Scio, la nuit | cache ta blanche ville, 6+6 a
30 De tout corsaire Grec | mystérieux asile ; 6+6 a
Mais il faut se hâter, | de peur que le matin 6+6 a
Ne montre tes apprêts | au Musulman lointain. 6+6 a
Tandis qu'au saint discours | de leur vieux Patriarche, 6+6 a
Comme Israël jadis | à l'approche de l'Arche, 6+6 a
35 Ainsi qu'un homme seul | ce peuple se levait, 6+6 a
Solitaire au rivage | un des Grecs se trouvait, 6+6 a
Triste, et cherchant au loin | sur cette mer connue, 6+6 a
Si d'Athène à ces bords | quelque voile est venue 6+6 a
Parmi tous ces vaisseaux | qui d'un furtif abord 6+6 a
40 Du flot bleu de la rade | avaient touché le bord. 6+6 a
Chaque nef y trouvait | ses compagnes fidèles : 6+6 a
C'est ainsi qu'en hiver, | les noires hirondelles 6+6 a
Au bord d'un lac choisi | par le léger conseil, 6+6 a
Prêtes à s'élancer | pour suivre leur soleil, 6+6 a
45 Et saluant de loin | la rive hospitalière, 6+6 a
Préparent à grands cris | leur aile aventurière. 6+6 a
Mais rien ne paraît plus, | que la lune qui dort 6+6 a
Sur des flots mélangés | et de saphir et d'or : 6+6 a
Il n'y voit s'élever | que les montagnes sombres, 6+6 a
50 Les colonnes de marbre | et les lointaines ombres 6+6 a
Des îles du couchant, | dont l'aspect sérieux 6+6 a
S'oppose au doux sourire | et des eaux et des cieux. 6+6 a
« O faites-moi mourir | ou donnez-moi des ailes ! 6+6 a
« Criait-il, aux dangers | nous serons infidèles ; 6+6 a
55 « Le sang versé peut-être | accuse ce retard. 6+6 a
« L'ancre de nos vaisseaux | se lèvera trop tard. » 6+6 a
Ainsi disait sa voix ; | mais une voix sacrée 6+6 a
Ajoutait dans son cœur : | « Attends, vierge adorée, 6+6 a
« Héléna, mon espoir, | avant que le soleil 6+6 a
60 « Des portiques d'Athène | ait doré le réveil, 6+6 a
« Avant qu'au Minaret, | des profanes prières, 6+6 a
« L'Iman ait par trois fois | annoncé les dernières, 6+6 a
« Ma main qui sur ta main | ressaisira ses droits 6+6 a
« Sur le seuil de ta porte | aura planté la Croix. 6+6 a
65 « Suspends de tes beaux yeux | les larmes répandues 6+6 a
« Et tes dévotes nuits | à prier assidues : 6+6 a
« C'est à moi de veiller | sur tes jours précieux, 6+6 a
« De conquérir ta main | et la faveur des Cieux. 6+6 a
« Bientôt lorsque la paix | couronnant notre épée 6+6 a
70 « Rajeunira les champs | de la Grèce usurpée, 6+6 a
« Quand nos bras affranchis | sauront tous appuyer 6+6 a
« La sainteté des mœurs | et l'honneur du foyer, 6+6 a
« Alors on nous verra | tous deux, ma fiancée. 6+6 a
« Traverser lentement | une foule empressée, 6+6 a
75 « Devant nous les danseurs | et le flambeau sacré ; 6+6 a
« Puis du voile de feu | son front sera paré, 6+6 a
« Et les Grecs s'écrieront : | « Voyez, c'est la plus belle, 6+6 a
« C'est la belle Héléna | qui, pieuse et fidèle, 6+6 a
« Pour sa patrie et Dieu, | sacrifiant son cœur, 6+6 a
80 « Devait périr, ou vivre | avec Mora vainqueur ! 6+6 a
« Et le voici : c'est lui | dont la main vengeresse 6+6 a
