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VIG_1/VIG31
Alfred de VIGNY
POÈMES ANTIQUES ET MODERNES
1826
LES DESTINÉES
ŒUVRES POSTHUMES
POÈMES PHILOSOPHIQUES
Wanda
Histoire russe
Conversation au bal à Paris
――――
I
UN FRANÇAIS
Qui donc vous a donné | ces bagues enchantées 6+6 a
Que vous ne touchez pas | sans un air de douleur ? 6+6 b
Vos mains, par ces rubis, | semblent ensanglantées. 6+6 a
Ces cachets grecs, ces croix, | souvenirs d'un malheur, 6+6 b
5 Sont-ils chers et cruels ? | sont-ils expiatoires ? 6+6 a
Le pays des Ivans | a seul ces perles noires, 6+6 a
D'une contrée en deuil | symboles sans couleur. 6+6 a
II
WANDA, GRANDE DAME RUSSE
Celle qui m'a donné | ces ornements de fête, 6+6 b
Ce cachet dont un Czar | fut le seul possesseur, 6+6 a
10 Ces diamants en feu | qui tremblent sur ma tête, 6+6 b
Ces reliques sans prix | d'un saint intercesseur, 6+6 a
Ces rubis, ces saphirs | qui chargent ma ceinture, 6+6 b
Ce bracelet qu'émaille | une antique peinture, 6+6 b
Ces talismans sacrés, | c'est l'esclave ma sœur. 6+6 a
III
15 Car elle était princesse, | et maintenant qu'est-elle ? 6+6 a
Nul ne l'oserait dire | et n'ose le savoir. 6+6 b
On a rayé le nom | dont le monde l'appelle. 6+6 a
Elle n'est qu'une femme | et mange le pain noir. 6+6 b
Le pain qu'à son mari | donne la Sibérie ; 6+6 c
20 Et parmi les mineurs | s'assied pâle et flétrie, 6+6 c
Et boit chaque matin | les larmes du devoir. 6+6 b
IV
En ce temps-là, ma sœur, | sur le seuil de sa porte, 6+6 a
Nous dit : « Vivez en paix, | je vais garder ma foi. 6+6 b
« Gardez ces vanités ; | au monde je suis morte, 6+6 a
25 « Puisque le seul que j'aime | est mort devant la loi. 6+6 b
« Des splendeurs de mon front | conservez les ruines. 6+6 a
« Je le suivrai partout, | jusques au fond des mines ; 6+6 a
« Vous qui savez aimer, | vous feriez comme moi. 6+6 a
V
« L'empereur tout-puissant, | qui voit d'en haut les choses, 6+6 b
30 « Du prince mon seigneur | voulut faire un forçat. 6+6 a
« Dieu seul peut réviser | un jour ces grandes causes 6+6 b
« Entre le souverain, | le sujet et l'État. 6+6 a
« Pour moi, je porterai | mes fils sur mon épaule 6+6 b
« Tandis que mon mari, | sur la route du pôle, 6+6 b
35 « Marche et traîne un boulet, | conduit par un soldat. 6+6 a
VI
« La fatigue a courbé | sa poitrine écrasée ; 6+6 a
« Le froid gonfle ses pieds | dans des chemins mauvais ; 6+6 b
« La neige tombe en flots | sur sa tête rasée ; 6+6 a
« Il brise les glaçons | sur le bord des marais. 6+6 b
40 « Lui de qui les aïeux | s'élisaient pour l'empire, 6+6 c
« Répond : Serge, au camp même | où tous leur disaient : Sire. 6+6 c
« Comment puis-je, à Moscou, | dormir dans mon palais ? 6+6 b
VII
« Prenez donc, ô mes sœurs, | ces signes de mollesse. 6+6 a
« J'irai dans les caveaux, | dans l'air empoisonneur, 6+6 b
45 « Conservant seulement, | de toute ma richesse, 6+6 a
« L'aiguille et le marteau | pour luxe et pour honneur ; 6+6 b
« Et puisqu'il est écrit | que la race des Slaves 6+6 c
« Doit porter et le joug | et le nom des esclaves, 6+6 c
« Je descendrai vivante | au tombeau du mineur. 6+6 b
VIII
50 « Là, j'aurai soin d'user | ma vie avec la sienne, 6+6 a
« Je soutiendrai ses bras | quand il prendra l'essieu. 6+6 b
« Je briserai mon corps | pour que rien ne retienne 6+6 a
« Mon âme quand son âme | aura monté vers Dieu ; 6+6 b
