Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
VIG_1/VIG3
Alfred de VIGNY
POÈMES ANTIQUES ET MODERNES
1826
LIVRE MYSTIQUE
Le Déluge
Mystère
" Serait-il dit que vous fassiez
mourir le juste avec le méchant ? "
Genèse
I
La Terre était riante | et dans sa fleur première ; 6+6 a
Le jour avait encor | cette même lumière 6+6 a
Qui du Ciel embelli | couronna les hauteurs 6+6 b
Quand Dieu la fit tomber | de ses doigts créateurs. 6+6 b
5 Rien n'avait dans sa forme | altéré la nature, 6+6 a
Et des monts réguliers | l'immense architecture 6+6 a
S'élevait jusqu'aux Cieux | par ses degrés égaux, 6+6 b
Sans que rien de leur chaîne | eût brisé les anneaux. 6+6 b
La forêt, plus féconde, | ombrageait, sous ses dômes, 6+6 a
10 Des plaines et des fleurs | les gracieux royaumes, 6+6 a
Et des fleuves aux mers | le cours était réglé 6+6 b
Dans un ordre parfait | qui n'était pas troublé. 6+6 b
Jamais un voyageur | n'aurait, sous le feuillage, 6+6 a
Rencontré, loin des flots, | l'émail du coquillage, 6+6 a
15 Et la perle habitait | son palais de cristal : 6+6 b
Chaque trésor restait | dans l'élément natal, 6+6 b
Sans enfreindre jamais | la céleste défense ; 6+6 a
Et la beauté du monde | attestait son enfance ; 6+6 a
Tout suivait sa loi douce | et son premier penchant, 6+6 b
20 Tout était pur encor. | Mais l'homme était méchant. 6+6 b
――――――
Les peuples déjà vieux, | les races déjà mûres, 6+6 a
Avaient vu jusqu'au fond | des sciences obscures ; 6+6 a
Les mortels savaient tout, | et tout les affligeait ; 6+6 b
Le prince était sans joie | ainsi que le sujet, 6+6 b
25 Trente religions | avaient eu leurs prophètes, 6+6 a
Leurs martyrs, leurs combats, | leurs gloires, leurs défaites, 6+6 a
Leur temps d'indifférence | et leur siècle d'oubli ; 6+6 b
Chaque peuple, à son tour | dans l'ombre enseveli, 6+6 b
Chantait languissamment | ses grandeurs effacées. 6+6 a
30 La mort régnait déjà | dans les âmes glacées ; 6+6 a
Même plus haut que l'homme | atteignaient ses malheurs. 6+6 b
D'autres êtres cherchaient | ses plaisirs et ses pleurs. 6+6 b
Souvent, fruit inconnu | d'un orgueilleux mélange, 6+6 a
Au sein d'une mortelle | on vit le fils d'un ange1. 6+6 a
35 Le crime universel | s'élevait jusqu'aux cieux. 6+6 b
Dieu s'attrista lui-même | et détourna les yeux. 6+6 b
――――――
Et cependant, un jour, | au sommet solitaire 6+6 a
Du mont sacré d'Arar, | le plus haut de la Terre, 6+6 a
Apparut une vierge | et près d'elle un pasteur : 6+6 b
40 Tous deux nés dans les champs, | loin d'un peuple imposteur, 6+6 b
Leur langage était doux, | leurs mains étaient unies 6+6 a
Comme au jour fortuné | des unions bénies ; 6+6 a
Ils semblaient, en passant | sur ces monts inconnus, 6+6 b
Retourner vers le Ciel | dont ils étaient venus ; 6+6 b
45 Et, sans l'air de douleur, | signe que Dieu nous laisse, 6+6 a
Rien n'eût de leur nature | indiqué la faiblesse, 6+6 a
Tant les traits primitifs | et leur simple beauté 6+6 b
Avaient sur leur visage | empreint de majesté. 6+6 b
――――――
Quand du mont orageux | ils touchèrent la cime, 6+6 a
50 La campagne à leurs pieds | s'ouvrit comme un abîme. 6+6 a
C'était l'heure où la nuit | laisse le Ciel au jour : 6+6 b
Les constellations | pâlissaient tour à tour ; 6+6 b