« Brisa le premier nœud | des chaînes de la Grèce, 6+6 a
« Et pliant sous sa loi | les corsaires domptés, 6+6 a
« Apprit à leurs vaisseaux | des flots inusités. » 6+6 a
85 Ainsi loin de la foule | émue et turbulente, 6+6 a
Auprès de cette mer | à la vague indolente, 6+6 a
Rêvait le jeune Grec, | et son front incliné 6+6 a
De cheveux blonds flottans | pâlissait couronné. 6+6 a
Tel, loin des pins noircis | qu'ébranle un sombre orage, 6+6 a
90 Sur une onde voisine | où tremble son image, 6+6 a
Un saule retiré | courbant ses longs rameaux, 6+6 a
Pleure et du fleuve ami | trouble les belles eaux. 6+6 a
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Mais le cri du départ | succède à la prière ; 6+6 a
D'innombrables flambeaux | que voile la poussière, 6+6 a
95 Retournent aux vaisseaux ; | il y marche à grands pas ; 6+6 a
Changeant sa rêverie | en l'espoir des combats, 6+6 a
Tandis que l'ancre lourde | en criant se retire, 6+6 a
Sur le pont balancé | du plus léger navire, 6+6 a
Il s'élance joyeux | comme le cerf des bois, 6+6 a
100 Qui de sa blanche biche | entend bramer la voix, 6+6 a
Et prompt au cri plaintif | de sa timide amante 6+6 a
Saute d'un large bond | la cascade écumante. 6+6 a
La voile est déployée | à recevoir le vent, 6+6 a
Et les regards d'adieu | vers le mont s'élevant, 6+6 a
105 Ont vu près d'un feu blanc | dont l'île se décore, 6+6 a
Le vieux moine, et sa Croix | qui les bénit encore. 6+6 a
────────
On partait, on voguait, | lorsqu'un timide esquif, 6+6 a
Comme aux bras de sa mère | accourt l'enfant craintif, 6+6 a
Au milieu de la flotte | en silence se glisse. 6+6 a
110 — « Êtes-vous Grecs ? Venez, | que l'Ottoman périsse ! » 6+6 a
— « On se bat dans Athène. | Une femme est ici 6+6 a
« Qui vous demande asile, | et pleure. La voici. » 6+6 a
On voit deux matelots | puis une jeune fille ; 6+6 a
Ils montent sur le bord, | une lumière y brille, 6+6 a
115 Un cri part : « Héléna ! | » Mais les yeux d'un amant 6+6 a
Pouvaient seuls le savoir ; | pâle d'étonnement 6+6 a
Lui-même a reculé, | croyant voir lui sourire 6+6 a
Le fantôme égaré | d'une jeune martyre. 6+6 a
Il semblait que la mort | eût déjà disposé 6+6 a
120 De ce teint de seize ans | par des pleurs arrosé ; 6+6 a
Sa bouche était bleuâtre, | entr'ouverte et tremblante ; 6+6 a
Son sein, sous une robe | en désordre et sanglante, 6+6 a
Se gonflait de soupirs | et battait agité 6+6 a
Comme un flot blanc des mers | par le vent tourmenté. 6+6 a
125 Un voile déchiré | tombant des tresses blondes 6+6 a
Qu'entraînait à ses pieds | l'humide poids des ondes, 6+6 a
Ne savait pas cacher | dans ses mobiles plis 6+6 a
Le sang qui rougissait | ses épaules de lis. 6+6 a
Serrant un crucifix | dans ses mains réunies, 6+6 a
130 Comme un dernier trésor | pour les vierges bannies, 6+6 a
Sur ses traits n'était pas | la crainte ou l'amitié ; 6+6 a
Elle n'implorait point | une indigne pitié, 6+6 a
Mais, fière, elle semblait | chercher dans sa pensée 6+6 a
