Métrique en Ligne
VIC_2/VIC40
Gabriel VICAIRE
A LA BONNE FRANQUETTE
1892
Visite Après Boire
A Jules Truffier.
J’ai défoncé d’un coup de poing 8 a
Un caquillon de vieux gravelle. 8 b
Un rayon d’or en ma cervelle 8 b
S’est introduit, je suis à point. 8 a
5 Devant l’armoire aux confitures 8 a
Ma table s’est mise à valser ; 8 b
Mon lit demande à m’embrasser. 8 b
Seigneur Jésus, que d’aventures ! 8 a
Et les bouteilles au long cou 8 a
10 Me contemplent d’un air si tendre ! 8 b
Je ne me lasse pas d’entendre 8 b
Les cascades de mon coucou. 8 a
Ma foi, tant mieux ! Vive la joie ! 8 a
Et je souris béatement. 8 b
15 Vous croiriez voir un garnement 8 b
Qui s’attable en face d’une oie. 8 a
D’un rayon d’or je suis féru. 8 a
Je ris, je ris ; j’en deviens bête. 8 b
Et voilà qu’en tournant la tête, 8 b
20 Quelque chose m’est apparu. 8 a
C’est comme un bateau qui chavire 8 a
Comme un prunier qui va branlant, 8 b
C’est rose et bleu, c’est noir, c’est blanc, 8 b
Ça tourne, tourne, et vire, vire. 8 a
25 Tiens, une femme !… Eh oui, ma foi, 8 a
Même une assez belle gaillarde ; 8 b
Voyez-la donc qui me regarde 8 b
Et se gaudit, Dieu sait pourquoi. 8 a
Ses larges mains sont assez blanches, 8 a
30 Et son visage ! un vrai soleil ! 8 b
Des yeux noirs, un teint plus vermeil 8 b
Que le jour au milieu des branches. 8 a
Pas du tout fière avec cela ; 8 a
Ce n’est pas une mijaurée. 8 b
35 Au pavillon de la marée 8 b
On connaît de ces beautés-là. 8 a
« Ah ! dis-je, quel est ce mystère 8 a
Et pourquoi me fixer ainsi ? 8 b
Ne savez-vous pas que voici 8 b
40 Un vertueux célibataire ? » 8 a
« Turlututu, chapeau pointu, 8 a
Rassure-toi, fait la donzelle. 8 b
Comme toi je suis demoiselle ; 8 b
Je n’en veux pas à ta vertu. 8 a
45 Je suis la muse peu sévère 8 a
Que nos vieux pères aimaient tant, 8 b
La muse qui laisse, en chantant, 8 b
Tomber des roses dans son verre. 8 a
Marot et le pauvre Villon 8 a
50 M’ont fait courir la prétantaine ; 8 b
Sur les genoux de La Fontaine 8 b
J’ai retroussé mon cotillon. 8 a
Molière aux fers d’une inhumaine 8 a
Oubliait tout en mon retrait ; 8 b
55 La bonne vieille Laforêt 8 b
Était ma cousine germaine. 8 a
Despréaux voulut m’en conter, 8 a
Mais ce n’était que radotage. 8 b
Régnier me plaisait davantage ; 8 b
60 Il fallait l’entendre chanter ! 8 a
Et Voltaire ! La bonne pièce ! 8 a
Quelle malice ! Avons-nous ri ! 8 b
Ce fut mon singe favori ; 8 b
Mais je n’aimais pas trop sa nièce. 8 a
65 Ah ! Vive Dieu ! que de galants 8 a
M’ont adorée à mon aurore ! 8 b
Ne suis-je pas plaisante encore ? 8 b
Je n’ai pas même deux mille ans ! » 8 a
« Deux mille ans et si peu chenue ! 8 a
70 Dis-je, vraiment vous m’étonnez. » 8 b
Mais elle fait un pied de nez, 8 b
Tire la langue et continue : 8 a
« Hélas ! nous étions si contents ! 8 a
Vêtu de rose et d’émeraude, 8 b
75 On s’en allait à la maraude 8 b
Au jardin de Roger Bontemps. 8 a
Mais la gaîté n’est plus de mode. 8 a
Mettre son cœur à l’abandon, 8 b
Jouer, folâtrer, allons donc ! 8 b
80 C’était bon sous le vieil Hérode ! 8 a
J’ai vu le temps où nos Français, 8 a
La tête au vent comme raquette, 8 b
Aimaient à la bonne franquette, 8 b
Sans autre forme de procès. 8 a
85 Ils poursuivaient la fantaisie 8 a
Au clair soleil, par les prés verts ; 8 b
Toujours leur cervelle à l’envers 8 b
Gardait un grain de poésie. 8 a
Aujourd’hui, quel monde assommant ! 8 a
90 Plus de jeunesse ! on parle en prose. 8 b
Le chardon vient après la rose ; 8 b
Après le bal, l’enterrement. 8 a
Le rire plein, large et sonore, 8 a
Le franc rire de nos aïeux 8 b
95 Ne s’envole plus vers les cieux ; 8 b
C’est à jurer qu’il déshonore ! 8 a
Et le bon vin qui fait loucher, 8 a
Le vin gaillard, fils de nos vignes, 8 b
Où sont les vaillants qui soient dignes, 8 b