Et, jetant à la Terre | un regard triste encore, 6+6 a
Couraient vers l'Orient | se perdre dans l'aurore, 6+6 a
55 Comme si pour toujours | elles quittaient les yeux 6+6 b
Qui lisaient leur destin | sur elles dans les Cieux. 6+6 b
Le Soleil, dévoilant | sa figure agrandie, 6+6 a
S'éleva sur les bois | comme un vaste incendie ; 6+6 a
Et la Terre aussitôt, | s'agitant longuement, 6+6 b
60 Salua son retour | par un gémissement. 6+6 b
Réunis sur les monts, | d'immobiles nuages 6+6 a
Semblaient y préparer | l'arsenal des orages ; 6+6 a
Et sur leurs fronts noircis | qui partageaient les Cieux 6+6 b
Luisait incessamment | l'éclair silencieux. 6+6 b
65 Tous les oiseaux, poussés | par quelque instinct funeste, 6+6 a
S'unissaient dans leur vol | en un cercle céleste ; 6+6 a
Comme des exilés | qui se plaignent entre eux, 6+6 b
Ils poussaient dans les airs | de longs cris douloureux. 6+6 b
――――――
La Terre cependant | montrait ses lignes sombres 6+6 a
70 Au jour pâle et sanglant | qui faisait fuir les ombres ; 6+6 a
Mais, si l'homme y passait, | on ne pouvait le voir : 6+6 b
Chaque cité semblait | comme un point vague et noir, 6+6 b
Tant le mont s'élevait | à des hauteurs immenses 6+6 a
Et des fleuves lointains | les faibles apparences 6+6 a
75 Ressemblaient au dessin | par le vent effacé 6+6 b
Que le doigt d'un enfant | sur le sable a tracé. 6+6 b
Ce fut là que deux voix, | dans le désert perdues, 6+6 a
Dans les hauteurs de l'air | avec peine entendues, 6+6 a
Osèrent un moment | prononcer tour à tour 6+6 b
80 Ce dernier entretien | d'innocence et d'amour : 6+6 b
――――――
« Comme la Terre est belle | en sa rondeur immense ! 6+6 a
La vois-tu qui s'étend | jusqu'où le Ciel commence ? 6+6 a
La vois-tu s'embellir | de toutes ses couleurs ? 6+6 b
Respire un jour encor | le parfum de ses fleurs, 6+6 b
85 Que le vent matinal | apporte à nos montagnes. 6+6 a
On dirait aujourd'hui | que les vastes campagnes 6+6 a
Élèvent leur encens, | étalent leur beauté, 6+6 b
Pour toucher, s'il se peut, | le Seigneur irrité. 6+6 b
Mais les vapeurs du ciel, | comme de noirs fantômes, 6+6 a
90 Amènent tous ces bruits, | ces lugubres symptômes 6+6 a
Qui devaient, sans manquer | au moment attendu, 6+6 b
Annoncer l'agonie | à l'univers perdu. 6+6 b
Viens, tandis que l'horreur | partout nous environne, 6+6 a
Et qu'une vaste nuit | lentement nous couronne, 6+6 a
95 Viens, ô ma bien-aimée ! | et, fermant tes beaux yeux, 6+6 b
Qu'épouvante l'aspect | du désordre des cieux, 6+6 b
Sur mon sein, sous mes bras | repose encor ta tête, 6+6 a
Comme l'oiseau qui dort | au sein de la tempête ; 6+6 a
Je te dirai l'instant | où le ciel sourira, 6+6 b
100 Et durant le péril | ma voix te parlera. » 6+6 b
La vierge sur son cœur | pencha sa tête blonde ; 6+6 a
Un bruit régnait au loin, | pareil au bruit de l'onde, 6+6 a
Mais tout était paisible | et tout dormait dans l'air ; 6+6 b
Rien ne semblait vivant, | rien, excepté l'éclair. 6+6 b
105 Le pasteur poursuivit | d'une voix solennelle : 6+6 a
« Adieu, monde sans borne, | ô terre maternelle ! 6+6 a
Formes de l'horizon, | ombrages des forêts, 6+6 b
Antres de la montagne, | embaumés et secrets ; 6+6 b
Gazons verts, belles fleurs | de l'Oasis chérie, 6+6 a