Ce qui vengerait mieux | une femme offensée, 6+6 a
135 Et demander au Dieu | d'amour et de douleur 6+6 a
Des forces pour lutter | contre elle et le malheur. 6+6 a
Le jeune Grec disait : | « Parlez, ma bien-aimée, 6+6 a
« Votre voix à ma voix | est-elle inanimée ? 6+6 a
« Vous repoussez ce bras, | ce cœur où pour toujours 6+6 a
140 « Se doivent confier | et s'appuyer vos jours ? 6+6 a
« Vous le voulez ? eh bien ! | je le veux, que ma bouche 6+6 a
« S'éloigne de vos mains, | et jamais ne les touche ; 6+6 a
« Non, ne m'approchez pas, | s'il le faut ; mais du moins, 6+6 a
« Héléna, parlez-moi, | nous sommes sans témoins ; 6+6 a
145 « Voyez, tous les soldats | ont connu ma pensée, 6+6 a
« Ils n'ont fait que vous voir, | la poupe est délaissée. 6+6 a
« Ce voyage et la nuit | auront un même cours, 6+6 a
« Usons d'un temps sacré | propice à nos discours, 6+6 a
« C'est le dernier peut-être. | O ! dites, mon amie ? 6+6 a
150 « Pourquoi pas dans Athène | à cette heure endormie ? 6+6 a
« Et pourquoi dans ces lieux ? | et comment ? et pourquoi 6+6 a
« Ce désordre et vos yeux | qui s'éloignent de moi ? » 6+6 a
────────
Ainsi disait Mora ; | mais la jeune exilée 6+6 a
A des propos d'amour | n'était point rappelée ; 6+6 a
155 Même de chaque mot | semblait naître un chagrin ; 6+6 a
Car, appuyant alors | sa tête dans sa main, 6+6 a
Elle pleura long-temps. | On l'entendait dans l'ombre 6+6 a
Comme on entend, le soir, | dans le fond d'un bois sombre 6+6 a
Murmurer une source | en un lit inconnu. 6+6 a
160 Cherchant quelque discours | de son cœur bien venu, 6+6 a
Son ami, qui croyait | dissiper sa tristesse, 6+6 a
Regarda vers la mer, | et parla de la Grèce, 6+6 a
Lorsque tombe la feuille | et s'abrège le jour, 6+6 a
Et qu'un jeune homme éteint | se meurt, et meurt d'amour, 6+6 a
165 Il ne goûte plus rien | des choses de la terre : 6+6 a
Son œil découragé, | que la faiblesse altère, 6+6 a
Se tourne lentement | vers le Ciel déjà gris, 6+6 a
Et sur la feuille jaune | et les gazons flétris ; 6+6 a
Il rit d'un rire amer | au deuil de la nature, 6+6 a
170 Et sous chaque arbrisseau | place sa sépulture ; 6+6 a
Sa mère alors toujours | sur le lit douloureux 6+6 a
Courbée, et s'efforçant | à des regards heureux, 6+6 a
Lui dit sa santé belle, | et vante l'espérance 6+6 a
Qui n'est pas dans son cœur, | lui dit les jeux d'enfance, 6+6 a
175 Et la gloire, et l'étude, | et les fleurs du beau temps, 6+6 a
Et ce soleil ami | qui revient au printemps. 6+6 a
────────
Les navires penchés | volaient sur l'eau dorée 6+6 a
Comme de cygnes blancs | une troupe égarée 6+6 a
Qui cherche l'air natal | et le lac paternel. 6+6 a
180 Le spectacle des mers | est grand et solennel ; 6+6 a
Ce mobile désert, | bruyant et monotone, 6+6 a
Attriste la pensée | encor plus qu'il n'étonne ; 6+6 a
Et l'homme, entre le Ciel | et les ondes jeté, 6+6 a
Se plaint d'être si peu | devant l'immensité. 6+6 a
185 Ce fut surtout alors | que cette mer antique 6+6 a
