Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
ROS_1/ROS12
Edmond ROSTAND
LES MUSARDISES
1887-1893
I
LA CHAMBRE D'ÉTUDIANT
XII
OÙ L'ON PERD PIF-LUISANT
J'allais souvent le voir tandis qu'il se mourait. 6+6 a
C'était à mi-chemin du ciel qu'il demeurait, 6+6 a
Dessous les toits, et dans une affreuse mansarde 6−6 a
Aux murs blanchis, au noir plafond qui se lézarde. 6+6 a
5 J'allais souvent le voir, et nous causions longtemps* 6+6 a
Et ses doigts amaigris étaient plus tremblotants 6+6 a
Chaque jour, et sa lèvre était plus violette. 6+6 a
***
Il me disait :
« Surtout, ne sois jamais poète. 6+6 a
Les vers, mon pauvre ami, c'est ce qui m'a perdu. 6+6 a
10 Tu le vois, je suis vieux, exténué, rendu 6+6 a
Avant l'âge, car j'ai voulu faire ce rêve. 6+6 a
La lutte m'a brisé. Non, la vie est trop brève : 6+6 a
Pourquoi passer son temps à batailler, pourquoi 6+6 a
Ne pas vivre en son coin, sage, et se tenant coi ? 6+6 a
15 Le bonheur régulier, crois-moi, la vie intime, 6+6 a
Le foyer, une femme et des enfants, l'estime 6+6 a
De son quartier. Surtout, ne fais jamais de vers ! 6+6 a
N'en fais jamais ! Si c'est un innocent travers, 6+6 a
S'il te plaît, comme on dit, de courtiser la Muse, 6+6 a
20 Quelquefois, au dessert, en bourgeois qui s'amuse, 6+6 a
Tu le peux, et c'est sans danger.
« Mais si, le soir, 6−6 a
Quand la lune sourit, tu rêves de t'asseoir 6+6 a
Sur le vieux banc de pierre au fond du parc, d'entendre 6+6 a
La chanson de la brise, et si tu vas t'étendre 6+6 a
25 Par les matins d'été, dans l'herbe, sur le dos. 6+6 a
En regardant le ciel avec des yeux mi-clos, 6+6 a
Si le rythme t'émeut, si ton être tressaille 6+6 a
Quand s'envole une strophe, et si ton cœur défaille 6+6 a
Quand un ami te lit des vers à haute voix, 6+6 a
30 Si le désir te prend, devant ce que tu vois, 6+6 a
De l'exprimer avec une forme parfaite, 6+6 a
Si tu sens vaguement s'agiter un poète 6+6 a
En toi, n'hésite pas ! étouffe dans ton cœur 6+6 a
Ce serpent ! Il y va, crois-moi, de ton bonheur… 6+6 a
35 Et le bonheur vaut seul vraiment qu'on s'en, occupe 6+6 a
Le métier de poète est un métier de dupe. 6+6 a
Ah ! mon expérience est amère ! Longtemps, 6+6 a
J'ai subi les dédains, les affronts irritants 6+6 a
Des sots ; j'ai combattu pour l'art, plein d'énergie ! 6+6 a
40 Je marchais, ébloui toujours par la magie 6+6 a
De mon rêve, mes yeux de fou perdus au ciel ! 6+6 a
Je ne souffrais de rien. J'étais même sans fiel 6+6 a
Pour ceux qui me raillaient. J'étais le doux bohème 6+6 a
Inoffensif ; j'allais, en penaillons, tout blême, 6+6 a
45 Et nourri seulement des viandes de l'esprit ; 6+6 a
Sans me mettre en souci du vulgaire qui rit, 6+6 a
J'allais, gonflant toujours quelque nouvelle bulle ! 6+6 a
J'étais l'extravagant heureux qui noctambule, 6+6 a
Qui trouve, pour dormir, un banc délicieux, 6+6 a
50 Pour qui tous les plafonds sont trop bas, sauf les cieux. 6+6 a