110 Arbres, rochers connus, | aspects de la patrie ! 6+6 a
Adieu ! tout va finir, | tout doit être effacé, 6+6 b
Le temps qu'a reçu l'homme | est aujourd'hui passé ; 6+6 b
Demain rien ne sera. | Ce n'est point par l'épée, 6+6 a
Postérité d'Adam, | que tu seras frappée, 6+6 a
115 Ni par les maux du corps | ou les chagrins du cœur ; 6+6 b
Non, c'est un élément | qui sera ton vainqueur. 6+6 b
La Terre va mourir | sous des eaux éternelles, 6+6 a
Et l'Ange en la cherchant | fatiguera ses ailes. 6+6 a
Toujours succédera, | dans l'Univers sans bruits, 6+6 b
120 Au silence des jours | le silence des nuits. 6+6 b
L'inutile Soleil, | si le matin l'amène, 6+6 a
N'entendra plus la voix | et la parole humaine ; 6+6 a
Et quand sur un flot mort | sa flamme aura relui, 6+6 b
Le stérile rayon | remontera vers lui. 6+6 b
125 Oh ! pourquoi de mes yeux | a-t-on levé les voiles ? 6+6 a
Comment ai-je connu | le secret des étoiles ? 6+6 a
Science du désert, | annales des pasteurs ! 6+6 b
Cette nuit, parcourant | vos divines hauteurs 6+6 b
Dont l'Égypte et Dieu seul | connaissent le mystère, 6+6 a
130 Je cherchais dans le Ciel | l'avenir de la terre ; 6+6 a
Ma houlette savante, | orgueil de nos bergers, 6+6 b
Traçait l'ordre éternel | sur les sables légers, 6+6 b
Comparant, pour fixer | l'heure où l'étoile passe, 6+6 a
Les cailloux de la plaine | aux lueurs de l'espace. 6+6 a
――――――
135 « Mais un ange a paru | dans la nuit sans sommeil ; 6+6 b
Il avait de son front | quitté l'éclat vermeil, 6+6 b
Il pleurait, et disait | dans sa douleur amère : 6+6 a
« Que n'ai-je pu mourir | lorsque mourut ta mère ! 6+6 a
« J'ai failli, je l'aimais. | Dieu punit cet amour, 6+6 b
140 « Elle fut enlevée | en te laissant au jour. 6+6 b
« Le nom d'Emmanuel | que la terre te donne, 6+6 a
« C'est mon nom. J'ai prié | pour que Dieu te pardonne ; 6+6 a
« Va seul au mont Arar, | prends ses rocs pour autels, 6+6 b
« Prie, et seul, sans songer | au destin des mortels, 6+6 b
145 « Tiens toujours tes regards | plus hauts que sur la Terre ; 6+6 a
« La mort de l'Innocence | est pour l'homme un mystère ; 6+6 a
« Ne t'en étonne pas, | n'y porte pas tes yeux ; 6+6 b
« La pitié du mortel | n'est point celle des Cieux. 6+6 b
« Dieu ne fait point de pacte | avec la race humaine ; 6+6 a
150 « Qui créa sans amour | fera périr sans haine. 6+6 a
« Sois seul, si Dieu m'entend, | je viens. » Il m'a quitté ; 6+6 b
Avec combien de pleurs, | hélas ! l'ai-je écouté ! 6+6 b
J'ai monté sur l'Arar, | mais avec une femme. » 6+6 a
Sara lui dit : « Ton âme | est semblable à mon âme, 6+6 a
155 Car un mortel m'a dit : | « Venez sur Gelboé, 6+6 b
« Je me nomme Japhet, | et mon père est Noé. 6+6 b
« Devenez mon épouse, | et vous serez sa fille ; 6+6 a
« Tout va périr demain, | si ce n'est ma famille. » 6+6 a
Et moi je l'ai quitté | sans avoir répondu, 6+6 b
160 De peur qu'Emmanuel | n'eût longtemps attendu. » 6+6 b
Puis tous deux embrassés, | ils se dirent ensemble : 6+6 a
« Ah ! louons l'Éternel, | il punit, mais rassemble ! » 6+6 a
Le tonnerre grondait ; | et tous deux à genoux 6+6 b
S'écrièrent alors : | « Ô Seigneur, jugez-nous ! » 6+6 b
――――――
II
165 Tous les vents mugissaient, | les montagnes tremblèrent, 6+6 a
Des fleuves arrêtés | les vagues reculèrent, 6+6 a