Aux Grecs silencieux | apparut magnifique. 6+6 a
La nuit, cachant les bords, | ne montrait à leurs yeux 6+6 a
Que les tombeaux épars | et les temples des dieux, 6+6 a
Qui brillant tour à tour | au sein des îles sombres, 6+6 a
190 Escortaient les vaisseaux, | comme de blanches ombres, 6+6 a
En leur parlant toujours | et de la liberté, 6+6 a
Et d'amour et de gloire, | et d'immortalité. 6+6 a
Alors Mora, semblable | aux antiques Rapsodes 6+6 a
Qui chantaient sur les flots | d'harmonieuses odes, 6+6 a
195 Enflamma ses discours | de ce feu précieux 6+6 a
Que conservent aux Grecs | l'amour et leurs beaux cieux 6+6 a
« O regarde, Héléna ! | que ta tête affligée 6+6 a
« Se soulève un moment | pour voir la mer Égée ; 6+6 a
« O respirons cet air ! | c'est l'air de nos aïeux, 6+6 a
200 « L'air de la liberté | qui fait les demi-dieux ; 6+6 a
« La rose et le laurier | qui l'embaument sans cesse, 6+6 a
« De victoire et de paix | lui portent la promesse, 6+6 a
« Et ces beaux champs captifs | qui nous sont destinés 6+6 a
« Ont encor dans leur sein | des germes fortunés ; 6+6 a
205 « Le soleil affranchi | va tous les faire éclore. 6+6 a
« Vois ces îles : c'étaient | les corbeilles de Flore ; 6+6 a
« Rien n'y fut sérieux, | pas même les malheurs ; 6+6 a
« Les villes de ces bords | avaient des noms de fleurs ; 6+6 a
« Et, comme le parfum | qui survit à la rose, 6+6 a
210 « Autour des murs tombés | leur souvenir repose. 6+6 a
« Là, sous ces oliviers | au feuillage tremblant, 6+6 a
« Un autel de Vénus | lavait son marbre blanc ; 6+6 a
« Vois cet astre si pur | dont la nuit se décore 6+6 a
« Dans ce ciel amoureux, | c'est Cythérée encore ; 6+6 a
215 « Par nos riants aïeux | ce ciel est enchanté, 6+6 a
« Son plus beau feu reçut | le nom de la beauté, 6+6 a
« La beauté leur déesse. | Âme de la nature, 6+6 a
« Disaient-ils, l'univers | roule dans sa ceinture ; 6+6 a
« Elle vient, le vent tombe | et la terre fleurit 6+6 a
220 « La mer sous ses pieds blancs | s'apaise et lui sourit. 6+6 a
« Mensonges gracieux, | religion charmante 6+6 a
« Que rêve encor l'amant | auprès de son amante ! » 6+6 a
────────
Quand un lis parfumé | qu'arrose l'Ilissus 6+6 a
De son beau vêtement | courbe les blancs tissus, 6+6 a
225 Sous l'injure des vents | et de la lourde pluie, 6+6 a
S'il advient qu'un rayon | pour un moment l'essuie. 6+6 a
Son front alors s'élève, | et, fier dans son réveil, 6+6 a
Entr'ouvre un sein humide | et cherche son soleil ; 6+6 a
Mais l'eau qui l'a flétri, | prolongeant son supplice, 6+6 a
230 Tombe encor lentement | des bords de son calice. 6+6 a
Héléna releva | son front et ses beaux yeux, 6+6 a
Les égara long-temps | sur la mer et les cieux ; 6+6 a
Ses pleurs avaient cessé, | mais non pas sa tristesse. 6+6 a
D'un rire dédaigneux : | « C'est donc une autre Grèce, 6+6 a
235 « Dit-elle, où vous voyez | des temples et des fleurs ? 6+6 a
« Moi, je vois des tombeaux | brisés par des malheurs. 6+6 a
« — Eh quoi ! derrière nous, | vois-tu pas, mon amie, 6+6 a
