Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
VIG_1/VIG18
Alfred de VIGNY
POÈMES ANTIQUES ET MODERNES
1826
LIVRE MODERNE
Le Trappiste1
Poème
C'était une des nuits | qui des feux de l'Espagne 6+6 a
Par des froids bienfaisants | consolent la campagne ; 6+6 a
L'ombre était transparente, | et le lac argenté 6+6 b
Brillait à l'horizon | sous un voile enchanté ; 6+6 b
5 Une lune immobile | éclairait les vallées 6+6 a
Où des citronniers verts | serpentent les allées ; 6+6 a
Des milliers de soleils, | sans offenser les yeux, 6+6 b
Tels qu'une poudre d'or, | semaient l'azur des cieux, 6+6 b
Et les monts inclinés, | verdoyante ceinture 6+6 a
10 Qu'en cercles inégaux | enchaîna la nature, 6+6 a
De leurs dômes en fleurs | étalaient la beauté, 6+6 b
Revêtus d'un manteau | bleuâtre et velouté. 6+6 b
Mais aucun n'égalait, | dans sa magnificence, 6+6 a
Le mont Serrat, paré | de toute sa puissance : 6+6 a
15 Quand des nuages blancs | sur son dos arrondi 6+6 b
Roulaient leurs flots chassés | par le vent du midi, 6+6 b
Les brisant de son front, | comme un nageur habile, 6+6 a
Le géant semblait fuir | sous ce rideau mobile ; 6+6 a
Tantôt un piton noir, | seul dans le firmament, 6+6 b
20 Tel qu'un fantôme énorme, | arrivait lentement ; 6+6 b
Tantôt un bois riant, | sur une roche agreste, 6+6 a
S'éclairait, suspendu | comme une île céleste. 6+6 a
Puis enfin, des vapeurs | délivrant ses contours, 6+6 b
Comme une forteresse | au milieu de ses tours, 6+6 b
25 Sortait le pic immense : | il semblait à ses plaines 6+6 a
Des vents frais de la nuit | partager les haleines ; 6+6 a
Et l'orage indécis, | murmurant à ses pieds, 6+6 b
Pendait encor d'en haut | sur les monts effrayés. 6+6 b
――――――
En spectacles pompeux | la nature est féconde, 6+6 a
30 Mais l'homme a des pensers | bien plus grands que le monde. 6+6 a
Quelquefois tout un peuple | endormi dans ses maux 6+6 b
S'éveille, et, saisissant | le glaive des hameaux, 6+6 b
Maudissant la révolte | impure et tortueuse, 6+6 a
Élève tout à coup | sa voix majestueuse : 6+6 a
35 Il redemande à Dieu | ses autels profanés, 6+6 b
Il appelle à grands cris | ses rois emprisonnés ; 6+6 b
Comme un tigre, il arrache, | il emporte sa chaîne ; 6+6 a
Il s'élève, il grandit, | il s'étend comme un chêne, 6+6 a
Et de ses mille bras | il couvre en liberté 6+6 b
40 Les sillons paternels | du sol qui l'a porté. 6+6 b
Ainsi, terre indocile, | à ton roi seul constante, 6+6 a
Vendée, où la chaumière | est encore une tente, 6+6 a
Ainsi de ton Bocage | aux détours meurtriers 6+6 b
Sortirent en priant | les paysans guerriers : 6+6 b
45 Ainsi, se relevant, | l'infatigable Espagne 6+6 a
Fait sortir des héros | du creux de la montagne. 6+6 a
――――――
Sur des rochers, non loin | de ces antres sacrés, 6+6 b
Où Pélage appela | les Goths désespérés, 6+6 b
D'où sort toujours la gloire, | et qui gardent encore, 6+6 a
50 Hélas ! les os français | mêlés à ceux du More, 6+6 a
Au-dessus de la nue, | au-dessus des torrents, 6+6 b
Viennent de s'assembler | les montagnards errants. 6+6 b
La pourpre du réseau | dont leur front s'environne 6+6 a
Forme autour des cheveux | une mâle couronne, 6+6 a
55 Et la corde légère, | avec des nœuds puissants, 6+6 b
S'est tressée en sandale | à leurs pieds bondissants. 6+6 b
Le silence est profond | dans la foule attentive ; 6+6 a
Car la hache pesante, | avec la flamme active, 6+6 a
D'un chêne que cent ans | n'ont pas su protéger 6+6 b
60 Ont fait pour leur prière | un autel passager. 6+6 b
――――――
Là ce chef dont le nom | sème au loin l'épouvante 6+6 a
