Métrique en Ligne
VAL_2/VAL30
Paul VALÉRY
CHARMES
1922
La Pythie
à Pierre Louys.
Hoec effata silet ; pallor simul occupat ora.
Virgile, AEn, IV.
La Pythie, exhalant la flamme 8 a
De naseaux durcis par l’encens, 8 b
Haletante, ivre, hurle !… l’âme 8 a
Affreuse, et les flancs mugissants ! 8 b
5 Pâle, profondément mordue, 8 c
Et la prunelle suspendue 8 c
Au point le plus haut de l’horreur, 8 d
Le regard qui manque à son masque 8 e
S’arrache vivant à la vasque, 8 e
10 À la fumée, à la fureur ! 8 d
Sur le mur, son ombre démente 8 a
Où domine un démon majeur, 8 b
Parmi l’odorante tourmente 8 a
Prodigue un fantôme nageur, 8 b
15 De qui la transe colossale, 8 c
Rompant les aplombs de la salle, 8 c
Si la folle tarde à hennir, 8 d
Mime de noirs enthousiasmes, 8 e
Hâte les dieux, presse les spasmes 8 e
20 De s’achever dans l’avenir ! 8 d
Cette martyre en sueurs froides, 8 a
Ses doigts sur mes doigts se crispant, 8 b
Vocifère entre les ruades 8 a
D’un trépied qu’étrangle un serpent : 8 b
25 — Ah ! maudite !… Quels maux je souffre ! 8 c
Toute ma nature est un gouffre ! 8 c
Hélas ! Entr’ouverte aux esprits, 8 d
J’ai perdu mon propre mystère !… 8 e
Une Intelligence adultère 8 e
30 Exerce un corps qu’elle a compris ! 8 d
Don cruel ! Maître immonde, cesse 8 a
Vite, vite, ô divin ferment, 8 b
De feindre une vaine grossesse 8 a
Dans ce pur ventre sans amant ! 8 b
35 Fais finir cette horrible scène ! 8 c
Vois de tout mon corps l’arc obscène 8 c
Tendre à se rompre pour darder, 8 d
Comme son trait le plus infâme, 8 e
Implacablement au ciel l’âme 8 e
40 Que mon sein ne peut plus garder ! 8 d
Qui me parle, à ma place même ? 8 a
Quel écho me répond : Tu mens ! 8 b
Qui m’illumine ?… Qui blasphème ? 8 a
Et qui, de ces mots écumants, 8 b
45 Dont les éclats hachent ma langue, 8 c
La fait brandir une harangue 8 c
Brisant la bave et les cheveux 8 d
Que mâche et trame le désordre 8 e
D’une bouche qui veut se mordre 8 e
50 Et se reprendre ses aveux ? 8 d
Dieu ! Je ne me connais de crime 8 a
Que d’avoir à peine vécu !… 8 b
Mais si tu me prends pour victime 8 a
Et sur l’autel d’un corps vaincu 8 b
55 Si tu courbes un monstre, tue 8 c
Ce monstre, et la bête abattue, 8 c
Le col tranché, le chef produit 8 d
Par les crins qui tirent les tempes, 8 e
Que cette plus pâle des lampes 8 e
60 Saisisse de marbre la nuit ! 8 d
Alors, par cette vagabonde 8 a
Morte, errante, et lune à jamais, 8 b
Soit l’eau des mers surprise, et l’onde 8 a
Astreinte à d’éternels sommets ! 8 b
65 Que soient les humains faits statues, 8 c
Les cœurs figés, les âmes tues, 8 c
Et par les glaces de mon œil, 8 d
Puisse un peuple de leurs paroles 8 e
Durcir en un peuple d’idoles 8 e
70 Muet de sottise et d’orgueil ! 8 d
Eh ! Quoi !… Devenir la vipère 8 a
Dont tout le ressort de frissons 8 b
Surprend la chair que désespère 8 a
Sa multitude de tronçons !… 8 b
75 Reprendre une lutte insensée !… 8 c
Tourne donc plutôt ta pensée 8 c
Vers la joie enfuie, et reviens, 8 d
Ô mémoire, à cette magie 8 e
Qui ne tirait son énergie 8 e
80 D’autres arcanes que des tiens ! 8 d
Mon cher corps… Forme préférée, 8 a
Fraîcheur par qui ne fut jamais 8 b
Aphrodite désaltérée, 8 a
Intacte nuit, tendres sommets, 8 b
85 Et vos partages indicibles 8 c
D’une argile en îles sensibles, 8 c
Douce matière de mon sort, 8 d
Quelle alliance nous vécûmes, 8 e
Avant que le don des écumes 8 e
90 Ait fait de toi ce corps de mort ! 8 d
Toi, mon épaule, où l’or se joue 8 a
D’une fontaine de noirceur, 8 b
J’aimais de te joindre ma joue 8 a
Fondue à sa même douceur !… 8 b
95 Ou, soulevés à mes narines, 8 c
ouverte aux distances marines, 8 c
Les mains pleines de seins vivants, 8 d
Entre mes bras aux belles anses 8 e
Mon abîme a bu les immenses 8 e
100 Profondeurs qu’apportent les vents ! 8 d
Hélas ! ô roses, toute lyre 8 a
Contient la modulation ! 8 b
Un soir, de mon triste délire 8 a
Parut la constellation ! 8 b
105 Le temple se change dans l’antre, 8 c
Et l’ouragan des songes entre 8 c
Au même ciel qui fut si beau ! 8 d
Il faut gémir, il faut atteindre 8 e
Je ne sais quelle extase, et ceindre 8 e
110 Ma chevelure d’un lambeau ! 8 d
Ils m’ont connue aux bleus stigmates 8 a
Apparus sur ma pauvre peau ; 8 b
Ils m’assoupirent d’aromates 8 a
Laineux et doux comme un troupeau ; 8 b
