Métrique en Ligne
VAL_1/VAL20
Paul VALÉRY
ALBUM DE VERS ANCIENS
1920
Air de Sémiramis
à Camille Mauclair.
Dès l’aube, chers rayons, mon front songe à vous ceindre ! 6+6 a
À peine il se redresse, il voit d’un œil qui dort 6+6 b
Sur le marbre absolu, le temps pâle se peindre, 6+6 a
L’heure sur moi descendre et croître jusqu’à l’or 6+6 b
*
5 … « Existe !… Sois enfin toi-même ! dit l’Aurore, 6+6 a
Ô grande âme, il est temps que tu formes un corps ! 6+6 b
Hâte-toi de choisir un jour digne d’éclore, 6+6 a
Parmi tant d’autres feux, les immortels trésors ! 6+6 b
Déjà, contre la nuit lutte l’âpre trompette ! 6+6 a
10 Une lèvre vivante attaque l’air glacé ; 6+6 b
L’or pur, de tout en tour, éclate et se répète, 6+6 a
Rappelant tout l’espace aux splendeurs du passé ! 6+6 b
Remonte aux vrais regards ! Tire-toi de tes ombres, 6+6 a
Et comme du nageur, dans le plein de la mer, 6+6 b
15 Le talon tout-puissant l’expulse des eaux sombres, 6+6 a
Toi, frappe au fond de l’être ! Interpelle ta chair, 6+6 b
Traverse sans retard ses invisibles trames, 6+6 a
Épuise l’infini de l’effort impuissant, 6+6 b
Et débarrasse-toi d’un désordre de drames 6+6 a
20 Qu’engendrent sur ton lit les monstres de ton sang ! 6+6 b
J’accours de l’Orient suffire à ton caprice ! 6+6 a
Et je te viens offrir mes plus purs aliments ; 6+6 b
Que d’espace et de vent ta flamme se nourrisse ! 6+6 a
Viens te joindre à l’éclat de mes pressentiments ! » 6+6 b
*
25 — Je réponds !… Je surgis de ma profonde absence ! 6+6 a
Mon cœur m’arrache aux morts que frôlait mon sommeil, 6+6 b
Et vers mon but, grand aigle éclatant de puissance, 6+6 a
Il m’emporte !… Je vole au-devant du soleil ! 6+6 b
Je ne prends qu’une rose et fuis… La belle flèche 6+6 a
30 Au flanc !… Ma tête enfante une foule de pas 6+6 b
Ils courent vers ma tour favorite, où ma fraîche 6+6 a
Altitude m’appelle, et je lui tends les bras ! 6+6 b
Monte, ô Sémiramis, maîtresse d’une spire 6+6 a
Qui d’un cœur sans amour s’élance au seul honneur ! 6+6 b
35 Ton œil impérial a soif du grand empire 6+6 a
À qui ton spectre dur fait sentir le bonheur 6+6 b
Ose l’abîme ! Passe un dernier pont de roses ! 6+6 a
Je t’approche, péril ! Orgueil plus irrité ! 6+6 b
Ces fourmis sont à moi ! Ces villes sont mes choses, 6+6 a
40 Ces chemins sont les traits de mon autorité ! 6+6 b
C’est une vaste peau fauve que mon royaume ! 6+6 a
J’ai tué le lion qui portait cette peau ; 6+6 b
Mais encor le fumet du féroce fantôme 6+6 a
Flotte chargé de mort, et garde mon troupeau ! 6+6 b
45 Enfin, j’offre au soleil le secret de mes charmes ! 6+6 a
Jamais il n’a doré de seuil si gracieux ! 6+6 b
De ma fragilité je goûte les alarmes 6+6 a
Entre le double appel de la terre et des cieux. 6+6 b
Repas de ma puissance, intelligible orgie, 6+6 a
50 Quel parvis vaporeux de toits et de forêts 6+6 b
Place aux pieds de la pure et divine vigie, 6+6 a
Ce calme éloignement d’événements secrets ! 6+6 b
L’âme enfin sur ce faîte a trouvé ses demeures ! 6+6 a
Ô de quelle grandeur, elle tient sa grandeur 6+6 b
55 Quand mon cœur soulevé d’ailes intérieures 6+6 a
Ouvre au ciel en moi-même une autre profondeur ! 6+6 b
Anxieuse d’azur, de gloire consumée, 6+6 a
Poitrine, gouffre d’ombre aux narines de chair, 6+6 b
Aspire cet encens d’âmes et de fumée 6+6 a
60 Qui monte d’une ville analogue à la mer ! 6+6 b
Soleil, soleil, regarde en toi rire mes ruches ! 6+6 a
L’intense et sans repos Babylone bruit, 6+6 b
Toute rumeurs de chars, clairons, chaînes de cruches 6+6 a
Et plaintes de la pierre au mortel qui construit. 6+6 b
65 Qu’ils flattent mon désir de temples implacables, 6+6 a
Les sons aigus de scie et les cris des ciseaux, 6+6 b
Et ces gémissements de marbres et de câbles 6+6 a
Qui peuplent l’air vivant de structure et d’oiseaux ! 6+6 b
Je vois mon temple neuf naître parmi les mondes, 6+6 a
70 Et mon vœu prendre place au séjour des destins ; 6+6 b
Il semble de soi-même au ciel monter par ondes 6+6 a
Sous le bouillonnement des actes indistincts. 6+6 b
Peuple stupide, à qui ma puissance m’enchaîne, 6+6 a
Hélas ! mon orgueil même a besoin de tes bras ! 6+6 b
75 Et que ferait mon cœur s’il n’aimait cette haine 6+6 a
Dont l’innombrable tête est si douce à mes pas ? 6+6 b
Plate, elle me murmure une musique telle 6+6 a
Que le calme de l’onde en fait de sa fureur, 6+6 b
Quand elle se rapaise aux pieds d’une mortelle 6+6 a
80 Mais qu’elle se réserve un retour de terreur. 6+6 b
En vain j’entends monter contre ma face auguste 6+6 a
Ce murmure de crainte et de férocité : 6+6 b
À l’image des dieux la grande âme est injuste 6+6 a
Tant elle s’appareille à la nécessité ! 6+6 b
85 Des douceurs de l’amour quoique parfois touchée, 6+6 a
Pourtant nulle tendresse et nuls renoncements 6+6 b
Ne me laissent captive et victime couchée 6+6 a
Dans les puissants liens du sommeil des amants ! 6+6 b
Baisers, baves d’amour, basses béatitudes, 6+6 a
90 Ô mouvements marins des amants confondus, 6+6 b
Mon cœur m’a conseillé de telles solitudes, 6+6 a
Et j’ai placé si haut mes jardins suspendus 6+6 b
Que mes suprêmes fleurs n’attendent que la foudre 6+6 a
Et qu’en dépit des pleurs des amants les plus beaux, 6+6 b
95 À mes roses, la main qui touche tombe en poudre : 6+6 a
Mes plus doux souvenirs bâtissent des tombeaux ! 6+6 b
Qu’ils sont doux à mon cœur les temples qu’il enfante 6+6 a
Quand tiré lentement du songe de mes seins, 6+6 b
Je vois un monument de masse triomphante 6+6 a
100 Joindre dans mes regards l’ombre de mes desseins ! 6+6 b
Battez, cymbales d’or, mamelles cadencées, 6+6 a
Et roses palpitant sur ma pure paroi ! 6+6 b
Que je m’évanouisse en mes vastes pensées, 6+6 a
Sage Sémiramis, enchanteresse et roi ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite périodique
schéma : 26(abab)
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