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VIG_1/VIG28
Alfred de VIGNY
POÈMES ANTIQUES ET MODERNES
1826
LES DESTINÉES
ŒUVRES POSTHUMES
POÈMES PHILOSOPHIQUES
La Flûte
――――――
I
Un jour, je vis s'asseoir au pied de ce grand arbre 6+6 a
Un pauvre qui posa sur ce vieux banc de marbre 6+6 a
Son sac et son chapeau, s'empressa d'achever 6+6 b
Un morceau de pain noir, puis se mit à rêver. 6+6 b
5 Il paraissait chercher dans les longues allées 6+6 a
Quelqu'un pour écouter ses chansons désolées ; 6+6 a
Il suivait à regret la trace des passants 6+6 b
Rares et qui, pressés, s'en allaient en tous sens. 6+6 b
Avec eux s'enfuyait l'aumône disparue, 6+6 a
10 Prix douteux d'un lit dur en quelque étroite rue 6+6 a
Et d'un amer souper dans un logis malsain. 6+6 b
Cependant il tirait lentement de son sein, 6+6 b
Comme se préparait au martyre un apôtre, 6+6 a
Les trois parts d'une Flûte et liait l'une à l'autre, 6+6 a
15 Essayait l'embouchure à son menton tremblant, 6+6 b
Faisait mouvoir la clef, l'épurait en soufflant, 6+6 b
Sur ses genoux ployés frottait le bois d'ébène, 6+6 a
Puis jouait. ― Mais son front en vain gonflait sa veine, 6+6 a
Personne autour de lui pour entendre et juger 6+6 b
20 L'humble acteur d'un public ingrat et passager. 6+6 b
J'approchais une main du vieux chapeau d'artiste, 6+6 a
Sans attendre un regard de son œil doux et triste 6+6 a
En ce temps de révolte et d'orgueil si rempli ; 6+6 b
Mais, quoique pauvre, il fut modeste et très poli. 6+6 b
II
25 Il me fit un tableau de sa pénible vie. 6+6 a
Poussé par ce démon qui toujours nous convie, 6+6 a
Ayant tout essayé, rien ne lui réussit, 6+6 b
Et le chaos entier roulait dans son récit : 6+6 b
Ce n'était qu'élan brusque et qu'ambitions folles, 6+6 a
30 Qu'entreprise avortée et grandeur en paroles. 6+6 a
D'abord, à son départ, orgueil démesuré, 6+6 b
Gigantesque écriteau sur un front assuré, 6+6 b
Promené dans Paris d'une façon hautaine : 6+6 a
Bonaparte et Byron, poète et capitaine, 6+6 a
35 Législateur aussi, chef de religion 6+6 b
(De tous les écoliers c'est la contagion), 6+6 b
Père d'un panthéisme orné de plusieurs choses, 6+6 a
De quelques âges d'or et des métempsycoses 6+6 a
De Bouddha, qu'en son cœur il croyait inventer ; 6+6 b
40 Il l'appliquait à tout, espérant importer 6+6 b
Sa révolution dans sa philosophie ; 6+6 a
Mais des contrebandiers notre âge se défie ; 6+6 a
Bientôt par nos fleurets le défaut est trouvé ; 6+6 b
D'un seul argument fin son ballon fut crevé. 6+6 b
45 Pour hisser sa nacelle, il en gonfla bien d'autres 6+6 a
Que le vent dispersa. Fatigué des apôtres, 6+6 a
Il dépouilla leur froc. (Lui-même le premier 6+6 b
Souriait tristement de cet air cavalier 6+6 b
Dont sa marche, au début, avait été fardée 6+6 a
50 Et, pour d'obscurs combats, si pesamment bardée ; 6+6 a
Car, plus grave à présent, d'une double lueur 6+6 b
Semblait se réchauffer et s'éclairer son cœur ; 6+6 b
Le Bon Sens qui se voit, la Candeur qui l'avoue, 6+6 a
Coloraient en parlant les pâleurs de sa joue.) 6+6 a
55 Laissant donc les couvents, panthéistes ou non, 6+6 b
Sur la poupe d'un drame il inscrivit son nom, 6+6 b
Et vogua sur ces mers aux trompeuses étoiles ; 6+6 a
Mais, faute de savoir, il sombra sous ses voiles 6+6 a
Avant d'avoir montré son pavillon aux airs. 6+6 b
60 Alors rien devant lui que flots noirs et déserts, 6+6 b
L'océan du travail si chargé de tempêtes 6+6 a
Où chaque vague emporte et brise mille têtes. 6+6 a
Là, flottant quelques jours sans force et sans fanal, 6+6 b
Son esprit surnagea dans les plis d'un journal, 6+6 b
65 Radeau désespéré que trop souvent déploie 6+6 a
L'équipage affamé qui se perd et se noie. 6+6 a
Il s'y noya de même, et de même, ayant faim, 6+6 b
Fit ce que fait tout homme invalide et sans pain. 6+6 b
« Je gémis, disait-il, d'avoir une pauvre âme 6+6 a
70 Faible autant que serait l'âme de quelque femme, 6+6 a
Qui ne peut accomplir ce qu'elle a commencé 6+6 b