« Et bientôt, nous tirant | des glaces éternelles, 6+6 c
55 « L'ange de mort viendra | nous prendre sous ses ailes 6+6 c
« Pour nous porter ensemble | aux chaleurs du ciel bleu. » 6+6 b
IX
Et ce qu'elle avait dit, | ma sœur l'a bien su faire ; 6+6 a
Elle a tissé le lin, | et de ses écheveaux 6+6 b
Espère en vain former | son linceul mortuaire ; 6+6 a
60 Et depuis vingt hivers | achève vingt travaux, 6+6 b
Calculant jour par jour, | sur ses mains enchaînées, 6+6 c
Les grains du chapelet | de ses sombres années. 6+6 c
Quatre enfants ont grandi | dans l'ombre des caveaux. 6+6 b
X
Leurs yeux craignent le jour | quand sa lumière pâle 6+6 a
65 Trois fois dans une année | éclaire leur pâleur. 6+6 b
Comme pour les agneaux, | la brebis et le mâle 6+6 a
Sont parqués à la fois | par le mauvais pasteur. 6+6 b
La mère eût bien voulu | qu'on leur apprît à lire, 6+6 c
Puisqu'ils portaient le nom | des princes de l'empire 6+6 c
70 Et n'ont rien fait encor | qui blesse l'Empereur. 6+6 b
XI
Un jour de fête on a | demandé cette grâce 6+6 a
Au Czar toujours affable | et clément souverain, 6+6 b
Lorsqu'au front des soldats | seul il passe et repasse. 6+6 a
Après dix ans d'attente | il répondit enfin : 6+6 b
75 « Un esclave a besoin | d'un marteau, non d'un livre ; 6+6 c
La lecture est fatale | à ceux-là qui, pour vivre, 6+6 c
Doivent avoir bon bras | pour gagner un bon pain. » 6+6 b
XII
Ce mot fut un couteau | pour le cœur de la mère ; 6+6 a
Avant qu'il ne fût dit, | quand s'asseyait ma sœur, 6+6 b
80 Ses larmes sillonnaient | la neige sur la terre, 6+6 a
Tombant devant ses pieds, | non sans quelque douceur. 6+6 b
― Mais aujourd'hui, sans pleurs, | elle passe l'année 6+6 c
A regarder ses fils | d'une vue étonnée ; 6+6 c
Ses yeux secs sont glacés | d'épouvante et d'horreur ! 6+6 b
XIII
LE FRANÇAIS
85 Wanda, j'écoute encore | après votre silence ; 6+6 a
J'ai senti sur mon cœur | peser ce doigt d'airain 6+6 b
Qui porte au bout du monde | à toute âme qui pense 6+6 a
Les épouvantements | du fatal souverain. 6+6 b
― Cet homme enseveli | vivant avec sa femme, 6+6 c
90 Ces esclaves enfants | dont on va tuer l'âme, 6+6 c
Est-ce de notre Siècle | ou du temps d'Ugolin ? 6+6 b
XIV
Non, non, il n'est pas vrai | que le peuple en tout âge, 6+6 a
Lui seul ait travaillé, | lui seul ait combattu ; 6+6 b
Que l'immolation, | la force et le courage 6+6 a
95 N'habitent pas un cœur | de velours revêtu. 6+6 b
Plus belle était la vie | et plus grande est sa perte, 6+6 c
Plus pur est le calice | où l'hostie est offerte. 6+6 c
― Sacrifice, ô toi seul | peut-être es la vertu ! 6+6 b
XV
Tandis que vous parliez | je sentais dans mes veines 6+6 a
100 Les imprécations | bouillonner sourdement. 6+6 b
Vous ne maudissez pas, | ô vous, femmes romaines ! 6+6 a
Vous traînez votre joug | silencieusement. 6+6 b
Éponines du Nord, | vous dormez dans vos tombes, 6+6 a
Vous soutenez l'esclave | au fond des catacombes 6+6 a
105 D'où vous ne sortirez | qu'au dernier jugement. 6+6 a
XVI
Peuple silencieux, | souverain gigantesque ! 6+6 b
― Lutteurs de fer toujours | muets et combattants ! 6+6 a
Pierre avait commencé | ce duel romanesque : 6+6 b
Le verrons-nous finir ? | Est-il de notre temps ? 6+6 a
110 Le dompteur est debout | nuit et jour et surveille 6+6 b
Le dompté qui se tait | jusqu'à ce qu'il s'éveille. 6+6 b