« Telle qu'une Sirène | en ses flots endormie, 6+6 a
« Lesbos au blanc rivage, | où l'on dit qu'autrefois 6+6 a
240 « Les premiers chants humains | mesurèrent les voix ? 6+6 a
« Une vague y jeta | comme un divin trophée 6+6 a
« La tête harmonieuse | et la lyre d'Orphée ; 6+6 a
« Avec le même flot, | la Mélodie alors 6+6 a
« Aborda : tous les sons | connurent les accords ; 6+6 a
245 « Philomèle en ces lieux | gémissait plus savante. 6+6 a
« Fière de ses enfants, | cette île encor se vante 6+6 a
« Des pleurs mélodieux | et des tristes concerts 6+6 a
« Qu'à leur mort soupiraient | les Muses dans les airs. » 6+6 a
Mais Héléna disait, | en secouant sa tête 6+6 a
250 Et ses cheveux flottants : | « Votre bouche s'arrête ; 6+6 a
« Vous craignez ma tristesse | et ne me dites pas 6+6 a
« Sapho, son abandon, | sa lyre et son trépas. 6+6 a
« Elle était comme moi, | jeune, faible, amoureuse ; 6+6 a
« Je vais mourir aussi, | mais bien plus malheureuse ! 6+6 a
255 — « Tu ne peux pas mourir, | puisque je combattrai. 6+6 a
— « Oui, vous serez vainqueur, | et pourtant je mourrai ! 6+6 a
« Que les vents sont tardifs ! | Quel est donc ce rivage ? 6+6 a
— « Héléna, détournons | un lugubre présage. 6+6 a
« Bientôt nous abordons : | ne vois-tu pas déjà 6+6 a
260 « La flottante Délos, | qu'Apollon protégea ? 6+6 a
« Paros au marbre pur, | sous le ciseau docile ? 6+6 a
« Scyros ou bel enfant | se travestit Achille ? 6+6 a
« Vers le nord c'est Zéa | qui s'élève à nos yeux, 6+6 a
« Vois l'Attique : à présent | reconnais-tu tes cieux ? » 6+6 a
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265 Héléna se leva : | « Lune mélancolique, 6+6 a
« Dit-elle, ô montre-moi | les rives de l'Attique ! 6+6 a
« Que tes chastes rayons | dorant ses bois anciens, 6+6 a
« L'éclairent à mes yeux | sans m'éclairer aux siens ! 6+6 a
« O Grèce, je t'aimais | comme on aime sa mère ! 6+6 a
270 « Que ce vent conducteur | qui rase l'onde amère, 6+6 a
« Emporte mon adieu | que tu n'entendras pas, 6+6 a
« Jusqu'aux lauriers amis | de mes plus jeunes pas, 6+6 a
« De mes pas curieux. | Lorsque seule, égarée, 6+6 a
« Sous un pudique voile, | aux rives du Pirée 6+6 a
275 « J'allais, de Thémistocle | invoquant le tombeau, 6+6 a
« Rêver un jeune époux, | fidèle, illustre et beau, 6+6 a
« Couple fier et joyeux, | de nos temples antiques 6+6 a
« Nous aurions d'un pas libre | admiré les portiques ; 6+6 a
« Mes destins bienheureux | ne seraient plus rêvés, 6+6 a
280 « Et sur les murs deux noms | auraient été gravés ; 6+6 a
« Mon sein aurait connu | les douceurs maternelles, 6+6 a
« Et, comme sur l'oiseau | sa mère étend ses ailes, 6+6 a
« J'eusse élevé les jours | d'un jeune Athénien, 6+6 a
« Libre dès le berceau, | dès le berceau chrétien. 6+6 a
285 « Mais d'où me vient encor | ce regret de la vie ? 6+6 a
« Ma part dans ces trésors | m'est à jamais ravie : 6+6 a
« Comment autour de moi | se viennent-ils offrir ? 6+6 a
