Métrique en Ligne
VHR_2/VHR59
Émile VERHAEREN
LES MOINES
1885
LES CONVERSIONS
I
De quels horizons noirs ou de quels lointains d’or 6+6 a
Accourez-vous au seuil du cloître aride et terne, 6+6 b
Grands ascètes chrétiens, qui seuls tenez encor, 6+6 a
Debout, votre Dieu mort, sur le monde moderne ? 6+6 b
5 Toi, moine âpre et superbe et grand, moine-flambeau, 6+6 a
Moine silencieux, dont l’âme exaspérée 6+6 b
Et ténébreuse a pris le cloître pour tombeau, 6+6 a
Depuis que Dieu parut dans ta vie effarée, 6+6 b
Comme une torche en feu sur l’horizon des soirs, 6+6 a
10 Ta volonté d’airain superbement maîtresse 6+6 b
A dompté tes désirs, à bridé tes espoirs 6+6 a
Et fait crier ton cœur d’angoisse et de détresse. 6+6 b
Mais ton humilité, c’est encor de l’orgueil : 6+6 a
Tu restes roi, dans ta servitude claustrale, 6−6 b
15 Dans ton obéissance à tous et dans ton deuil. 6+6 a
La règle en sa vigueur grave et préceptorale, 6+6 b
Dont les convers pieux suivent les sentiers d’or, 6+6 a
Tu l’exagères tant que c’est toi qui domines. 6+6 b
Ton front est fier, tes yeux victorieux encor, 6+6 a
20 Les lins de tes manteaux ont des blancheurs d’hermines, 6+6 b
Tu porteras, un jour, la crosse et le camail, 6+6 a
Et tes frères craindront tes rages catholiques, 6+6 b
Loup superbe, rentré géant dans le bercail. 6+6 a
Oh ! quel effondrement d’espoirs hyperboliques, 6+6 b
25 Et quels rêves tués doivent joncher ton cœur, 6+6 a
Et quel rouge brasier doit enflammer ton torse, 6+6 b
Et quel étreignement doit te saisir, vainqueur, 6+6 a
Et te sécher la langue et te briser la force 6+6 b
Quand tu songes, le soir, aux jours qui sont passés ! 6+6 a
30 Tu montais autrefois aux palais de la vie, 6+6 b
Le cerveau grandiose et les sens embrasés ; 6+6 a
Les beaux désirs ainsi qu’une table servie 6+6 b
S’étalaient devant toi sur des terrasses d’or ; 6+6 a
Des escaliers, dont les marches comme des glaives 6−6 b
35 Tournoyaient en spirale au fond du grand décor, 6+6 a
Servaient aux pieds ailés et joyeux de tes rêves, 6+6 b
Des sites langoureux et les vagues halliers, 6+6 a
Où flottaient doucement les écharpes des brumes, 6+6 b
Se découvraient du haut de superbes paliers, 6+6 a
40 Et des femmes, traînant leurs robes en écumes 6+6 b
Derrière elles, penchaient sous des vélums lascifs 6+6 a
Toute leur chair vers tes amours et tes victoires. 6−6 b
Oh ! que de seins tendus et de corps convulsifs 6+6 a
Tes beaux bras ont pliés dans leurs étreintes noires 6+6 b
45 Et tes baisers mordus pendant tes nuits d’ardeur ! 6+6 a
Quel cortège voilé de pâles amoureuses 6+6 b
Ton souvenir éclaire à son flambeau rôdeur, 6+6 a
Et quels sanglots plaintifs d’éternelles pleureuses 6+6 b
Ton âme entend là-bas, au fond des soirs, gémir ! 6+6 a
50 Mais tous ces désespoirs et toutes ces colères 6+6 b
Tu les veux, tu les dois, hors de ton cœur, vomir, 6+6 a
Et ton torse puissant, chargé de scapulaires, 6+6 b
Ne peut plus rien garder de sa folie en soi. 6+6 a
L’Église te proclame et t’appelle et t’élève ; 6+6 b
55 Demain tu seras fort et solennel, la foi 6+6 a
Sera, comme un drapeau gonflé d’orgueil, ton rêve. 6+6 b
II
Toi, ton songe volait vers l’infini, tu fus 6+6 a
Quelque chercheur ardent, profond et solitaire, 6+6 b
Dans la science humaine et ses dogmes reclus. 6+6 a
60 Ton cerveau flambloyait aux choses de la terre, 6+6 b
Chaque minuit, quand sur les lacs pâles des cieux, 6−6 a
Comme de grands lotus blanchissaient les étoiles, 6+6 b
Tu regardais s’ouvrir la floraison des feux ; 6+6 a
Elles étaient pour toi sans mystères, ni voiles, 6+6 b
65 Et tu prenais pitié des pâtres pèlerins 6+6 a
Dont l’âme avait tremblé devant ces fleurs fatales. 6+6 b
Toi, tu savais leur vie et marquais leurs destins, 6+6 a
Tes yeux avaient scruté leurs flammes végétales 6+6 b
Et ton esprit, hanté d’aurore et d’avenir, 6+6 a
70 Avait montré par où les rouges découvertes, 6+6 b
Avec leurs torches d’or, un jour, devraient venir, 6+6 a
Lorsque, soudain, passa dans les plaines désertes, 6+6 b
