Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
ROS_1/ROS35
Edmond ROSTAND
LES MUSARDISES
1887-1893
II
INCERTITUDES
XIII
LE CAUCHEMAR
Nous étions prisonniers | entre les quatre murs 6+6 a
D'une bibliothèque | aux fenêtres grillées 6+6 b
Et d'où nous entendions | sonner, rythmés et durs, 6+6 a
Des coups toujours suivis | d'un long bruit de feuillées. 6+6 b
5 On abattait les bois | autour de la prison ; 6+6 a
Et, sans cesse, parmi | la pénombre des branches, 6+6 b
Infligeant aux forêts | de grands trous d'horizon, 6+6 a
La hache bleue avait | des promptitudes blanches. 6+6 b
L'aubier meurtri rendait | un déchirant parfum ; 6+6 a
10 Et les hauts bûcherons | triomphaient de leur force 6+6 b
Qui savent, en deux coups, | faire, sur un tronc brun, 6+6 a
La blessure gommeuse | aux deux lèvres d'écorce. 6+6 b
Et, sans cesse, à travers | les barreaux, nous voyions 6+6 a
Un arbre ouvrir les bras | dans l'or de la fenêtre, 6+6 b
15 Tournoyer comme pour | s'accrocher aux rayons, 6−6 a
Et tomber. L'if tombait. | L'orme tombait. Le hêtre 6+6 b
Tombait. Des voix criaient : | « Abattez le noyer ! 6+6 a
Coupez le cèdre auguste | où passe le vent libre ! 6+6 b
Car il nous faut du bois, | du bois pour le broyer, 6+6 a
20 Du bois pour qu'on le râpe | et pour qu'on le défibre ! » 6+6 b
Ces cris se distinguaient | dans l'innombrable cri : 6+6 a
« Pour chaque arbre abattu | j'offre un billet de banque ! 6+6 b
Abattez les forêts — | car tout le monde écrit, 6+6 a
Le papier va manquer ! | Le papier manque ! Il manque, 6+6 b
25 « Car le nombre croissant | des écrivains profonds, 6+6 a
Puissants, probes, nouveaux, | sincères, purs, utiles, 6+6 b
Devient supérieur | au nombre des chiffons 6+6 a
Que trouvent les crochets | dans l'ordure des villes ! 6+6 b
« Puisque le haillon manque | aux boîtes du préfet, 6+6 a
30 Abattez, bûcherons, | tous les arbres en hâte ! 6+6 b
Et qu'on mette leur bois | en pâte, puisqu'on fait 6+6 a
Du bon papier avec | le bois qu'on met en pâte ! » 6+6 b
Et pour mieux faire à l'arbre | une entaille en biseau, 6+6 a
Les bûcherons crachaient | dans leurs mains des salives ; 6+6 b
35 Et quand l'arbre tombait, | parfois un nid d'oiseau 6+6 a
Éparpillait au loin | cinq petites olives. 6+6 b
Et tandis que des chars | emportaient ces piliers 6+6 a
Dont la longueur traînante | aux chemins se profane, 6+6 b
On entendait crier | des ordres singuliers : 6+6 a
40 « Mêlez le carbonate | avec la colophane ! 6+6 b
« Au travail ! L'atmosphère | est à deux cents degrés ! 6+6 a
Cylindrez ! Calandrez ! | Couchez ! Mettez en colle ! 6+6 b
Pour défibrer le bois | nos meules sont en grès ! 6+6 a
Vite ! Le monde écrit | comme une immense école ! 6+6 b
45 « Quand passent deux passants, | soyez sûr que dans l'un 6+6 a
Un Montaigne est éclos, | ou va, dans l'autre, éclore. 6+6 b
C'est pourquoi, préparez | la fécule et l'alun ! 6+6 a
Neutralisez avec | des sulfites le chlore ! » 6+6 b
Et d'autres voix criaient : | « Le papier manque ! Il faut 6+6 a
50 Que, craquant à la place | où la hache l'échancre, 6+6 b
Le cèdre se décide | à tomber de son haut 6+6 a
Afin que nous puissions | utiliser notre encre ! 6+6 b
« La page de ce soir, | sur quoi l'écrirons-nous ? » 6+6 a
Et, la hache à leurs troncs | faisant une jointure, 6+6 b
55 Les cèdres fléchissaient | comme de grands genoux. 6+6 a
— Et la journée avait | sa page d'écriture. 6+6 b
Et les rois, les ténors, | les banquiers, les tailleurs, 6+6 a
Tous griffonnaient leur page, | — et même les poètes ! 6+6 b
