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F = "e" féminin
| = césure
VIG_2/VIG35
Alfred de VIGNY
HÉLÉNA
1826
CHANT PREMIER
L'AUTEL
Ils ont, Seigneur, affligé votre peuple, ils ont opprimé
votre héritage.
Ils ont mis à mort la veuve et l'étranger, ils ont tué les
orphelins.
(Psaumes).
Le téorbe et le luth fils de l'antique lyre 6+6 a
Ne font plus palpiter l'Archipel en délire ; 6+6 a
Son flot, triste et rêveur, lui seul émeut les airs, 6+6 b
Et la blanche Cyclade a fini ses concerts. 6+6 b
5 On n'entend plus le soir les vierges de Morée, 6+6 a
Sur le frêle caïque à la poupe dorée, 6+6 a
Unir en double chœur des sons mélodieux. 6+6 b
Elles savaient chanter, non les profanes dieux, 6+6 b
Apollon, ou Latone à Délos enfermée, 6+6 a
10 Minerve aux yeux d'azur, Flore ou Vénus armée, 6+6 a
Alliés de la Grèce et de la Liberté ; 6+6 b
Mais la Vierge et son fils entre ses bras porté, 6+6 b
Qui calment la tempête et donnent du courage 6+6 a
A ceux que les méchants tiennent en esclavage : 6+6 a
15 Ainsi l'hymne nocturne à l'étoile des mers 6+6 b
Couronnait de repos le soir des jours amers. 6+6 b
Sitôt que de Zea, de Corinthe et d'Alcime, 6+6 a
La lune large et blanche avait touché la cime, 6+6 a
Et douce aux yeux mortels, de ce ciel tiède et pur 6+6 b
20 Comme une lampe pâle illuminait l'azur, 6+6 b
Il s'élevait souvent une brise embaumée, 6+6 a
Qui, telle qu'un soupir de l'onde ranimée, 6+6 a
Aux rives de chaque île apportait à la fois 6+6 b
Et l'encens de ses sœurs et leurs lointaines voix. 6+6 b
25 Tout s'éveillait alors : on eût dit que la Grèce 6+6 a
Venait de retrouver son antique allégresse, 6+6 a
Mais que la belle esclave, inquiète du bruit, 6+6 b
N'osait plus confier ses fêtes qu'à la nuit. 6+6 b
Les barques abordaient en des rades secrètes, 6+6 a
30 Puis, des vallons fleuris choisissant les retraites, 6+6 a
Des danseurs, agitant le triangle d'airain, 6+6 b
Oubliaient le sommeil au son du tambourin, 6+6 b
Oubliaient l'esclavage auprès de leurs maîtresses 6+6 a
Qui de leurs blonds cheveux nouaient les longues tresses 6+6 a
35 Avec le laurier-rose, et de moelleux filets, 6+6 b
Et des médailles d'or, et de saints chapelets. 6+6 b
On voyait, dans leurs jeux, Ariane abusée, 6+6 a
Conduire en des détours quelque jeune Thésée, 6+6 a
Un Grec, ainsi que l'autre, en ce joyeux moment, 6+6 b
40 Tendre, et bientôt peut-être aussi perfide amant. 6+6 b
────────
Ainsi de l'Archipel souriait l'esclavage ; 6+6 a
Tel sous un pâle front que la fièvre ravage, 6+6 a
D'une Vierge qui meurt, l'amour vient ranimer 6+6 b
Les lèvres que bientôt la mort doit refermer. 6+6 b
45 Mais depuis peu de jours, loin des fêtes nocturnes, 6+6 a
On a vu s'écarter, graves et taciturnes, 6+6 a
Sous les verts oliviers qui ceignent les vallons, 6+6 b
Des Grecs dont les discours étaient secrets et longs. 6+6 b
Ils regrettaient, dit-on, la liberté chérie, 6+6 a
50 Car on surprit souvent le mot seul de patrie 6+6 a
Sortir avec éclat du sein de leurs propos, 6+6 b
Comme un beau son des nuits enchante le repos. 6+6 b
On a dit que surtout un de ces jeunes hommes, 6+6 a
Voyageant d'île en île, allant voir sous les chaumes, 6+6 a
55 Dans les antres des monts, sous l'abri des vieux bois, 6+6 b
Quels Grecs il trouverait à ranger sous ses lois. 6+6 b
Leur faisait entrevoir une nouvelle vie 6+6 a
Libre et fière ; il parlait d'Athènes asservie, 6+6 a
D'Athènes, son berceau qu'il voulait secourir, 6+6 b
60 Qu'il y fut fiancé, qu'il y voulait mourir, 6+6 b
Qu'il fallait y traîner tout, la faiblesse et l'âge, 6+6 a
Armer leurs bras chrétiens du glaive du Pélage, 6+6 a
Et, faisant un faisceau des haines de leurs cœurs, 6+6 b
Aux yeux des nations ressusciter vainqueurs. 6+6 b