Se regardant l'un l'autre | ainsi que deux Titans. 6+6 a
XVII
En bas, le peuple voit | de son œil de Tartare 6+6 a
Ses seigneurs révoltés, | combattus par ses Czars, 6+6 b
115 Aiguise sur les pins | sa hache et la prépare 6+6 a
A peser tout son poids | dans les futurs hasards. 6+6 b
― En haut, seul, l'Empereur | sur la Russie entière 6+6 c
Promène en galopant | l'autre hache dont Pierre 6+6 c
Abattit de sa main | les têtes de Boyards. 6+6 b
XVIII
120 Une nuit on a vu | ces deux larges cognées 6+6 a
Se heurter, se porter | des coups profonds et lourds. 6+6 b
Les hommes sont tombés, | les femmes résignées 6+6 a
Ont marché dans la neige | à la voix des tambours, 6+6 b
Et, comme votre sœur, | ont d'une main meurtrie 6+6 c
125 Bercé leurs fils au bord | des lacs de Sibérie, 6+6 c
Et cherché pour dormir | la tanière des ours. 6+6 b
XIX
Et ces femmes sans peur, | ces reines détrônées, 6+6 a
Dédaignent de se plaindre | et s'en vont au désert 6+6 b
Sans détourner les yeux, | sans même être étonnées 6+6 a
130 En passant sous la porte | où tout espoir se perd. 6+6 b
A voir leur front si calme, | on croirait qu'elles savent 6+6 a
Que leurs ans, jour par jour, | par avance se gravent 6+6 a
Sur un livre éternel | devant le Czar ouvert. 6+6 a
XX
Quel signe formidable | a-t-il au front, cet homme ? 6+6 b
135 Qui donc ferma son cœur | des trois cercles de fer 6+6 a
Dont s'étaient cuirassés | les empereurs de Rome 6+6 b
Contre les cris de l'âme | et les cris de la chair ? 6+6 a
Croit-on parmi vos serfs | qu'à la fin il se lasse 6+6 b
De semer les martyrs | sur la neige et la glace, 6+6 b
140 D'entasser les damnés | dans un terrestre enfer ? 6+6 a
XXI
S'il était vrai qu'il eût | au fond de sa poitrine 6+6 a
Un cœur de père ému | des pâleurs d'un enfant, 6+6 b
Qu'assis près de sa fille | à la beauté divine 6+6 a
Il eût les yeux en pleurs, | l'air doux et triomphant, 6+6 b
145 Qu'il eût pour rêve unique | et désir de son âme 6+6 c
Quelques jours de repos | pour emporter sa femme 6+6 c
Sous les soleils du Sud | qui réchauffent le sang ; 6+6 b
XXII
S'il était vrai qu'il eût | conduit hors du servage 6+6 a
Un peuple tout entier | de sa main racheté, 6+6 b
150 Créant le pasteur libre | et créant le village 6+6 a
Où l'esclave tartare | avait seul existé. 6+6 b
Pareil au voyageur | dont la richesse est fière 6+6 c
D'acheter mille oiseaux | et d'ouvrir la volière 6+6 c
Pour leur rendre à la fois | l'air et la liberté ; 6+6 b
XXIII
155 Il aurait déjà dit : | « J'ai pitié, je fais grâce ; 6+6 a
L'ancien crime est lavé | par les martyrs nouveaux ; » 6+6 b
Sa voix aurait trois fois | répété dans l'espace, 6+6 a
Comme la voix de l'ange | ouvrant les derniers sceaux. 6+6 b
Devant les nations | surprises, attentives, 6+6 c
160 Devant la race libre | et les races captives : 6+6 c
« La brebis m'a vaincu | par le sang des agneaux. » 6+6 b
XXIV
Mais il n'a point parlé, | mais cette année encore 6+6 a
Heure par heure en vain | lentement tombera, 6+6 b
Et la neige sans bruit, | sur la terre incolore, 6+6 a
165 Aux pieds des exilés | nuit et jour gèlera. 6+6 b
Silencieux devant | son armée en silence, 6+6 c
Le Czar, en mesurant | la cuirasse et la lance, 6+6 c
Passera sa revue | et toujours se taira. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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