Comme s'il se pouvait | que des strophes ailleurs 6+6 a
60 Que sur l'onde et le sable | aient jamais été faites ! 6+6 b
« Fabriquer du papier, | c'est là l'essentiel ! 6+6 a
Puisqu'il est des auteurs | de quoi couvrir la terre, 6+6 b
Il nous faut du papier | de quoi vêtir le ciel ! » 6+6 a
C'est ainsi que criaient | des voix. Et le mystère, 6+6 b
65 La fraîcheur, le parfum, | l'ombre, l'asile, l'eau, 6+6 a
S'en allaient avec l'arbre. | Et l'on criait : « Il semble 6+6 b
Que l'on puisse employer | le tremble et le bouleau ! » 6+6 a
Et le bouleau tombait, | abattu sur le tremble ! 6+6 b
« Les sapins sont très bons ! | » Cylindre et laminoir 6+6 a
70 Avalaient les sapins | qu'ils rendaient dans des cuves ; 6+6 b
Les sapins sortaient blancs | qui venaient d'entrer noirs ; 6+6 a
Et le grand vent des monts | ne portait plus d'effluves ! 6+6 b
« Les peupliers | sont excellents ! | » Les peupliers 4+4+4 a
Tombaient en frissonnant | de leurs longues échines, 6+6 b
75 Et puis, broyés, blanchis, | lissés, coupés, pliés, 6+6 a
S'envolaient en journaux | des ardentes machines ! 6+6 b
« A cause de ses fleurs | gardez l'acacia ! » 6+6 a
Ont, dans l'acacia, | gémi les tourterelles. 6+6 b
Mais les femmes voulant | écrire, on le scia, 6+6 a
80 Et l'arbre en fleurs devint | trois cahiers blancs pour elles ! 6+6 b
Et les femmes faisaient | leur livre. Et les enfants 6+6 a
Faisaient leur petit livre. | Et c'est pourquoi, par troupes, 6+6 b
On voyait s'échapper | des biches et des faons 6+6 a
Du bois où sombrement | l'on pratiquait des coupes. 6+6 b
85 Et tandis que les bois | allaient se dépeuplant, 6+6 a
Sans cesse on entendait | mille plumes hâtives 6+6 b
Grincer au premier plan, | tandis qu'au second plan 6+6 a
Continuellement | ronflaient les rotatives. 6+6 b
Eux-mêmes — car ceci | se passait en des temps 6+6 a
90 Où tout ce qui venait | du livre était la gloire ! — 6+6 b
Afin qu'on parlât d'eux, | les arbres palpitants 6+6 a
Désiraient la cognée | et voulaient la doloire ! 6+6 b
Les beaux arbres disaient — | car ces temps furent tels — ; 6+6 a
« Il est beau d'être beau, | mais il faut qu'on le sache ! 6+6 b
95 Émigrons dans les vers | afin d'être immortels ! 6+6 a
Oui, tomber dans Ronsard | vaut bien un coup de hache ! » 6+6 b
Et comme la nature | et ses vertes beautés 6+6 a
Rendaient tous les humains | impatients d'écrire, 6+6 b
Les arbres s'écroulaient | afin d'être chantés, 6+6 a
100 Les bois disparaissaient | pour qu'on pût les décrire ! 6+6 b
Et, bois inspirateurs, | bois pleins de souffles, bois 6+6 a
Dont Jeanne d'Arc disait, | en parlant à ses juges : 6+6 b
« Si j'étais dans les bois | j'entendrais bien mes voix ! » 6+6 a
Ainsi vous périssiez, | solitudes, refuges ! 6+6 b
105 Nous, pourtant, nous lisions, | penchés sur des bureaux ; 6+6 a
Et quand d'un livre ouvert | nous levions le visage, 6+6 b
Nous n'apercevions plus | à travers les barreaux 6+6 a
Que deux ou trois forêts | au fond du paysage ! 6+6 b
Et plus on écrivait, | et plus on imprimait, 6+6 a
110 Plus les quatre parois | s'épaississant de livres, 6+6 b
Automatiquement | sur nous se refermait 6+6 a
La chambre où des mots creux | nous tenaient lieu de vivres. 6+6 b
Mais, sans même observer | qu'elle se resserrât, 6+6 a
Tout joyeux d'habiter | la ratière livresque, 6+6 b
115 Chacun de nous passait, | selon ses goûts de rat, 6+6 a
Du lard scientifique | au sucre romanesque. 6+6 b
Et toujours, lentement, | sûrement, par milliers, 6+6 a
