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| = césure
ROS_1/ROS10
Edmond ROSTAND
LES MUSARDISES
1887-1893
I
LA CHAMBRE D'ÉTUDIANT
X
LA FORÊT
La Nature, par qui souvent nous sommes tristes, 6+6 a
Nous tous qui l'adorons, les rêveurs, les artistes, 6+6 a
— Tandis que jour et nuit nous nous évertuons 6+6 b
A vouloir l'exprimer, et que nous nous tuons 6+6 b
5 Au labeur de fixer son image impossible, 6+6 a
Nous regarde souffrir et demeure impassible. 6+6 a
Donc, j'étais amoureux de la grande forêt. 6+6 b
Son sauvage parfum fort et doux m'enivrait ; 6+6 b
Il me fallait ses chants d'oiseaux et ses murmures ; 6+6 a
10 Et, la nuit, je rêvais d'elle, de ses ramures, 6+6 a
Des bouquets nuptiaux que font ses aubépins, 6+6 b
De ses fourrés touffus et peuplés de lapins 6+6 b
Dont on voit brusquement fuir les petits derrières, 6+6 a
Des morceaux de ciel bleu plafonnant ses clairières… 6+6 a
15 Je l'aimais. Cet amour m'avait pris tout entier 6+6 b
Le jour que j'avais fait un pas dans le sentier 6+6 b
Qui la traverse toute en partant de l'orée. 6+6 a
Je l'avais aussitôt follement adorée. 6+6 a
On y voyait fleurir de grandes, grandes fleurs ! 6+6 b
20 On y sentait un tas de si bonnes odeurs ! 6+6 b
Et, le soir, quand chantaient les brises étouffées, 6+6 a
Des endroits noirs semblaient habités par les fées ! 6+6 a
On avait peur. Enfin ma tête s'égarait… 6+6 b
Et j'étais amoureux de la grande forêt ! 6+6 b
25 Mais amoureux vraiment, amoureux de ses sources, 6+6 a
De ses ruisseaux croisant dans l'ombre mille courses, 6+6 a
De ses mousses, de ses insectes voltigeant, 6−6 b
De ses feuillages verts, bleu foncé, gris d'argent, 6+6 b
Des enchevêtrements épineux de ses haies, 6+6 a
30 De ses murons, de ses framboises, de ses baies, 6−6 a
De sa mystérieuse et solennelle paix ; 6+6 b
Puis aussi de ses coins dans les taillis épais, 6+6 b
De ses coins retirés qui semblent des alcôves 6+6 a
Avec des lits fleuris de petites fleurs mauves ! 6+6 a
35 Et j'aimais les sentiers même où l'on a des peurs 6+6 b
Quand les bras sarmenteux des arbustes grimpeurs 6+6 b
Viennent en s'étirant vous accrocher la manche, 6+6 a
Où l'on se croit suivi soudain quand une branche 6+6 a
Vous fait, malicieuse, un brusque frôlement, 6+6 b
40 Et vient vous chatouiller dans le cou, drôlement ! 6+6 b
J'aimais cette forêt.
Bien souvent le poète 6+6 a
S'éprend ainsi, se met une folie en tête 6+6 a
Dont il souffre beaucoup, mais qui dure fort peu 6+6 b
Lorsqu'il la satisfait pleinement, lorsqu'il peut 6+6 b
45 Posséder cette idée ou cet objet qu'il aime, 6+6 a
Et lui faire un enfant, c'est-à-dire un poème. 6+6 a
C'est ainsi que j'aimais. Je mourais du désir 6+6 b
De prendre la forêt dans mes vers, de saisir 6+6 b
Son charme, son parfum, son silence, et de rendre 6+6 a
50 L'émoi dont m'emplissaient un feuillage vert tendre, 6+6 a
Une source, un recoin moussu, quelque oiselet 6+6 b
Qui le long du sentier, par terre, sautelait, 6+6 b
Un rayon qui glissait dans le feuillage sombre, 6+6 a
Et la frcheur exquise, et le murmure, et l'ombre… 6+6 a
55 Je mourais du désir d'exprimer tout cela ! 6+6 b
C'est pourquoi je me dis : « Je serai toujours là 6+6 b
Dans la forêt, notant le moindre frisson d'aile. 6+6 a
Je viendrai chaque jour me remplir les yeux d'elle, 6+6 a
Tâcher de lui voler de sa beauté, m'asseoir 6+6 b
60 Sur le même arbre mort, s'il le faut, chaque soir, 6+6 b
Tant que je n'aurai pas bien traduit son mystère 6+6 a
Et cette forte odeur de feuillage et de terre 6+6 a
Qu'elle sent. Je veux bien me priver de sommeil : 6+6 b