J'étais le vagabond poète qui balade, 6+6 a
Cherchant des jours entiers un refrain de ballade, 6+6 a
Et qui va devant lui, sans souci des hivers, 6+6 a
Heureux de se chanter à lui-même ses vers ! 6+6 a
55 Je me disais : Mon temps n'est pas venu, mon heure 6+6 a
Sonnera. Mais j'ai vu que l'espoir était leurre. 6+6 a
J'ai vieilli, je me suis lassé d'être incompris. 6+6 a
C'est absurde, mais c'est ainsi : le beau mépris 6+6 a
Que nous avons d'abord pour le goût du vulgaire 6+6 a
60 Tombe avec l'âge. Eh quoi ! toujours faire la guerre ? 6+6 a
On veut avoir son tour de gloire. On n'en peut plus 6+6 a
Des veilles sans profit, des travaux superflus. 6+6 a
J'ai fait de l'art. Cet autre fait du vaudeville : 4+4+4 a
Et c'est à lui que va la multitude vile. 6+6 a
65 C'est lui que l'on acclame. Et moi je meurs de faim ! 6+6 a
Eh bien ! je me révolte et je crie, à la fin ! 6+6 a
Mon cœur veut déverser son trop-plein d'amertume. 6+6 a
Nous autres, je sais bien, notre gloire est posthume 6+6 a
Quelquefois. Il paraît que, quand nous sommes morts, 6+6 a
70 La Gloire, cette femme, a souvent des remords 6+6 a
De ne pas nous avoir aimés. On nous découvre. 6+6 a
Nos vers sont exaltés ; nos tableaux vont au Louvre… 6+6 a
Mais que nous font de verts lauriers sur nos tombeaux ? 6+6 a
C'est vivant que j'aurais voulu quelques lambeaux 6+6 a
75 De cette pourpre ; et, mort, je n'en fais nul usage ! 6+6 a
Vois-tu, le désespoir vous étreint avec l'âge 6+6 a
D'être plus inconnu qu'un faiseur de couplet ; 6+6 a
Et l'on mendie : « Un peu de gloire, s'il vous plaît ! 6+6 a
Daignez avant ma mort m'avancer quelque chose, 6+6 a
80 Quelques rayons sur ma future apothéose ! 6−6 a
Si l'on doit m'admirer plus tard, il vaut autant 6+6 a
Commencer tout de suite, et je mourrai content. 6+6 a
J'ai trop voulu sortir de l'ornière banale, 6+6 a
Dites-vous : quand l'idée est trop originale 6+6 a
85 On la repousse ?… Eh bien ! si c'est là le récif 6+6 a
Où j'échouai, je veux bien faire du poncif. 6+6 a
Du poncif, s'il le faut ! Mais avant que j'expire, 6+6 a
C'est mon rêve, je veux que le bourgeois m'admire ! » 6+6 a
« Oui, vieillis, les plus fiers lutteurs, les plus fougueux 6+6 a
90 Parlent ainsi, lassés d'être incompris et gueux ! 6+6 a
***
« Car c'est une tristesse noire 8 a
De vieillir toujours méconnu. 8 b
Alors, n'ayant pas eu la gloire 8 a
Dans cette vie, on n'a rien eu. 8 b
95 « Comme on a passé sa jeunesse 8 a
A chasser la chimère, on n'a 8 b
Rien récolté pour sa vieillesse, 8 a
Et quand l'heure affreuse sonna, 8 b
« L'heure de la tristesse, l'heure 8 a
100 Des ressouvenirs étouffants, 8 b
On se vit pauvre, sans demeure, 8 a
Et vieux grand-père sans enfants. 8 b
« Trimer, c'est bon quand on est jeune. 8 a
Mais on change en se faisant vieux. 8 b
105 On ne supporte plus le jeûne, 8 a
On songe qu'on serait bien mieux 8 b
« Dans un intérieur confortable 8 a