115 Ils ont, pour vivant amulette, 8 c
Touché ma gorge qui halète 8 c
Sous les ornements vipérins ; 8 d
Étourdie, ivre d’empyreumes, 8 e
Ils m’ont, au murmure des neumes, 8 e
120 Rendu des honneurs souterrains. 8 d
Qu’ai-je donc fait qui me condamne 8 a
Pure, à ces rites odieux ? 8 b
Une sombre carcasse d’âne 8 a
Eût bien servi de ruche aux dieux ! 8 b
125 Mais une vierge consacrée, 8 c
Une conque neuve et nacrée 8 c
Ne doit à la divinité 8 d
Que sacrifice et que silence, 8 e
Et cette intime violence 8 e
130 Que se fait la virginité ! 8 d
Pourquoi, Puissance Créatrice, 8 a
Auteur du mystère animal, 8 b
Dans cette vierge pour matrice, 8 a
Semer les merveilles du mal ! 8 b
135 Sont-ce les dons que tu m’accordes ? 8 c
Crois-tu, quand se brisent les cordes, 8 c
Que le son jaillisse plus beau ? 8 d
Ton plectre a frappé sur mon torse, 8 e
Mais tu ne lui laisses la force 8 e
140 Que de sonner comme un tombeau ! 8 d
Sois clémente, sois sans oracles ! 8 a
Et de tes merveilleuses mains, 8 b
Change en caresses les miracles, 8 a
Retiens les présents surhumains ! 8 b
145 C’est en vain que tu communiques 8 c
À nos faibles tiges, d’uniques 8 c
Commotions de ta splendeur ! 8 d
L’eau tranquille est plus transparente 8 e
Que toute tempête parente 8 e
150 D’une confuse profondeur ! 8 d
Va, la lumière la divine 8 a
N’est pas l’épouvantable éclair 8 b
Qui nous devance et nous devine 8 a
Comme un songe cruel et clair ! 8 b
155 Il éclate !… Il va nous instruire !… 8 c
Non !… La solitude vient luire 8 c
Dans la plaie immense des airs 8 d
Où nulle pâle architecture, 8 e
Mais la déchirante rupture 8 e
160 Nous imprime de purs déserts ! 8 d
N’allez donc, mains universelles, 8 a
Tirer de mon front orageux 8 b
Quelques suprêmes étincelles ! 8 a
Les hasards font les mêmes jeux ! 8 b
165 Le passé, l’avenir sont frères 8 c
Et par leurs visages contraire 8 c
Une seule tête pâlit 8 d
De ne voir où qu’elle regarde 8 e
Qu’une même absence hagarde 8 e
170 D’îles plus belles que l’oubli. 8 d
Noirs témoins de tant de lumières 8 a
Ne cherchez plus… Pleurez, mes yeux ! 8 b
Ô pleurs dont les sources premières 8 a
Sont trop profondes dans les cieux !… 8 b
175 Jamais plus amère demande !… 8 c
Mais la prunelle la plus grande 8 c
De ténèbres se doit nourrir !… 8 d
Tenant notre race atterrée, 8 e
La distance désespérée 8 e
180 Nous laisse le temps de mourir ! 8 d
Entends, mon âme, entends ces fleuves ! 8 a
Quelles cavernes sont ici ? 8 b
Est-ce mon sang ?… Sont-ce les neuves 8 a
Rumeurs des ondes sans merci ? 8 b
185 Mes secrets sonnent leurs aurores ! 8 c
Tristes airains, tempes sonores, 8 c
Que dites-vous de l’avenir ! 8 d
Frappez, frappez, dans une roche, 8 e
Abattez l’heure la plus proche 8 e
190 Mes deux natures vont s’unir ! 8 d
Ô formidablement gravie, 8 a
Et sur d’effrayants échelons, 8 b
Je sens dans l’arbre de ma vie 8 a
La mort monter de mes talons ! 8 b
195 Le long de ma ligne frileuse 8 c
Le doigt mouillé de la fileuse 8 c
Trace une atroce volonté ! 8 d
Et par sanglots grimpe la crise 8 e
Jusque dans ma nuque où se brise 8 e
200 Une cime de volupté ! 8 d
Ah ! brise les portes vivantes ! 8 a
Fais craquer les vains scellements 8 b
Épais troupeau des épouvantes, 8 a
Hérissé d’étincellements ! 8 b
205 Surgis des étables funèbres 8 c
Où te nourrissaient mes ténèbres 8 c
De leur fabuleuse foison ! 8 d
Bondis, de rêves trop repue, 8 e
Ô horde épineuse et crépue, 8 e
210 Et viens fumer dans l’or, Toison ! 8 d
*
Telle, toujours plus tourmentée, 8 a
Déraisonne, râle et rugit 8 b
La prophétesse fomentée 8 a
Par les souffles de l’or rougi. 8 b
215 Mais enfin le ciel se déclare ! 8 c
L’oreille du pontife hilare 8 c
S’aventure vers le futur : 8 d
Une attente sainte la penche, 8 e
Car une voix nouvelle et blanche 8 e
220 Échappe de ce corps impur. 8 d
*
Honneur des Hommes, Saint LANGAGE, 8 a
Discours prophétique et paré, 8 b
Belles chaînes en qui s’engage 8 a
Le dieu dans la chair égaré, 8 b
225 Illumination, largesse ! 8 c
Voici parler une Sagesse 8 c
Et sonner cette auguste Voix 8 d
Qui se connaît quand elle sonne 8 e
N’être plus la voix de personne 8 e
230 Tant que des ondes et des bois ! 8 d
mètre profil métrique : 8
forme globale type : suite périodique
schéma : 23(ababccdeed)
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