Et du sombre horizon | dépassant la hauteur, 6+6 b
Des vengeances de Dieu | l'immense exécuteur, 6+6 b
L'Océan apparut. | Bouillonnant et superbe, 6+6 a
170 Entraînant les forêts | comme le sable et l'herbe, 6+6 a
De la plaine inondée | envahissant le fond, 6+6 b
Il se couche en vainqueur | dans le désert profond, 6+6 b
Apportant avec lui | comme de grands trophées 6+6 a
Les débris inconnus | des villes étouffées, 6+6 a
175 Et là bientôt plus calme | en son accroissement, 6+6 b
Semble, dans ses travaux, | s'arrêter un moment, 6+6 b
Et se plaire à mêler, | à briser sur son onde 6+6 a
Les membres arrachés | au cadavre du Monde. 6+6 a
――――――
Ce fut alors qu'on vit | des hôtes inconnus 6+6 b
180 Sur les bords étrangers | tout à coup survenus ; 6+6 b
Le cèdre jusqu'au Nord | vint écraser le saule ; 6+6 a
Les ours noyés, flottants | sur les glaçons du pôle, 6+6 a
Heurtèrent l'éléphant | près du Nil endormi, 6+6 b
Et le monstre, que l'eau | soulevait à demi, 6+6 b
185 S'étonna d'écraser, | dans sa lutte contre elle, 6+6 a
Une vague où nageaient | le tigre et la gazelle. 6+6 a
En vain des larges flots | repoussant les premiers, 6+6 b
Sa trompe tournoyante | arracha les palmiers ; 6+6 b
Il fut roulé comme eux | dans les plaines torrides, 6+6 a
190 Regrettant ses roseaux | et ses sables arides, 6+6 a
Et de ses hauts bambous | le lit flexible et vert, 6+6 b
Et jusqu'au vent de flamme | exilé du désert. 6+6 b
Dans l'effroi général | de toute créature, 6+6 a
La plus féroce même | oubliait sa nature ; 6+6 a
195 Les animaux n'osaient | ni ramper ni courir ; 6+6 b
Chacun d'eux résigné | se coucha pour mourir, 6+6 b
En vain fuyant aux cieux | l'eau sur ses rocs venue 6+6 a
L'aigle tomba des airs, | repoussé par la nue. 6+6 a
Le péril confondit | tous les êtres tremblants. 6+6 b
200 L'homme seul se livrait | à des projets sanglants. 6+6 b
Quelques rares vaisseaux | qui se faisaient la guerre, 6+6 a
Se disputaient longtemps | les restes de la terre ; 6+6 a
Mais, pendant leurs combats, | les flots non ralentis 6+6 b
Effaçaient à leurs yeux | ces restes engloutis. 6+6 b
205 Alors un ennemi | plus terrible que l'onde 6+6 a
Vint achever partout | la défaite du monde ; 6+6 a
La faim de tous les cœurs | chassa les passions ; 6+6 b
Les malheureux, vivants | après leurs nations, 6+6 b
N'avaient qu'une pensée, | effroyable torture, 6+6 a
210 L'approche de la mort, | la mort sans sépulture. 6+6 a
On vit sur un esquif, | de mers en mers jeté, 6+6 b
L'œil affamé du fort | sur le faible arrêté ; 6+6 b
Des femmes, à grands cris, | insultant la nature, 6+6 a
Y réclamaient du sort | leur humaine pâture ; 6+6 a
215 L'athée, épouvanté | de voir Dieu triomphant, 6+6 b
Puisait un jour de vie | aux veines d'un enfant ; 6+6 b
Des derniers réprouvés | telle fut l'agonie. 6+6 a
L'amour survivait seul | à la bonté bannie ; 6+6 a
Ceux qu'unissaient entre eux | des serments mutuels, 6+6 b
220 Et que persécutait | la haine des mortels, 6+6 b
S'offraient ensemble à l'onde | avec un front tranquille, 6+6 a
Et contre leurs douleurs | trouvaient un même asile. 6+6 a
――――――
Mais sur le mont Arar, | encor loin du trépas, 6+6 b
Pour sauver ses enfants | l'ange ne venait pas ; 6+6 b