────────
65 Écoutez, écoutez cette cloche isolée, 6+6 a
Elle tinte au sommet de Scio désolée ; 6+6 a
A ses bourdonnemens, pleins d'un sombre transport, 6+6 b
Des montagnards armés descendent vers le port, 6+6 b
Car les vents sont levés enfin pour la vengeance, 6+6 a
70 Et la nuit, avec eux, monte d'intelligence. 6+6 a
L'écarlate des Grecs sur leur front s'arrondit : 6+6 b
Tels, quand la sainte messe à nos autels se dit, 6+6 b
Tous les enfants du chœur, d'une pourpre innocente 6+6 a
Ont coutume d'orner leur tête adolescente. 6+6 a
75 Mais à des fronts guerriers ce signe est attaché. 6+6 b
Lequel osera fuir ou demeurer caché ? 6+6 b
Une cire enflammée en leurs mains brille et fume ; 6+6 a
Comme d'un incendie au loin l'air s'en allume ; 6+6 a
Le sable de la mer montre son flanc doré, 6+6 b
80 Et sur le haut des monts le cèdre est éclairé, 6+6 b
Le flot rougit lui-même, et ses glissantes lames 6+6 a
Ont répété de l'île et balancé les flammes. 6+6 a
La foule est sur les bords, son espoir curieux 6+6 b
Sur la vague agitée en vain jetait les yeux, 6+6 b
85 Quand, sous un souffle ami poursuivant son vol sombre 6+6 a
Un navire insurgé tout à coup sort de l'ombre. 6+6 a
Un étendard de sang claque à ses légers mâts. 6+6 b
D'armes et de guerriers un éclatant amas 6+6 b
Surcharge ses trois ponts ; l'airain qu'emplit la poudre 6+6 a
90 Par les sabords béants fait retentir sa foudre. 6+6 a
Des cris l'ont accueilli, des cris ont répondu ; 6+6 b
De Riga, massacré, l'hymne s'est entendu, 6+6 b
Et le tocsin hâtif, d'une corde rebelle, 6+6 a
Sonne la liberté du haut de la chapelle ; 6+6 a
95 On s'assemble, on s'excite, on s'arme, on est armé, 6+6 b
Et des rocs, à ce bruit, l'aigle part alarmé. 6+6 b
────────
« Mais avant de quitter vos antiques murailles, 6+6 a
« Il convient de prier l'arbitre des batailles », 6+6 a
Disaient les Caloyers. « Dieu, qui tient dans ses mains 6+6 b
100 « Les peuples, pourra seul éclairer nos chemins 6+6 b
« Et si dans ce grand jour sa faveur nous pardonne, 6+6 a
« De Moïse à nos pas rallumer la colonne. » 6+6 a
Ils parlaient, et leur voix, par de sages propos, 6+6 b
Dans cette foule émue amena le repos. 6+6 b
105 L'un s'arrache des bras de son épouse en larmes, 6+6 a
L'autre a quitté les soins du départ et des armes, 6+6 a
Les cris retentissans, le bruit sourd des adieux, 6+6 b
S'éteignent et font place au silence pieux ; 6+6 b
Celui de qui les pieds ont déjà fui la rive, 6+6 a
110 Revenu lentement, près de l'autel arrive ; 6+6 a
L'agile matelot aux voiles suspendu 6+6 b
S'arrête, et son regard est vers l'île tendu. 6+6 b
Tous ont pour la prière une oreille docile, 6+6 a
Et de quelques vieillards c'était l'œuvre facile. 6+6 a
115 Tels, lorsque après neuf ans d'inutiles assauts, 6+6 b
Impatiens d'Argos, couraient à leurs vaisseaux 6+6 b
Les Grecs, des traits d'un dieu redoutant le supplice, 6+6 a
On vit le vieux Nestor et le prudent Ulysse, 6+6 a
Du sceptre et du langage unissant le pouvoir, 6+6 b
120 Les rattacher soumis au saint joug du devoir. 6+6 b
────────
C'était sur le débris d'un vieux autel d'Homère 6+6 a
Où depuis trois mille ans se brise l'onde amère, 6+6 a
Qu'un moine, par des Turcs chassé du saint couvent, 6+6 b
Offrait, au nom des Grecs, l'hostie au Dieu vivant. 6+6 b
125 Désertant de l'Athos les cimes profanées, 6+6 a
Et courbé sous le poids de ses blanches années, 6+6 a
Révoltant l'île, au jour par ses desseins marqué 6+6 b
Il avait reparu tel qu'un siècle évoqué. 6+6 b
Les peuples l'écoutaient comme un antique oracle, 6+6 a
130 De son centième hiver admirant le miracle, 6+6 a
Ils le croyaient béni parmi tous les humains, 6+6 b
Deux prêtres inclinés soutenaient ses deux mains, 6+6 b