« Devrait-elle y penser, | celle qui va mourir ? 6+6 a
« Hélas ! je suis semblable | à la jeune novice 6+6 a
290 « Qui change en voile noir | et les fleurs, son délice, 6+6 a
« Et les bijoux du monde, | et, prête à les quitter, 6+6 a
« Les touche et les admire | avant de les jeter. 6+6 a
« Des maux non mérités | je me suis étonnée, 6+6 a
« Et je n'ai pas compris | d'abord ma destinée : 6+6 a
295 « Car j'ai des ennemis, | je demande le sang, 6+6 a
«Je pleure, et cependant | mon cœur est innocent, 6+6 a
« Mon cœur est innocent, | et je suis criminelle. » 6+6 a
Et puis sa voix s'éteint, | et sa lèvre décèle 6+6 a
Ce murmure sans bruit | par le vent emporté ; 6+6 a
300 « Et j'unis l'infamie | avec la pureté ! » 6+6 a
────────
D'abord le jeune Grec, | d'une oreille ravie 6+6 a
Écoutait ces accens | de bonheur et de vie. 6+6 a
A genoux devant elle, | il admirait ses yeux, 6+6 a
Humides, languissans | et tournés vers les Cieux ; 6+6 a
305 Immobile, attentif, | il laissait fuir à peine 6+6 a
De sa bouche entr'ouverte | une brûlante haleine ; 6+6 a
Il la voyait renaître : | oubliant de souffrir, 6+6 a
Dans son heureuse extase | il eût voulu mourir. 6+6 a
Mais lorsqu'il entendit | sa mobile pensée 6+6 a
310 Redescendre à se plaindre, | il la dit insensée : 6+6 a
Prenant ses blanches mains | qu'il arrosait de pleurs, 6+6 a
Habile à détourner | le cours de ses douleurs, 6+6 a
Il dit : « Hélas ! ton âme | est comme la colombe 6+6 a
« Qui monte vers le Ciel, | puis gémit et retombe. 6+6 a
315 « Que n'as-tu poursuivi | tes discours gracieux ? 6+6 a
« Je voyais l'avenir | passer devant mes yeux. 6+6 a
« Chasse le repentir, | l'inquiétude amère, 6+6 a
« L'époux fait pardonner | d'avoir quitté la mère, 6+6 a
« Qu'as-tu fais, dis-le-moi, | de la noble fierté 6+6 a
320 « Qui soulevait ton cœur | au nom de liberté ? 6+6 a
« Tu t'endors aux chagrins | de quelque vain scrupule, 6+6 a
« Quand mon vaisseau t'emporte | à la terre d'Hercule ! » 6+6 a
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Des longs pleurs d'Héléna | par torrents échappés, 6+6 a
Il sentit ses cheveux | longtemps encor trempés ; 6+6 a
325 Mais honteuse, bientôt | elle éleva la tête, 6+6 a
Et l'on revit briller | sur sa bouche muette, 6+6 a
Au travers de ses pleurs, | un sourire vermeil, 6+6 a
Comme à travers la pluie | un rayon de soleil. 6+6 a
Son regard s'allumait | comme une double étoile : 6+6 a
330 Sa main rapide enlève | et jette aux flots son voile ; 6+6 a
Elle tremble et rougit : | va-t-elle raconter 6+6 a
Les secrets de son cœur | qu'elle ne peut dompter ? 6+6 a
« J'avais baissé les yeux | en implorant le glaive ; 6+6 a
« J'ai trouvé le vengeur, | ma tête se relève, 6+6 a
335 « Dit-elle : ô donnez-moi | ce luth ionien, 6+6 a
« Nul amour pour les chants | ne fut égal au mien. 6+6 a
« Se mesurant en chœur, | que vos voix cadencées 6+6 a
« Suivent le mouvement | des poupes balancées. 6+6 a
« O jeunes Grecs ! chantons ; | que la nuit et ces bords 6+6 a