Dépose devant Dieu | son oraison fervente ; 6+6 a
Triomphateur sans pompe, | il va d'une humble voix 6+6 b
Chanter le TE DEUM | sous le dôme des bois. 6+6 b
65 Est-ce un guerrier farouche ? | est-ce un pieux apôtre ? 6+6 a
Sous la robe de l'un | il a les traits de l'autre : 6+6 a
Il est prêtre, et, pourtant, | promptement irrité, 6+6 b
Il est soldat aussi, | mais plein d'austérité ; 6+6 b
Son front est triste et pâle, | et son œil intrépide ; 6+6 a
70 Son bras frappe et bénit, | son langage est rapide ; 6+6 a
Il passe dans la foule | et ne s'y mêle pas ; 6+6 b
Un pain noir et grossier | compose ses repas ; 6+6 b
Il parle, on obéit ; | on tremble s'il commande, 6+6 a
Et nul sur son destin | ne tente une demande. 6+6 a
75 Le Trappiste est son nom : | ce terrible inconnu, 6+6 b
Sorti jadis du monde, | au monde est revenu ; 6+6 b
Car, soulevant l'oubli | dont ces couvents funèbres 6+6 a
A leurs moines muets | imposent les ténèbres, 6+6 a
Il reparut au jour, | dans une main la croix, 6+6 b
80 Dans l'autre, secouant, | au nom des anciens rois, 6+6 b
Ce fouet dont Jésus-Christ, | de son bras pacifique, 6+6 a
Du haut des longs degrés | du temple magnifique, 6+6 a
Renversa les vendeurs | qui souillaient le saint mur, 6+6 b
Dans les débris épars | de leur trafic impur. 6+6 b
85 Soit que la main de Dieu | le couvre ou se retire, 6+6 a
Le condamne à la gloire | où l'élève au martyre, 6+6 a
S'il vit, il reviendra | sans plainte et sans orgueil, 6+6 b
D'un bras sanglant encore | achever son cercueil, 6+6 b
Et, reprendre, courbé, | l'agriculture austère 6+6 a
90 Dont il s'est trop longtemps | reposé dans la guerre. 6+6 a
Tel un mort, évoqué | par de magiques voix, 6+6 b
Envoyé du sépulcre, | apparaît pour les rois, 6+6 b
Marche, prédit, menace, | et retourne à sa tombe, 6+6 a
Dont la pierre éternelle | en gémissant retombe. 6+6 a
――――――
95 Parmi les montagnards, | ces robustes bergers, 6+6 b
Aventuriers hardis, | chasseurs aux pieds légers, 6+6 b
Qui rangent sous sa loi | leur troupe volontaire, 6+6 a
Nul n'a voulu savoir | ce qu'il a voulu taire. 6+6 a
Dieu l'inspire et l'envoie, | il le dit : c'est assez, 6+6 b
100 Pourvu que leurs combats | leur soient toujours laissés. 6+6 b
Joyeux, ils voyaient donc, | sanctifiant leur gloire, 6+6 a
Ce prêtre offrir à Dieu | leur première victoire. 6+6 a
Pour lui, couvert de l'aube | et de l'étole orné, 6+6 b
Devant l'autel agreste | il s'était retourné. 6+6 b
105 Déjà, soldat du Christ | près d'entrer dans la lice, 6+6 a
Il remplissait son cœur | des baumes du calice. 6+6 a
Mais des soupirs, des bruits | s'élèvent ; un grand cri 6+6 b
L'interrompt ; il s'étonne, | et, lui-même attendri, 6+6 b
Voit un jeune inconnu, | dont la tête est sanglante, 6+6 a
110 Traînant jusqu'à l'autel | sa marche faible et lente, 6+6 a
Montrant un fer brisé | qui soutenait sa main, 6+6 b
Qui défendit sa fuite | et fraya son chemin. 6+6 b
C'est un de ces guerriers | dont la constante veille 6+6 a
Fait qu'en ses palais d'or | la royauté sommeille. 6+6 a
115 Il tombe ! mais il parle, | et sa tremblante voix 6+6 b
S'efforce à ce discours | entrecoupé trois fois : 6+6 b
« Pour qui donc cet autel | au milieu des ténèbres ? 6+6 a
N'y chantez pas, ou bien | dites des chants funèbres. 6+6 a
Quel Espagnol ne sait | les hymnes du trépas ? 6+6 b
120 Les nouveaux noms des morts | ne vous manqueront pas : 6+6 b
J'apporte sur vos monts | de sanglantes nouvelles. 6+6 a
― Quoi ! le roi n'est-il plus ? | disaient les voix fidèles. 6+6 a