225 En vain le cherchaient-ils : | les vents et les orages 6+6 a
N'apportaient sur leurs fronts | que de sombres nuages. 6+6 a
――――――
Cependant sous les flots | montés également 6+6 b
Tout avait par degrés | disparu lentement : 6+6 b
Les cités n'étaient plus, | rien ne vivait, et l'onde 6+6 a
230 Ne donnait qu'un aspect | à la face du monde. 6+6 a
Seulement quelquefois | sur l'élément profond 6+6 b
Un palais englouti | montrait l'or de son front ; 6+6 b
Quelques dômes, pareils | à de magiques îles, 6+6 a
Restaient pour attester | la splendeur de leurs villes. 6+6 a
235 Là parurent encore | un moment deux mortels : 6+6 b
L'un, la honte d'un trône, | et l'autre, des autels ; 6+6 b
L'un se tenant au bras | de sa propre statue, 6+6 a
L'autre au temple élevé | d'une idole abattue. 6+6 a
Tous deux jusqu'à la mort | s'accusèrent en vain 6+6 b
240 De l'avoir attirée | avec le flot divin. 6+6 b
Plus loin, et contemplant | la solitude humide, 6+6 a
Mourait un autre roi, | seul sur sa pyramide. 6+6 a
Dans l'immense tombeau, | s'était d'abord sauvé 6+6 b
Tout son peuple ouvrier | qui l'avait élevé ; 6+6 b
245 Mais la mer implacable, | en fouillant dans les tombes, 6+6 a
Avait tout arraché | du fond des catacombes ; 6+6 a
Les mourants et les dieux, | les spectres immortels, 6+6 b
Et la race embaumée, | et le sphinx des autels ; 6+6 b
Et ce roi fut jeté | sur les sombres momies 6+6 a
250 Qui dans leurs lits flottants | se heurtaient endormies. 6+6 a
Expirant, il gémit | de voir à son côté 6+6 b
Passer ses demi-dieux | sans immortalité, 6+6 b
Dérobés à la mort, | mais reconquis par elle 6+6 a
Sous les palais profonds | de leur tombe éternelle ; 6+6 a
255 Il eut le temps encor | de penser une fois 6+6 b
Que nul ne saurait plus | le nom de tant de rois, 6+6 b
Qu'un seul jour désormais | comprendrait leur histoire, 6+6 a
Car la postérité | mourait avec leur gloire. 6+6 a
――――――
L'arche de Dieu passa | comme un palais errant. 6+6 b
260 Le voyant assiégé | par les flots du courant, 6+6 b
Le dernier des enfants | de la famille élue 6+6 a
Lui tendit en secret | sa main irrésolue, 6+6 a
Mais d'un dernier effort : | « Va-t'en, lui cria-t-il : 6+6 b
De ton lâche salut | je refuse l'exil ; 6+6 b
265 Va, sur quelques rochers | qu'aura dédaignés l'onde, 6+6 a
Construire tes cités | sur le tombeau du monde ; 6+6 a
Mon peuple mort est 1à, | sous la mer je suis roi. 6+6 b
Moins coupables que ceux | qui descendront de toi, 6+6 b
Pour étonner tes fils | sous ces plaines humides, 6+6 a
270 Mes géants2 glorieux | laissent les pyramides ; 6+6 a
Et sur le haut des monts | leurs vastes ossements, 6+6 b
De ces rivaux du Ciel | terribles monuments, 6+6 b
Trouvés dans les débris | de la terre inondée, 6+6 a
Viendront humilier | ta race dégradée. » 6+6 a
275 Il disait, s'essayant | par le geste et la voix, 6+6 b
A l'air impérieux | des hommes qui sont rois, 6+6 b
Quand, roulé sur la pierre | et touché par la foudre, 6+6 a
Sur sa tombe immobile | il fut réduit en poudre. 6+6 a
――――――
Mais sur le mont Arar | l'ange ne venait pas ; 6+6 b
280 L'eau faisait sur les rocs | de gigantesques pas, 6+6 b
Et ses flots rugissants | vers le mont solitaire 6+6 a
Apportaient avec eux | tous les bruits du tonnerre. 6+6 a
――――――