100 Ah ! seulement d’en approcher ? 8 a
Tandis qu’en mon verre il rougeoie, 8 a
Plus d’un se râpe le palais 8 b
Avec l’ale ou le gin anglais. 8 b
Ils ont l’ivresse, non la joie. 8 a
105 D’aucuns en pays allemand 8 a
Vont se griser de lourde bière ; 8 b
Autant vaudrait se mettre en bière 8 b
Pour attendre le jugement. 8 a
D’autres, que Dieu les récompense, 8 a
110 Boivent dans un pot à pisser 8 b
Quelque chose qu’on voit mousser ; 8 b
Le cœur me lève quand j’y pense. 8 a
Fi, pouah, pouah ! Les vilains goulus ! 8 a
Le diable soit de leur bourrache ! » 8 b
115 Et la voilà qui tousse et crache : 8 b
« Les pauvres gens ! n’en parlons plus. » 8 a
« Je voudrais, dis-je, belle brune, 8 a
Vous offrir un peu de vin blanc. 8 b
Les bouteilles sont sur le flanc, 8 b
120 Hélas ! il n’en reste pas une ! » 8 a
« Bah ! mon ami, c’est pour le mieux. 8 a
Veux-tu savoir ce qui me fâche ? 8 b
C’est que le monde soit trop lâche 8 b
Pour me regarder dans les yeux ; 8 a
125 C’est, quand pointent la violette, 8 a
Le bouton d’or et le souci, 8 b
Qu’il me faille rester ainsi 8 b
A la maison toute seulette. 8 a
Car je suis encor sûrement 8 a
130 La mieux faite du voisinage. 8 b
Aurais-tu deviné mon âge ? 8 b
Ne vaux-je pas un compliment ? 8 a
On a beau dire, on a beau faire : 8 a
Il faut coqueter ; c’est la loi. 8 b
135 On n’est pas belle que pour soi, 8 b
Et l’amour est la grande affaire. 8 a
Quoi ! Plus même un pauvre bouquet 8 a
Noué d’un bout de faveur bleue ! 8 b
Pas un pompon rose à la queue 8 b
140 De Sans-Souci, mon bourriquet ! 8 a
Puisque le monde m’abandonne, 8 a
Moi qui l’avais tant diverti, 8 b
Je te prendrai comme apprenti, 8 b
Malgré ton ventre qui bedonne. 8 a
145 Tu ne sembles pas très malin ; 8 a
Je te dégourdirai, peut-être. 8 b
J’ai bien mené les vaches paître, 8 b
Au temps jadis, avec Colin. 8 a
Nous irons au soleil de France 8 a
150 Voir reverdir les églantiers. » 8 b
Et j’ai répondu : « Volontiers ! 8 b
Grand merci de la préférence. 8 a
Que je voudrais vous consoler ! 8 a
Je vous aime tant ! C’est merveille. 8 b
155 Et voici qu’en mon cœur s’éveille 8 b
Un merle prêt à s’envoler. 8 a
Mais je n’ai jamais eu de vice, 8 a
J’ai peur de rester en défaut. 8 b
Saurai-je faire ce qu’il faut ? 8 b
160 M’allez-vous pas trouver novice ? » 8 a
« Sois donc tranquille, mon garçon ; 8 a
Je t’apprendrai mes ritournelles, 8 b
Nous chanterons sous les tonnelles 8 b
Le vin, l’amour, à l’unisson, 8 a
165 Et nous ferons tant de tapage 8 a
Que les gens nous entendront bien. 8 b
Tu porteras mon petit chien, 8 b
Tu seras mon nègre et mon page. » 8 a
« Belle dame, excusez du peu ! 8 a
170 Et que de grâces à vous rendre ! 8 b
Mais, dites-moi, ne peut-on prendre 8 b
Un baiser… pour l’amour de Dieu ? » 8 a
Là-dessus, tout plein de cautèle, 8 a
Je m’approche. Mais en riant : 8 b
175 « Ah ! fi, fi ! Le petit friand ! 8 b
C’est qu’il aime la bagatelle ! 8 a
Plus tard, plus tard, gros étourdi ; 8 a
Fais d’abord ton apprentissage. 8 b
A bas les mains ! Voyons, sois sage ! 8 b
180 Nous verrons ça l’autre mardi. » 8 a
Et tout à coup, par la croisée, 8 a
La belle s’enfuit prestement. 8 b
C’est un vrai tour d’enchantement ; 8 b
Psit, psit ! Plus rien : une fusée ! 8 a
185 J’ai beau m’écarquiller les yeux, 8 a
Rassembler mes pauvres idées. 8 b
Rien que les bouteilles vidées 8 b
Qui s’affalent à qui mieux mieux. 8 a
Et je l’avais là tout à l’heure, 8 a
190 Et son sourire était si frais ! 8 b
Ah ! pour deux sous je pleurerais 8 b
Si je savais comment on pleure. 8 a
Amour, gaîté, tout est fourbu, 8 a
Et maintenant, ma foi, j’hésite. 8 b
195 Est-ce bien vrai, cette visite ? 8 b
Qui peut savoir ? J’avais tant bu ! 8 a
mètre profil métrique : 8
forme globale type : suite périodique
logo du CRISCO logo de l'université