Où ton rêve volait comme un aigle, au milieu 6+6 a
Des suprêmes effrois et des blêmes vertiges, 6+6 b
75 Un vent qui t’abattit aux pieds d’airain de Dieu. 6+6 a
Ton front resta pâli de ces brusques prodiges, 6+6 b
Ton cœur se dégonfla de folie et d’orgueil, 6+6 a
Tu sentis le néant du mal et de l’envie 6+6 b
Et tes pas retournés te menèrent au seuil 6+6 a
80 Du cloître, où l’homme habite au delà de la vie. 6+6 b
III
Et toi, tu fus conquis par l’immobilité 6+6 a
Et le vide du cloître et les poids de silence 6+6 b
Qui pesant sur le cœur lèvent la volonté. 6+6 a
Les hommes te lassaient avec leur turbulence 6+6 b
85 Et leur clameur banale et leurs œuvres d’un jour. 6+6 a
Tes bras s’étaient meurtris à tordre des chimères, 6+6 b
Tes mains à pavoiser de tes désirs l’amour. 6+6 a
La vie, âpre total de nombres éphémères, 6+6 b
Tu ne la fixas plus que d’un regard d’adieu, 6+6 a
90 Et t’en allant, chargé d’orgueil et de pensée, 6+6 b
Loin du monde roulant sans idéal, sans Dieu, 6+6 a
Chrétien, tu ravalas ta suprême nausée. 6+6 b
Tu te marmorisas depuis et ton cerveau 6+6 a
Devint tranquille et pur et d’égale lumière. 6+6 b
95 Comme une lampe d’or aux parois d’un caveau, 6+6 a
Tu suspendis ton âme au temple, et ta prière 6+6 b
Y consuma son feu d’argent ; ton front dompté 6+6 a
Ne s’appesantit plus sous la science vaine 6+6 b
Et ton corps se figea, vêtu d’éternité. 6+6 a
100 La nuit, quand tu songeais dans les stalles d’ébène, 6+6 b
Immobile et muet, inflexible et serein, 6+6 a
La foudre aurait roulé le long de la muraille 6+6 b
Que rien n’eût remué dans ta pose d’airain. 6+6 a
Tout ton esprit tendait vers l’ultime bataille, 6+6 b
105 Et ta mort fut superbe et magnifiquement 6+6 a
Tu fermas tes grands yeux aux choses de la terre 6+6 b
Et le tombeau t’emplit de son isolement, 6+6 a
Lutteur victorieux, tranquille et solitaire. 6+6 b
IV
Et toi, le sabre au poing tu courais dans la gloire, 6+6 a
110 Au galop clair sonnant de ton étalon roux, 6+6 b
Qui, les sabots polis et blancs comme l’ivoire, 6+6 a
Sautait dans la mêlée et mordait de courroux 6+6 b
Les nuages de poudre épars sur la bataille. 6+6 a
Tu passais, cavalier nerveux et halé d’or, 6+6 b
115 Aussi droit de fierté que superbe de taille, 6+6 a
L’audace t’emportait, au vent de son essor, 6+6 b
La peur ne mordait point tes moelles énergiques, 6+6 a
Tu portais ton orgueil ainsi qu’un gonfanon, 6+6 b
Et les soldats, épris de courages tragiques, 6+6 a
120 Savaient quel large éclair passait dans ton renom. 6+6 b
Tu traversas ainsi des guerres et des guerres 6+6 a
Et des assauts et des haines et des amours. 6−6 b
Maintenant les combats sont choses de naguères 6+6 a
Et ta vie a changé comme un fleuve de cours. 6+6 b
125 Et c’est toi que l’on voit là-bas, avec ta gaule, 6+6 a
Front nu, le corps étroit dans ton manteau ballant, 6+6 b
Arc-bouté de la main contre le tronc d’un saule, 6+6 a
Tenir sous garde et suivre au loin ton troupeau blanc 6+6 b
De vaches et de porcs baignés de brume rose, 6+6 a
130 Tes génisses paissant sur les terreaux déserts 6+6 b
Et tes grands bœufs, tassant leur croupe grandiose, 6+6 a
Dans la levée en fleur des longs herbages verts. 6+6 b
Et tel, moine soumis, qui vis auprès des bêtes, 6+6 a
Qui, repentant, as pris le chemin de la Foi, 6+6 b
135 Tu laisses la nature et son deuil et ses fêtes 6+6 a
Entrer avec son calme et sa douceur en toi. 6+6 b
Pourtant, quand tu reviens, le soir, vers l’oratoire 6+6 a
Et que dorment déjà les étables, parfois 6+6 b
Un clairon très lointain sonne dans ta mémoire 6+6 a
140 Le défilé guerrier des choses d’autrefois, 6+6 b
Et ton esprit s’échauffe à ces soudains mirages 6+6 a
Et tes yeux, réveillés de leur claustral sommeil, 6+6 b
Suivent longtemps, là-bas, la charge des nuages, 6+6 a
Qui vont les flancs troués des glaives du soleil. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite de strophes
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