Enfin le fléau lent | qui frappait les humains 6+6 b
Couvrit le dernier point | des œuvres de leurs mains ; 6+6 b
285 Les montagnes, bientôt | par l'onde escaladées, 6+6 a
Cachèrent dans son sein | leurs têtes inondées. 6+6 a
Le volcan s'éteignit, | et le feu périssant 6+6 b
Voulut en vain y rendre | un combat impuissant, 6+6 b
A l'élément vainqueur | il céda le cratère, 6+6 a
290 Et sortit en fumant | des veines de la Terre. 6+6 a
――――――
III
Rien ne se voyait plus, | pas même des débris ; 6+6 b
L'univers écrasé | ne jetait plus ses cris. 6+6 b
Quand la mer eut des monts | chassé tous les nuages, 6+6 a
On vit se disperser | l'épaisseur des orages ; 6+6 a
295 Et les rayons du jour, | dévoilant leur trésor, 6+6 b
Lançaient jusqu'à la mer | des jets d'opale et d'or ; 6+6 b
La vague était paisible, | et molle et cadencée, 6+6 a
En berceaux de cristal | mollement balancée ; 6+6 a
Les vents, sans résistance, | étaient silencieux ; 6+6 b
300 La foudre, sans échos, | expirait dans les cieux ; 6+6 b
Les cieux devenaient purs, | et, réfléchis dans l'onde, 6+6 a
Teignaient d'un azur clair | l'immensité profonde. 6+6 a
――――――
Tout s'était englouti | sous les flots triomphants ; 6+6 b
Déplorable spectacle ! | excepté deux enfants. 6+6 b
305 Sur le sommet d'Arar | tous deux étaient encore, 6+6 a
Mais par l'onde et les vents | battus depuis l'aurore. 6+6 a
Sous les lambeaux mouillés | des tuniques de lin, 6+6 b
La vierge était tombée | aux bras de l'orphelin ; 6+6 b
Et lui, gardant toujours | sa tête évanouie, 6+6 a
310 Mêlait ses pleurs sur elle | aux gouttes de la pluie. 6+6 a
Cependant, lorsqu'enfin | le soleil renaissant 6+6 b
Fit tomber un rayon | sur son front innocent, 6+6 b
Par la beauté du jour | un moment abusée, 6+6 a
Comme un lis abattu, | secouant la rosée, 6+6 a
315 Elle entr'ouvrit les yeux | et dit : « Emmanuel ! 6+6 b
Avons-nous obtenu | la clémence du Ciel ? 6+6 b
J'aperçois dans l'azur | la colombe qui passe ; 6+6 a
Elle porte un rameau ; | Dieu nous a-t-il fait grâce ? 6+6 a
― La colombe est passée | et ne vient pas à nous. 6+6 b
320 ― Emmanuel, la mer | a touché mes genoux. 6+6 b
― Dieu nous attend ailleurs | à l'abri des tempêtes. 6+6 a
― Vois-tu l'eau sur nos pieds ? | ― Vois le ciel sur nos têtes. 6+6 a
― Ton père ne vient pas ; | nous serons donc punis ? 6+6 b
― Sans doute après la mort | nous serons réunis. 6+6 b
325 ― Venez, Ange du Ciel, | et prêtez-lui vos ailes ! 6+6 a
― Recevez-la, mon père, | aux voûtes éternelles ! » 6+6 a
――――――
Ce fut le dernier cri | du dernier des humains. 6+6 b
Longtemps, sur l'eau croissante | élevant ses deux mains. 6+6 b
Il soutenait Sara | par les flots poursuivie ; 6+6 a
330 Mais, quand il eut perdu | sa force avec la vie, 6+6 a
Par le ciel et la mer | le monde fut rempli, 6+6 b
Et l'arc-en-ciel brilla, | tout étant accompli. 6+6 b
" Les enfants de Dieu, voyant que les filles des
hommes étaient belles, prirent pour femmes celles qui
leur avaient plu. " (_Gen._, chap. VI, V. 2.)
" Or, il y avait des géants sur la terre. Car, depuis
que les fils de Dieu eurent épousé les filles des hommes,
il en sortit des enfants fameux et puissants dans le siècle. "
(_Genèse_, ch. VI, V. 4)
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