Mais je la surprendrai, la gueuse, à son réveil, 6+6 b
65 Pour bien voir quelles sont à l'aurore ses teintes, 6+6 a
De quel vert plus brillant ses feuilles sont repeintes, 6+6 a
Et comment la rosée à leur bout vient perler, 6+6 b
Et comment tous les plus vieux arbres font trembler, 6+6 b
Dans l'azur matinal, des cimes toutes roses ! » 6+6 a
70 Oui, mon rêve, c'était de traduire ces choses, 6+6 a
Mais malgré mes efforts je ne le pus jamais ! 6+6 b
Je ne possédai pas la forêt que j'aimais ! 6+6 b
Et mon amour devint alors de la souffrance. 6+6 a
Je fus pris tout d'un coup d'une désespérance 6+6 a
75 Affreuse. Et comme, un jour, pour la dernière fois, 6+6 b
Assis dans la frcheur exquise d'un sous-bois, 6+6 b
Je voulais découvrir les mots exacts pour dire 6+6 a
L'églantier qui fleurit, la brise qui soupire, 6+6 a
Le mystère si calme et frais du clair-obscur, 6+6 b
80 Les petits airs penchés des clochettes d'azur 6+6 b
Qui se livrent, sans doute, à quelque babillage, 6+6 a
Et les sourires bleus du ciel dans le feuillage, 6+6 a
Le soleil qui parfois en rais semble pleuvoir, 6+6 b
Je me mis à pleurer de ne pas le pouvoir ! 6+6 b
85 J'étais vaincu, brisé ! Soudain, tout mon courage 6+6 a
S'en allait ! Je pleurais d'impuissance et de rage ! 6+6 a
Je pleurais, suffoqué de douleur, étouffant 6+6 b
D'un de ces gros chagrins de poète et d'enfant ! 6+6 b
Et les branches étaient doucement frémissantes, 6+6 a
90 Et jamais les oiseaux cheminant dans les sentes 6+6 a
N'avaient été plus gais, les merles plus siffleurs. 6+6 b
Au-dessus de mon front passaient des vols ronfleurs 6+6 b
D'abeilles, de frelons… J'étais couché dans l'herbe : 6+6 a
Et je la sentais douce, odorante. Et, superbe, 6+6 a
95 Sans savoir que pour elle un homme sanglotait, 6+6 b
La forêt verdoyait, fleurissait et chantait ! 6+6 b
La Nature est toujours la grande indifférente ; 6+6 a
De tous les maux humains elle reste ignorante. 6+6 a
Souvent les malheureux l'ont maudite, en voyant 6+6 b
100 Qu'elle, les regardait en ne s'apitoyant 6+6 b
Jamais, et que devant leurs souffrances cruelles 6+6 a
Ses fleurs gardaient leur joie et fleurissaient plus belles, 6+6 a
Et qu'elle n'était rien qu'un merveilleux décor ! 6+6 b
Mais, pour nous qui l'aimons, c'est bien plus dur encor, 6+6 b
105 Pour nous, ses amoureux, les peintres, les poètes, 6+6 a
Puisque enfin nos douleurs par elle nous sont faites ! 6+6 a
C'est de son seul amour que l'artiste est martyr. 6+6 b
Ne peut-elle donc pas à ses maux compatir, 6+6 b
La toujours insensible et sereine Nature, 6+6 a
110 Ou paraître savoir tout au moins sa torture ? 6+6 a
Mais non ! — Et si jadis, forêt, grande forêt, 6+6 b
Si, dans son désespoir, celui qui t'adorait 6+6 b
Était allé se pendre, un soir, à quelque branche, 6+6 a
Cela n'aurait pas fait faner une pervenche, 6+6 a
115 S'attrister un iris, pleurer un chèvrefeuil ! 6+6 b
Tes roses d'églantiers n'auraient pas pris le deuil 6+6 b
De leur pauvre amoureux, en fermant leurs pétales ! 6+6 a
Calmes auraient souri tes hautes digitales ! 6+6 a
Tes oiseaux n'auraient pas éloigné leurs ébats 6+6 b
120 Et n'auraient pas ja ni chansonné plus bas 6+6 b
En voyant balancer ma longue forme brune ! 6+6 a
Et quand un ironique et blanc rayon de lune 6+6 a
M'aurait comme vêtu du linceul des défunts, 6+6 b
Ta brise aux chauds soupirs, ta brise aux doux parfums 6+6 b
125 N'aurait pas tu son bruit de harpe qu'on accorde, 6+6 a
Et des liserons bleus auraient fleuri ma corde ! 6+6 a
mètre profil métrique : 6−6
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