― Pleurez ! ― Il est donc mort ? | ― Pleurez ; il est vivant ! » 6+6 b
Et le jeune martyr, | sur un bras se levant, 6+6 b
125 Tel qu'un gladiateur | dont la paupière errante 6+6 a
Cherche le sol qui tourne, | et fuit sa main mourante : 6+6 a
« Nos combats sont finis, | dit-il, en un seul jour ; 6+6 b
Nos taureaux ont quitté | le cirque, et sans retour, 6+6 b
Puisque le spectateur | à qui s'offrait la lutte 6+6 a
130 N'a pas daigné lui-même | applaudir à leur chute. 6+6 a
Pour vous, si vous savez | les secrets du devoir, 6+6 b
Partez, je vais mourir | avant de les savoir. 6+6 b
Mais, si vous rencontrez, | non loin de ces montagnes, 6+6 a
Des soldats qui vont vite | à travers les campagnes, 6+6 a
135 Qui portent sous leurs bras | des fusils renversés, 6+6 b
Et passent en silence | et leurs fronts abaissés, 6+6 b
Ne les engagez pas | à cesser leur retraite ; 6+6 a
Ils vous refuseraient | en secouant la tête ; 6+6 a
Car ils ont tous besoin, | mon père, ainsi que moi, 6+6 b
140 De retremper leur âme | aux sources de la foi. 6+6 b
Nul ne sait s'il succombe | ou fidèle ou parjure, 6+6 a
Et si le dévoûment | ne fut pas une injure. 6+6 a
Vous, habitant sacré | du mont silencieux, 6+6 b
Instruit des saintes morts | que préfèrent les Cieux, 6+6 b
145 Jugez-nous et parlez… | Vous savez quelle proie 6+6 a
Le peuple osa vouloir | dans sa féroce joie ? 6+6 a
Vous le savez, un roi | ne porte pas des fers 6+6 b
Sans que leur bruit s'entende | an bout de l'univers. 6+6 b
Nous qui pensions encore, | avant l'heure où nous sommes, 6+6 a
150 Qu'un serment prononcé | devait lier les hommes, 6+6 a
Partant avec le jour, | qui se levait sur nous 6+6 b
Brillant, mais dont le soir | n'est pas venu pour tous, 6+6 b
Au palais, dont le peuple | envahissait les portes, 6+6 a
En silence, à grands pas, | marchaient nos trois cohortes 6+6 a
155 Quand le balcon royal | à nos yeux vint s'offrir, 6+6 b
Nous l'avons salué, | car nous venions mourir. 6+6 b
Mais, comme à notre voix | il n'y paraît personne, 6+6 a
Aux cris des révoltés, | à leur tocsin qui sonne, 6+6 a
A leur joie insultante, | à leur nombre croissant, 6+6 b
160 Nous croyons le roi mort | parce qu'il est absent ; 6+6 b
Et, gémissant alors | sur de fausses alarmes, 6+6 a
Accusant nos retards, | nous répandions des larmes. 6+6 a
Mais un bruit les arrête, | et, passé dans nos rangs, 6+6 b
Fait presque de leur mort | repentir nos mourants. 6+6 b
165 Nous n'osons plus frapper, | de peur qu'un plomb fidèle 6+6 a
N'aille blesser le roi | dans la foule rebelle. 6+6 a
Déjà, le fer levé, | s'avancent ses amis, 6+6 b
Par nos bourreaux sanglants | à nous tuer admis. 6+6 b
Nous recevons leurs coups | longtemps avant d'y croire, 6+6 a
170 Et notre étonnement | nous ôte la victoire. 6+6 a
En retirant vers vous | nos rangs irrésolus, 6+6 b
Nous combattions toujours, | mais nous ne pleurions plus. » 6+6 b
――――――
Il se tut. Il régna, | de montagne en montagne, 6+6 a
Un bruit sourd qui semblait | un soupir de l'Espagne. 6+6 a
175 Le Trappiste incliné | mit sa main sur ses yeux. 6+6 b
On ne sait s'il pleura ; | car, tranquille et pieux, 6+6 b
Levant son front creusé | par les rides antiques, 6+6 a
Sa voix grave apaisa | les bataillons rustiques : 6+6 a
Comme au vent du midi | la neige au loin se fond, 6+6 b
180 La rumeur s'éteignit | dans un calme profond. 6+6 b
La lune alors plus belle | écartait un nuage, 6+6 a
Et du moins héroïque | éclairait le visage ; 6+6 a
Troublé sur ses sommets | et dans sa profondeur, 6+6 b
Le mont de tous ses bruits | déployait la grandeur ; 6+6 b
