Métrique en Ligne
VER_13/VER616
Paul VERLAINE
ÉLÉGIES
1893
I
A mon âge, je sais, il faut rester tranquille, 6+6 a
Dételer, cultiver l’art, peut-être imbécile, 6+6 a
D’être un bourgeois, poète honnête et chaste époux, 6+6 b
A moins que de plonger, sevré de tout dégoût, 6+6 b
5 Dans la crapule des célibats innomables. 6−6 a
Je sais bien, et pourtant je trouve plus aimables 6+6 a
Les femmes et leurs yeux et tout d’elles, depuis 6+6 b
Les pieds fins jusqu’aux noirs cheveux, nuit de mes nuits, 6+6 b
Car les femmes c’est toi désormais pour la vie, 6+6 a
10 Pour moi, pour mon esprit et pour ma chair ravie, 6+6 a
Ma chair, elle se tend vers toi, pleine d’émoi 6+6 b
Sacré, d’un bel émoi, le feu, la fleur de moi ; 6+6 b
Mon âme, elle fond sur ton âme et s’y fond toute, 6−6 a
Et mon esprit veut ton esprit.
Chérie, écoute 6−6 a
15 Moi bien : Or je suis vieux ou presque, et Dieu voulut 6+6 b
Te faire de dix ans plus jeune, dans le but 6+6 b
Évident d’être, toi, la plausible compagne 6+6 a
De ma misère emmi mes châteaux en Espagne. 6+6 a
– Ne me regarde pas de tes petits yeux bruns, 6+6 b
20 Naguère, moi compris, les bourreaux de d’aucuns. – 6+6 b
Châtelaine de qui je ne suis, las ! le page, 6+6 a
Mais le vieil écuyer fidèle et pas trop sage 6+6 a
Grâces à ta bonté qui pleut dans le désert 6+6 b
Parfois, mais le chanteur familier et disert 6+6 b
25 Rentrant et ressortant par une porte basse, 6+6 a
Le berger de tes gras pâturages qui passe 6+6 a
Pour sorcier, qui sur toi dresse ses yeux matois 6+6 b
Et t’évoque et t’envoûte en son rauque patois, 6+6 b
Le moine confesseur, saint homme par sa robe 6+6 a
30 Austère, blanche et noire et qui, dit-on, dérobe 6+6 a
Des masses de malice et plus d’un joli tour, 6+6 b
L’archer, enfin, qui veille au créneau de la tour, 6+6 b
Châtelaine de mes domaines de Bohème, 6−6 a
Écoute bien, chérie, écoute bien : je t’aime ! 6+6 a
35 – Et dis à tes cheveux de me luire moins noir, 6+6 b
Tes cheveux, pourpre en deuil sur le rouge du soir. – 6+6 b
Les gens crieront ce qu’ils voudront : « C’est ridicule, 6+6 a
Idiot ! Un barbon ! Où la chair nous accule 6+6 a
Pourtant ! « Passe encor de bâtir » et cætera ! 6−6 b
40 Va, toi ! le monde en vain de moi caquettera, 6+6 b
Je t’aime, moi, barbon, toi, plus une ingénue, 6+6 a
D’une amour, comme de printemps, tard survenue 6−6 a
Et d’un élan, aussi, médité, concerné, 6+6 b
Mariant mon déclin à ta maturité. 6+6 b
45 O ta maturité plus belle et plus jolie 6+6 a
Que telle adolescence à la taille qui plie 6+6 a
Et que tels vingt-cinq ans certes très savoureux 6+6 b
Mais trop fringants pour faire assez mes sens heureux ! 6+6 b
Toi, simple et, par la loi des choses, reposée 6+6 a
50 Moyennant toutefois parfois une fusée 6+6 a
De franche passion et de goût aux ébats, 6+6 b
Tu sais porter le poids divin de tes appas 6+6 b
Comme un soldat instruit porte à l’aise ses armes, 6+6 a
Et manier avec autorité tes charmes. 6+6 a
55 Et puis, ô ton bon sens, et puis, ô ta gaîté, 6+6 b
Ta raisonnable et fine et sans rien d’apprêté 6+6 b
Gaîté ! Sages conseils souvent épicés d’ire 6+6 a
Plaisamment simulée et finissant en rire. 6+6 a
Le Bottin ne saurait nombrer tes agréments. 6+6 b
60 Ta conversation éclate en mots charmants 6+6 b
Plus naïfs que roués, bien que roués quand même, 6+6 a
Et pour tout dire enfin, excitants à l’extrême 6+6 a
Grâce à ton visage enfantin et grâce à la 8+4 b
Lèvre supérieure en avant que voilà, 6+6 b
65 Qui boude drôlement sous quel nez qui se moque, 6+6 a
Nez en l’air, nez léger, petit nez qu’un rien choque 6+6 a
Et fronce amusamment, sottise ou male odeur, 6+6 b
Ou parfum excessif, ou propos em…nuyeur. 6+6 b
Quelque méchanceté, dame ! il faut qu’on l’avoue, 6+6 a
70 Te hérisse à son tour – et certes je t’en loue, 6+6 a
Mais j’en souffre – et sur moi, non pas étourdiment, 6+6 b
Mais de propos délibéré, va promenant 4+4+4 b
Sa herse, tel un laboureur brisant des mottes. 4+4+4 a
– O que tes longues mains, n’étant plus des menottes, 6+6 a
75 Bercent, ne griffent plus mon amour agité. – 6+6 b
Mais au fond, bien au fond, cette méchanceté 6+6 b
Même m’est salutaire et bonne, tant je t’aime ! 6+6 a
Elle fouette mon sang qui coule plutôt blême 6+6 a
A cause de la maladie et des ennuis, 8+4 b
80 Elle avertit le casse-cou fou que je suis, 4+4+4 b
Et, par l’effet de la pure logique, amène 6−6 a
Mon regret, ou plutôt mon remords, à l’amène 6+6 a
Façon que j’ai, des jours de penser et d’agir 6+6 b
Et j’entends ma méchanceté propre rugir 8+4 b
85 Et rendre malheureux tel ou tel ou telle autre 6+6 a
En dépit de mes airs tout ronds de bon apôtre. 6+6 a
Aussi, malgré les pleurs dont tu rougis mes yeux, 6+6 b
Je proclame à jamais les torts délicieux. 6+6 b
Puis, ces défauts, car tu n’en manques point peut-être 6−6 a
90 Assez, – quelque charmants qu’ils daignent me paraître, – 6+6 a
Ne sont rien. Tu me plais. Que dis-je, tu m’es Dieu. 6+6 b
Non pas Déesse, tant tu me brûles d’un feu 6+6 b
Jovial, et tu m’es maître et non plus maîtresse, 6+6 a
Tant ta volonté tonne à travers toute ivresse. 6+6 a
95 Tes défauts ne sont rien que le miroir des miens. 6+6 b
Capricieuse avec des retours, ô si tiens ! 6+6 b
Colère, point jalouse (est-ce taquinerie ?) 6+6 a
Très maussade entre temps, car il faut bien qu’on rie, 6+6 a
Gaie à l’excès, car il faut bien qu’on pleure aussi, 6−6 b
100 Et le reste… Mais quoi, tu m’es tout, – et merci ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6=6
forme globale type : suite de distiques
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