Que sous un plafond d'où ça pleut ; 8 b
On songe que se mettre à table 8 a
110 Doit être un plaisir, quand on peut ! 8 b
« On songe qu'une chambre chaude 8 a
Doit être agréable, le soir, 8 b
Avec une femme qui rôde 8 a
Autour de vous, blonde, en peignoir ; 8 b
115 « Qu'il est doux, lorsque le vent souffle. 8 a
D'être, béat, au coin du feu ; 8 b
Tout en rôtissant sa pantoufle, 8 a
De somnoler un petit peu ; 8 b
« Qu'il est doux de prendre ses aises, 8 a
120 De mettre aux chenets son talon, 8 b
D'avoir, au lieu de quatre chaises, 8 a
De bons fauteuils dans son salon ! 8 b
« Ah ! que de choses on regrette 8 a
Lorsqu'on eut des rêves trop grands ! 8 b
125 Musicien, peintre, poète, 8 a
Ce sont de fichus métiers. Prends 8 b
« Quelque bon métier qui rapporte ; 8 a
Mets sur ton oreille un crayon 8 b
Ou des panonceaux sur ta porte, 8 a
130 Et ne cherche pas le rayon ! 8 b
« Ne fais jamais d'art ! Ne t'ingère 8 a
Jamais de penser du nouveau ! 8 b
Fume un gros cigare. Digère. 8 a
Et crains les rhumes de cerveau ! 8 b
135 « Bois frais. Tiens-toi dans l'allégresse. 8 a
Pas de vers, je te le défends. 8 b
Vis comme un coq en pâte. Engraisse. 8 a
Fais des ribambelles d'enfants ! 8 b
« Du reste, je te dis ces choses, 8 a
140 Mon pauvre ami, mais je sais bien 8 b
Que les conseils des vieux moroses 8 a
Ne serviront jamais de rien, 8 b
« Et que, si le diable t'y pousse, 8 a
Tu seras poète, gamin ! 8 b
145 — Mais j'ai parlé trop, et je tousse… 8 a
Embrasse-moi vite. A demain ! » 8 b
***
Le lendemain, j'appris la mort du pauvre hère. 6+6 a
Je l'accompagnai seul jusqu'à son cimetière, 6+6 a
Puis, ayant vu glisser le cercueil dans le trou, 6+6 a
150 Je marchai devant moi, longtemps, sans savoir où. 6+6 a
Et je songeais : « Jamais je ne serai poète ! 6+6 a
Car je n'ai pas le cœur assez brave, et ma tête 6+6 a
S'égarerait à tant souffrir. Je ne veux pas 6+6 a
Trner cette existence affreuse, à chaque pas 6+6 a
155 Me blesser aux cailloux aiguisés de la route. 6+6 a
L'Art, oh ! l'Art m'attirait et me grisait, sans doute ! 6+6 a
Mais je veux travailler à faire mon bonheur. 6+6 a
Cet homme avait raison. Il m'a donné la peur 6+6 a
Du calvaire qu'il faut gravir pour être artiste. 6+6 a
160 Je veux vivre impassible et vieillir égoïste ! » 6+6 a
Je m'aperçus alors que j'étais dans les champs, 6+6 a
Que les arbres, bouquets de parfums et de chants, 6+6 a
S'éveillaient au soleil, et que les verts cytises 6+6 a
Invitaient sous leur ombre à des fainéantises ; 6+6 a
165 Que le ciel, d'un bleu pâle, avait l'air d'un satin 6+6 a
De Chine ; que c'était l'adorable matin, 6+6 a
L'heure où la cime des ormeaux tremble et rougeoie. 6−6 a
Dans ces odeurs, dans ces frcheurs, dans cette joie, 6−6 a
J'oubliai tous les maux que l'autre avait soufferts… 6+6 a
170 — Et je rentrai chez moi pour écrire ces vers. 6+6 a
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