Et s'abat au départ sur tout chemin tracé. 6+6 b
L'idée à l'horizon est à peine entrevue, 6+6 a
Que sa lumière écrase et fait ployer ma vue. 6+6 a
75 Je vois grossir l'obstacle en invincible amas, 6+6 b
Je tombe ainsi que Paul en marchant vers Damas. 6+6 b
― Pourquoi, me dit la voix qu'il faut aimer et craindre, 6+6 a
Pourquoi me poursuis-tu, toi qui ne peux m'étreindre ? 6+6 a
― Et le rayon me trouble et la voix m'étourdit, 6+6 b
80 Et je demeure aveugle et je me sens maudit. » 6+6 b
III
― « Non, criai-je en prenant ses deux mains dans les miennes, 6+6 a
Ni dans les grandes lois des croyances anciennes, 6+6 a
Ni dans nos dogmes froids, forgés à l'atelier, 6+6 b
Entre le banc du maître et ceux de l'écolier, 6+6 b
85 Ces faux Athéniens dépourvus d'atticisme, 6+6 a
Qui nous soufflent aux yeux des bulles de sophisme, 6+6 a
N'ont découvert un mot par qui fût condamné 6+6 b
L'homme aveuglé d'esprit plus que l'aveugle-né. 6+6 b
« C'est assez de souffrir sans se juger coupable 6+6 a
90 Pour avoir entrepris et pour être incapable. 6+6 a
J'aime, autant que le fort, le faible courageux 6+6 b
Qui lance un bras débile en des flots orageux, 6+6 b
De la glace d'un lac plonge dans la fournaise 6+6 a
Et d'un volcan profond va tourmenter la braise. 6+6 a
95 Ce Sisyphe éternel est beau, seul, tout meurtri, 6+6 b
Brûlé, précipité, sans jeter un seul cri, 6+6 b
Et n'avouant jamais 'qu'il saigne et qu'il succombe 6+6 a
A toujours ramasser son rocher qui retombe. 6+6 a
Si, plus haut parvenus, de glorieux esprits 6+6 b
100 Vous dédaignent jamais, méprisez leur mépris ; 6+6 b
Car ce sommet de tout, dominant toute gloire, 6+6 a
Ils n'y sont pas, ainsi que l'œil pourrait le croire. 6+6 a
On n'est jamais en haut. Les forts, devant leurs pas, 6+6 b
Trouvent un nouveau mont inaperçu d'en bas. 6+6 b
105 Tel que l'on croit complet et maître en toute chose 6+6 a
Ne dit pas les savoirs qu'à tort on lui suppose, 6+6 a
Et qu'il est tel grand but qu'en vain il entreprit. 6+6 b
― Tout homme a vu le mur qui borne son esprit. 6+6 b
Du corps et non de l'âme accusons l'indigence. 6+6 a
110 Des organes mauvais servent l'intelligence 6+6 a
Et touchent, en tordant et tourmentant leur nœud, 6+6 b
Ce qu'ils peuvent atteindre et non ce qu'elle veut. 6+6 b
En traducteurs grossiers de quelque auteur céleste 6+6 a
Ils parlent… Elle chante et désire le reste. 6+6 a
115 Et, pour vous faire ici quelque comparaison, 6+6 b
Regardez votre flûte, écoutez-en le son. 6+6 b
Est-ce bien celui-là que voulait faire entendre 6+6 a
La lèvre ? Était-il pas ou moins rude ou moins tendre ? 6+6 a
Eh bien ! c'est au bois lourd que sont tous les défauts ! 6+6 b
120 Votre souffle était juste et votre chant est faux. 6+6 b
Pour moi qui ne sais rien et vais du doute au rêve, 6+6 a
Je crois qu'après la mort, quand l'union s'achève, 6+6 a
L'âme retrouve alors la vue et la clarté, 6+6 b
Et que, jugeant son œuvre avec sérénité, 6+6 b
125 Comprenant sans obstacle et s'expliquant sans peine, 6+6 a
Comme ses sœurs du ciel elle est puissante et reine, 6+6 a
Se mesure au vrai poids, connaît visiblement 6+6 b
Que son souffle était faux par le faux instrument, 6+6 b
N'était ni glorieux ni vil, n'étant pas libre ; 6+6 a
130 Que le corps seulement empêchait l'équilibre, 6+6 a
Et, calme, elle reprend dans l'idéal bonheur, 6+6 b
La sainte égalité des esprits du Seigneur. » 6+6 b
IV
Le pauvre alors rougit d'une joie imprévue, 6+6 a
Et contempla sa Flûte avec une autre vue ; 6+6 a
135 Puis, me connaissant mieux, sans craindre mon aspect, 6+6 b
Il la baisa deux fois en signe de respect, 6+6 b
Et joua, pour quitter ses airs anciens et tristes, 6+6 a
Ce Salve Regina que chantent les Trappistes. 6+6 a
Son regard attendri paraissait inspiré, 6+6 b
140 La note était plus juste et le souffle assuré. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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