340 « Retentissent émus | de nos derniers accords : 6+6 a
« Les accords précédaient | les combats de nos pères ; 6+6 a
« Et nous, n'avons-nous pas | nos trois Muses sévères, 6+6 a
« La Douleur et la Mort | toujours devant nos yeux, 6+6 a
« Et la Vengeance aussi, | la volupté des Dieux ? » 6+6 a
LE CHŒUR DES GRECS
345 O jeune fiancée ! | ô belle fugitive ! 6+6 a
Les guerriers vont répondre | à la Vierge plaintive ; 6+6 a
Le dur marin sourit | à la faible beauté, 6+6 a
Et son bras est vainqueur | quand sa voix a chanté. 6+6 a
HÉLÉNA
Regardez, c'est la Grèce ; | ô regardez ! c'est elle ! 6+6 a
350 Salut, reine des Arts ! | Salut, Grèce immortelle ! 6+6 a
Le monde est amoureux | de ta pourpre en lambeaux, 6+6 a
Et l'or des nations | s'arrache tes tombeaux. 6+6 a
O fille du Soleil ! | la Force et le Génie 6+6 a
Ont couronné ton front | de gloire et d'harmonie. 6+6 a
355 Les générations | avec ton souvenir 6+6 a
Grandissent ; ton passé | règle leur avenir. 6+6 a
Les peuples froids du Nord, | souvent pleins de ta gloire, 6+6 a
De leur propres aïeux | ont perdu la mémoire ; 6+6 a
Et quand, las d'un triomphe, | il dort dans son repos, 6+6 a
360 Le cœur des Francs palpite | au nom de tes héros. 6+6 a
O terre de Pallas ! | contrée au doux langage ! 6+6 a
Ton front ouvert sept fois | sept fois fit naître un sage. 6+6 a
Leur génie en grands mots | dans les temps s'est inscrit ; 6+6 a
Et Socrate mourant | devina Jésus-Christ. 6+6 a
LE CHŒUR
365 O vous, de qui la voile | est proche de nos voiles, 6+6 a
Vaisseaux Helléniens, | oubliez les étoiles ! 6+6 a
Approchez, écoutez | la Vierge aux sons touchans : 6+6 a
La Grèce, notre mère, | est belle dans ses chants. 6+6 a
HÉLÉNA
O fils des héros d'Homère ! 7 a
370 Des temps vous êtes exclus ; 7 b
Telle n'est plus votre mère, 7 a
Et vos pères ne sont plus. 7 b
Chez nous l'Asie indolente 7 a
S'endort superbe et sanglante, 7 a
375 Et tranquilles sous ses yeux, 7 a
Les esclaves de l'esclave 7 b
Regardent la mer qui lave 7 b
L'urne vide des aïeux. 7 a
LE CHŒUR
Mais la nuit aura vu | ces eaux moins malheureuses 6+6 a
380 Laver avec amour | nos poupes généreuses ; 6+6 a
Et ces tombes sans morts, | veuves de nos parents, 6+6 a
Regorgeront demain | des os des nos tyrans. 6+6 a
HÉLÉNA
Non, des Ajax et des Achilles 8 a
Vous n'avez gardé que le nom : 8 b
385 Vos vaisseaux se cachent aux îles 8 a
Que cachaient ceux d'Agamemnon 8 b
Mahomet règne dans nos villes, 8 a
Se baigne dans les Thermopyles, 8 a
Chaudes encor d'un sang pieux ; 8 a
390 Son croissant dans l'air se balance... 8 b
Diomède a brisé sa lance : 8 b
On n'ose plus frapper les dieux. 8 a
LE CHŒUR
L'aube de sang viendra, | vous verrez qui nous sommes 6+6 a
Vos chants n'oseront plus | redemander des hommes. 6+6 a
395 Compagnon mutilé | de la mort de Riga 6+6 a
Et pirate sans fers, | fugitif de Parga, 6+6 a
Le marin, rude enfant de l'île, 8 a
Loin de ses bords chéris | flotte sans l'oublier ; 6+6 b
Il sait combattre comme Achille, 8 a