185 Aux mots entrecoupés | du vainqueur catholique, 6+6 a
Se mêlait d'un torrent | la voix mélancolique, 6+6 a
Le froissement léger | des mélèzes touffus, 6+6 b
D'un combat éloigné | les coups longs et confus, 6+6 b
Et des loups affamés | les hurlements funèbres, 6+6 a
190 Et le cri des vautours | volant dans les ténèbres. 6+6 a
――――――
« Frères, il faut mourir ; | qu'importe le moment ? 6+6 b
Et si de notre mort | le fatal instrument 6+6 b
Est cette main des rois | qui, jadis salutaire, 6+6 a
Touchait pour les guérir | les peuples de la terre ; 6+6 a
195 Quand même, nous brisant | sous notre propre effort, 6+6 b
L'arche que nous portons | nous donnerait la mort ; 6+6 b
Quand même par nous seuls | la couronne sauvée 6+6 a
Écraserait un jour | ceux qui l'ont relevée, 6+6 a
Seriez-vous étonnés, | et vos fidèles bras 6+6 b
200 Seraient-ils moins ardents | à servir les ingrats ? 6+6 b
Vous seriez-vous flattés | qu'on trouvât sur la terre 6+6 a
La palme réservée | au martyr volontaire ? 6+6 a
Hommes toujours déçus, | j'en appelle à vous tous ; 6+6 b
Interrogez vos cœurs, | voyez autour de vous ; 6+6 b
205 Rappelez vos liens, | vos premières années, 6+6 a
Et d'un juste coup d'œil | sondez vos destinées. 6+6 a
Amis, frères, amants, | qui vous a donc appris 6+6 b
Qu'un dévoûment jamais | dût recevoir son prix ? 6+6 b
Beaucoup semaient le bien | d'une main vigilante, 6+6 a
210 Qui n'ont pu récolter | qu'une moisson sanglante. 6+6 a
Si la couche est trompeuse | et le foyer pervers, 6+6 b
Qu'avez-vous attendu | des rois de l'univers ? 6+6 b
Ô faiblesse mortelle, | ô misère des hommes ! 6+6 a
Plaignons notre nature | et le siècle où nous sommes 6+6 a
215 Gémissons en secret | sur les fronts couronnés ; 6+6 b
Mais servons-les pour Dieu | qui nous les a donnés. 6+6 b
Notre cause est sacrée, | et dans les cœurs subsiste. 6+6 a
En vain les rois s'en vont : | la royauté résiste, 6+6 a
Son principe est en haut, | en haut est son appui ; 6+6 b
220 Car tout vient du Seigneur, | et tout retourne à lui. 6+6 b
Dieu seul est juste, enfants ; | sans lui tout est mensonge, 6+6 a
Sans lui le mourant dit : | « La vertu n'est qu'un songe. » 6+6 a
Nous allons le prier, | et pour le prince absent, 6+6 b
Et pour tous les martyrs | dont coule encor le sang. 6+6 b
225 Je donne cette nuit | à vos dernières larmes : 6+6 a
Demain, nous chercherons, | à la pointe des armes, 6+6 a
Pour le roi la couronne, | et des tombeaux pour nous. » 6+6 b
――――――
Amen ! dit l'assemblée, | en tombant à genoux. 6+6 b
" On a proposé au roi de profiter du temps pour quitter
Madrid avec une escorte sûre ; mais l'infortuné prince n'a
pu se résoudre à suivre ce conseil.
Le bruit s'étant répandu parmi les gardes que le roi était
emmené hors du palais, prisonnier des Cortès, l'ardeur de
cette troupe fidèle ne pouvait plus se contenir. Elle résolut
de pénétrer jusqu'au palais et de mettre le roi en liberté.
Après une charge meurtrière, ils parvinrent sur la place du
palais. Ils attendaient impatiemment des ordres ; nul ordre
ne fut donné de l'intérieur ! Figurez-vous le palais du roi
entouré de ses malheureux gardes, dix pièces de canon braquées
contre les portes et les fenêtres, dix mille personnes, tant
miliciens que bandits, poussant des cris épouvantables… Ils
ont combattu… Le nombre des gardes échappés (vers l'armée de
la Foi) est d'environ trois cents … Le roi a paru au balcon
et a salué le peuple. »
Moniteur, 15 juillet 1822.
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