Les volumes venaient | s'ajouter aux volumes, 6+6 b
Toujours, tous les brochés | à tous les reliés, 6+6 a
120 Tous ceux que nous lirons | à tous ceux que nous lûmes ! 6+6 b
Et n'ayant que leurs noms, | jamais, de différents, 6+6 a
Histoires sur romans, | et romans sur poèmes, 6+6 b
Ils triplaient, quadruplaient | et quintuplaient leurs rangs, 6+6 a
Faisant toujours semblant | de n'être pas les mêmes ! 6+6 b
125 Et plus s'élargissaient | les horizons dehors, 6+6 a
Plus la prison, dedans, | se rétrécissait, comme 6+6 b
Si, frappant tous ces coups, | donnant tous ces efforts, 6+6 a
L'homme ne travaillait | que pour étouffer l'homme ! 6+6 b
Et mangeant peu à peu | l'espace tout entier 6+6 a
130 Dans lequel la lecture | épuisait nos fantômes, 6+6 b
Les murs ne nous laissaient | maintenant qu'un sentier 6+6 a
Où nous courions encore | en compulsant des tomes ! 6+6 b
Il n'y avait plus rien | dehors qu'un pays plat. 6+6 a
Rien ne méritait plus, | dans l'aride nature, 6+6 b
135 Ni qu'on le respirât, | ni qu'on le contemplât : 6+6 a
Tout était devenu | de la littérature ! 6+6 b
A peine restait-il | des bois vendus sur pied 6+6 a
Ces brindilles qu'au soir, | fagolier, tu recueilles : 6+6 b
Tous les arbres étaient | devenus du papier ; 6+6 a
140 On trouvait des feuillets | quand on cherchait des feuilles ! 6+6 b
Les papetiers vendaient | les bois aux imprimeurs. 6+6 a
Sitôt qu'un petit homme | avait offert un chèque, 6+6 b
Une forêt tombait | en murmurant : « Je meurs ! » 6+6 a
Et les murs avançaient | dans la bibliothèque ! 6+6 b
145 Mais voici que, surpris | par le progrès des murs, 6+6 a
Nous vîmes tout d'un coup | qu'entre ces murs, nos têtes 6+6 b
Allaient, en s'écrasant | comme des fruits trop mûrs, 6+6 a
Rendre leur pauvre jus | de mots et d'épithètes ! 6+6 b
Nous connûmes trop tard | les immenses regrets. 6+6 a
150 Le livre même en eut | pour ce qu'on assassine. 6+6 b
« Dieux ! que ne suis-je assise | à l'ombre des forêts ! » 6+6 a
Soupira vainement | la Phèdre de Racine. 6+6 b
On entendit gémir | le grand vers de Hugo : 6+6 a
« Les pourpres du couchant | sont dans les branches d'arbre ! » 6+6 b
155 Les branches n'étaient plus, | ô pourpres, qu'un fagot, 6+6 a
Et vous faisiez mentir | l'alexandrin de marbre ! 6+6 b
Alors, près de mourir, | lorsque le dernier bois 6+6 a
Jeta la dernière ombre | au bord d'une prairie, 6+6 b
Nous comprîmes soudain, | pour la première fois, 6+6 a
160 Que nous avions vécu | dans une librairie ; 6+6 b
Que les arbres d'avril | et que les fleurs de mai 6+6 a
Avaient en vain passé | devant nos âmes closes ; 6+6 b
Car nous n'avions rien vu, | rien connu, rien aimé, 6+6 a
Que l'image du monde | et le portrait des choses ! 6+6 b
165 Nous criâmes d'horreur ; | et pâles, voulant fuir, 6+6 a
Nous visitions les murs, | nous cherchions les fenêtres, 6+6 b
De ces mains qui n'avaient | caressé que du cuir, 6+6 a
De ces yeux qui n'avaient | adoré que des lettres ! 6+6 b
Nous comprîmes, pendant | qu'entraient dans notre chair 6+6 a
170 Le maroquin rugueux | ou le vélin jaunâtre, 6+6 b
Et la douceur de vivre | et la beauté de l'air 6+6 a
Que chantait au lointain | l'ignorance d'un pâtre ! 6+6 b
Nous criâmes d'amour, | quand craquèrent nos os, 6+6 a
Vers le soleil couchant | dont s'allongeaient les cuivres, 6+6 b
175 Et, les livres des murs | s'étant touchés du dos, 6+6 a
Nous fûmes écrasés | entre des dos de livres ! 6+6 b
mètre profil métrique : 6=6
logo du CRISCO logo de l'université