400 Et son bras est sans bouclier. 8 b
HÉLÉNA
O nous pourrions déjà | les entendre crier ! 6+6 b
Ces filles, ces enfans, | innocentes victimes ; 6+6 a
Vos ennemis rians | les foulent sous leurs pas, 6+6 b
Et leur dernier soupir | s'étonne de ces crimes 6+6 a
405 Que leur âge ne savait pas. 8 b
Vous avez évité | ces horribles trépas, 6+6 a
Vous, sœurs de mon destin, | plus heureuses compagnes 6+6 b
Votre pudeur tremblante | a fui dans les montagnes ; 6+6 b
Appelant de leurs mains | et plaignant Héléna, 6+6 a
410 Leur troupe poursuivie | arrive à Colona ; 6+6 a
Puis sur le cap vengeur, | l'une à l'autre enlacée 6+6 a
Chanta d'une voix ferme, | exempte de sanglots, 6+6 b
Et leur hymne de mort, | sur le mont commencée, 6+6 a
S'éteignit dans les flots. 6 b
LE CHŒUR
415 O tardive vengeance ! | ô vengeance sacrée ! 6+6 a
Par trois cents ans captifs | sans espoir implorée, 6+6 a
As-tu rempli ta coupe | avec ces flots de sang ? 6+6 a
Quand la verseras-tu | sur eux ?
HÉLÉNA
Elle descend. 6+6 a
Voyez-vous sur les monts | ces feux patriotiques 6+6 a
420 S'agiter aux sommets | de leurs croupes antiques ? 6+6 a
Et Colone, et l'Hymète, | et le Poecile altier, 6+6 a
Que l'olivier brûlant | éclaire tout entier ? 6+6 a
Comme aux fils de Léda | la flamme est sur leur tête ; 6+6 a
Les Grecs les ont parés | pour quelque grande fête ; 6+6 a
425 C'est celle de la Grèce | et de la liberté ; 6+6 a
Le signal de nos feux | à leurs yeux est porté. 6+6 a
Quittez vos trônes d'or, | Nations de la terre, 6+6 a
Entourez-vous | et dépouillez le deuil ; 4+6 b
Votre sœur soulève la pierre 8 a
430 Qui la couvrait dans son cercueil. 8 b
A la fois pâle, faible et fière, 8 a
Ses deux mains implorent vos mains ; 8 b
Ses yeux, que du sépulcre | aveugle la poussière, 6+6 a
Vers ses anciens lauriers | demandent leurs chemins ; 6+6 b
435 La victoire la rendra belle ; 8 a
Tendez-lui de vos bras | les secours belliqueux, 6+6 b
Les Dieux combattaient avec elle ; 8 a
Êtes-vous donc plus grandes qu'eux ? 8 b
Du moins contre la Grèce, | ô n'ayez point de haine ! 6+6 a
440 Encouragez-la dans l'arène ; 8 a
Par des cris fraternels | secondez ses efforts ; 6+6 a
Et, comme autrefois Rome | en leur sanglante lutte, 6+6 b
De ses gladiateurs | jugeait de loin la chute, 6+6 b
Que vos oisives mains | applaudissent nos morts. 6+6 a
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445 Elle disait. Ses bras, | sa tête prophétique 6+6 a
Se penchaient sur les eaux | et tendaient vers l'Attique. 6+6 a
En foule rassemblés, | remplis d'étonnement, 6+6 a
Quand pâle, enveloppée | en son blanc vêtement, 6+6 a
Elle s'élevait seule | au sein de l'ombre noire, 6+6 a
450 Les Grecs se rappelaient | ces images d'ivoire 6+6 a
Qu'aux poupes des vaisseaux | consacraient leurs aïeux, 6+6 a
Pour les mieux assurer | de la faveur des Dieux. 6+6 a
FIN DU CHANT SECOND
mètre profils métriques : 7, 8, 6+6, (4+6), (6)
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