Et sa barbe tombante en long fleuve d'ivoire 6+6 a
De sa robe, en parlant, frappait la bure noire. 6+6 a
135 « Le voici, votre Dieu, Dieu qui vous a sauvés », 6+6 b
S'écriait en pleurant et les bras élevés 6+6 b
Le Patriarche saint : « Il descend, tout s'efface : 6+6 a
« Ses ennemis troublés fuiront devant sa face, 6+6 a
« Vous les chasserez tous, comme l'effort du vent 6+6 b
140 « Chasse la frêle paille et le sable mouvant, 6+6 b
« Leurs os, jetés aux mers, quitteront nos campagnes, 6+6 a
« Et l'ombre du Seigneur couvrira nos montagnes. 6+6 a
« Le sang Grec répandu, les sueurs de nos fronts, 6+6 b
« Les soupirs qu'ont poussés quatre siècles d'affronts, 6+6 b
145 « De la sainte vengeance ont formé le nuage ; 6+6 a
« Et le souffle de Dieu conduira cet orage. 6+6 a
« Qu'il ne détourne pas son œil saint et puissant 6+6 b
« Quand nos pieds irrités marcheront dans le sang ; 6+6 b
« Hélas ! s'il eût permis qu'un prince ou qu'une reine 6+6 a
150 « Rallumant Constantin ou notre grande Irène, 6+6 a
« D'un règne légitime eût reposé les droits 6+6 b
« Sous les bras protecteurs de l'éternelle Croix, 6+6 b
« Jamais de la Morée et de nos belles îles 6+6 a
« Le tocsin n'eût troublé les rivages tranquilles. 6+6 a
155 « Libres du janissaire, inconnus au bazar, 6+6 b
« Notre main eût porté son tribut à César. 6+6 b
« Mais quel enfant déchu d'une race héroïque 6+6 a
« Ne saura pas briser son joug asiatique ? 6+6 a
« Qui, sans mourir de honte, eût plus longtemps souffert 6+6 b
160 « De voir ses jours tremblans mesurés par le fer ; 6+6 b
« Chez des juges bourreaux l'or marchander sa tête 6+6 a
« Pour son toit paternel la flamme toujours prête, 6+6 a
« De meurtres et de sang son air empoisonné ; 6+6 b
« Au geste dédaigneux d'un soldat couronné, 6+6 b
165 « Les fils noyés au sang des mères massacrées, 6+6 a
« Et, sur les frères morts, les sœurs déshonorées ? 6+6 a
« Oublierez-vous, Seigneur, qu'ils ont tous profané 6+6 b
« Votre héritage pur, comme un gazon fané ? 6+6 b
« Qu'ils ont porté le fer sur votre image sainte ? 6+6 a
170 « Que des temples bénis ils ont souillé l'enceinte, 6+6 a
« Placé sur vos enfants leurs prêtres endurcis, 6+6 b
« Et que sur votre autel leurs dieux se sont assis ? 6+6 b
« Ils ont dit dans leurs cœurs despotes et serviles : 6+6 a
« Exterminons-les tous, et détruisons leurs villes. 6+6 a
175 « Leurs jours nous sont vendus, nous réglerons leur temps 6+6 b
« Comme celui des Turcs cesse au gré des sultans ; 6+6 b
« Sur les terres du Christ, nations passagères, 6+6 a
« Que nous fait l'avenir des cités étrangères ? 6+6 a
« Passons, mais que nos bras, dans leurs larmes trempés, 6+6 b
180 « Ne laissent rien aux bords où nous étions campés. 6+6 b
« Et vous délaisseriez nos îles alarmées ? 6+6 a
« Non, partez avec nous. Dieu fort. Dieu des armées ; 6+6 a
« Avancez de ce pas qui trouble les tyrans ; 6+6 b
« Cherchez dans vos trésors la force de nos rangs ; 6+6 b
185 « Doublez à nos vaisseaux la splendeur des étoiles, 6+6 a
« Et que vos chérubins viennent gonfler nos voiles ! » 6+6 a
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Il disait, et les Grecs, à ces accens vainqueurs 6+6 b
Crurent sentir un Dieu s'enflammer dans leurs cœurs ; 6+6 b
Tous, les bras étendus vers la patrie antique, 6+6 a
190 Ils maudirent trois fois la horde asiatique ; 6+6 a
Trois fois la vaste mer à leur voix répondit ; 6+6 b
L'Alcyon soupira longuement, et l'on dit 6+6 b
Qu'au-dessus de leur tête un fugitif orage 6+6 a
En grondant, par trois fois, roula son noir nuage, 6+6 a
195 Où, parmi les feux blancs des rapides éclairs, 6+6 b
La Croix de Constantin reparut dans les airs. 6+6 b
FIN DU CHANT PREMIER
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