Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
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F = "e" féminin
| = césure
ROL_2/ROL285
Maurice ROLLINAT
Les Névroses
1883
LES TÉNÈBRES
La Ruine
À Antoine Cros.
C'était vers le déclin d'un jour de canicule, 6+6 a
Juste dans le premier instant du crépuscule 6+6 a
Que la brise engourdie attend pour s'échapper, 6+6 b
L'oiseau pour se tapir, le crapaud pour ramper, 6+6 b
5 Où la fleur se referme ainsi qu'une paupière, 6+6 a
Et qui fait frémir l'arbre et chantonner la pierre. 6+6 a
Seul, à pas saccadés, distraits et maladroits, 6+6 b
Je traversais le plus farouche des endroits, 6+6 b
Par des escarpements ignorés des touristes. 6+6 a
10 Oh ! c'était bien ce qu'il fallait à mes yeux tristes. 6+6 a
Rochers, brandes, forêts, taillis, chaumes ardus 6+6 b
Aux petits arbres tors, rabougris et tondus, 6+6 b
Toute cette nature ivre de songerie 6+6 a
Suait la somnolence et la sauvagerie. 6+6 a
15 Aussi comme j'ai bu l'ombre, et soliloqué 6+6 b
Sur cet amas rocheux, confus et disloqué, 6+6 b
Près des ravins béants comme des puits d'extase, 6+6 a
Et dans ces terrains plats où des remous de vase, 6+6 a
Sous des nuages bas d'un vert de vitriol, 6+6 b
20 Se révélaient au loin par la danse du sol 6+6 b
Et par un grouillement de joncs trapus et roides. 6+6 a
Une petite pluie aux gouttelettes froides 6+6 a
Imbibait lentement ces landes et ces trous, 6+6 b
Et tout là-bas, au fond des lointains gris et roux, 6+6 b
25 Le soleil embrumé s'effondrait sur la cime 6+6 a
Des forêts surplombant la rivière, — un abîme 6+6 a
Torrentueux et sourd qui se précipitait 6+6 b
Contre les hauts granits où sa vapeur montait. 6+6 b
Tout seul dans ce désert aride et pittoresque 6+6 a
30 Dont les buissons semblaient détachés d'une fresque, 6+6 a
J'errais, m'aventurant sur les côtes à pic, 6+6 b
Escaladant les rocs, glissant comme un aspic 6+6 b
À travers les chiendents humectés par la brume, 6+6 a
Et chavirant parmi les cailloux pleins d'écume. 6+6 a
35 Des haleines de près et de grands végétaux 6+6 b
Sur les ailes du vent m'arrivaient des plateaux, 6+6 b
Et dans les airs froidis et de plus en plus pâles, 6+6 a
Les oiseaux tournoyeurs croassaient de longs râles 6+6 a
Encore inentendus par moi, l'être écouteur 6+6 b
40 Dont la campagne a fait son interlocuteur ; 6+6 b
Par moi qui peux saisir tous les cris de l'espace 6+6 a
Et distinguer le bruit d'une fourmi qui passe. 6+6 a
Partout la solitude immense où les rocs noirs 6+6 b
Se dressaient côte à côte en forme d'éteignoirs 6+6 b
45 Et dégageaient de leur immobilité même 6−6 a
Un fatidisme intense et d'une horreur suprême. 6+6 a
Et tout cela souffrait tellement comme moi, 6+6 b
Que j'y pouvais mirer mon douloureux émoi 6+6 b
Et tous les soubresauts de ma triste pensée : 6+6 a
50 Bien avant que la nuit même fût commencée, 6+6 a
J'attendais que le val, ou l'onde, ou le ravin, 6+6 b
Avec le son de voix d'un spectre et d'un devin 6+6 b
Continuât mon fauve et navrant soliloque. 6+6 a
Tandis que le brouillard pendait comme une loque 6+6 a
55 Sur le gave écumant qui hurlait à mes pieds, 6+6 b
Un manoir me montrait ses blocs estropiés, 6+6 b
Et, mêlant sa ruine à ma désespérance, 6+6 a
Importunait ma vue à force d'attirance. 6+6 a
Un certain pan de mur surtout : grand dévasté 6+6 b
60 De la mélancolie et de la vétusté, 6+6 b
Masse attendant le terme imminent de sa chute, 6+6 a
À jour comme un squelette et dont la morgue brute 6+6 a
Lui donnait un air grave et d'au-delà des temps 6+6 b
Qui semblait défier la foudre et les autans. 6+6 b
65 L'écho devenait-il double, et par impossible 6+6 a
Le silence avait-il une formule audible 6+6 a
Dans ce désert troué, tortueux et bossu ? 6+6 b
Assurément alors mon oreille a perçu 6+6 b
Des murmures éteints, asphyxiés et ternes, 6+6 a
70 Semblant venir du fond d'invisibles citernes : 6+6 a
Quelque chose de vague et de plus consterné 6+6 b
Que le vagissement d'un enfant nouveau-né, 6+6 b
Comme le rire affreux d'un monstre inconcevable 6+6 a
Qui geindrait très au loin dans un antre introuvable. 6+6 a
75 Or, tous ces bruits étaient si soufflés, si furtifs, 6+6 b
Si mélodiquement mineurs et si plaintifs, 6+6 b
Qu'au milieu des genêts venant à mes épaules 6+6 a
J'ai pleuré dans le vent comme les maigres saules, 6+6 a
Et, le cœur gros d'effrois sacrés et solennels, 6+6 b
80 Remercié les rocs d'être aussi fraternels 6+6 b
Envers le malheureux fiancé de la tombe 6+6 a
Qui les considérait à l'heure où la nuit tombe. 6+6 a
Et je me dis : « Je suis le Pèlerin hanté 6+6 b
« Par la nature : à moi sa pleine intimité 6+6 b
85 « Qui m'interroge ou bien qui m'écoute à toute heure, 6+6 a
« Et qui sait le secret des larmes que je pleure ! 6+6 a
« Je l'aime et je la crains, car je sens en tous lieux 6+6 b
« S'ouvrir et se fermer ses invisibles yeux 6+6 b
« Mobiles et voyants comme les yeux d'un être, 6+6 a
90 « Et dont l'ubiquité m'enlace et me pénètre ; 6+6 a
« Car je sais que son âme a l'intuition 6+6 b
« De mon âme où se tord la désolation, 6+6 b
« Et que, pour être éparse et jamais épuisée, 6+6 a
« Elle n'en est pas moins la sœur de ma pensée : 6+6 a
95 « En voyant l'aspect dur et terrible qu'ils ont 6+6 b
« J'en arrive à songer que les rochers ne sont 6+6 b
« Qu'un figement nombreux de sa révolte ancienne ; 6+6 a
« Mon vertige est le sien, ma douleur est la sienne ; 6+6 a
« Elle subit avec un morne effarement 6+6 b
100 « Le mystère infini de son commencement 6+6 b
« Et du but ténébreux que poursuivent les choses 6+6 a
« Dans le cours imposé de leurs métamorphoses. 6+6 a
« Ses fleurs sont l'oripeau d'un flanc martyrisé ; 6+6 b
« Lui-même, son printemps n'est qu'un deuil déguisé 6+6 b
105 « Et son ordre apparent, formel et mécanique, 6+6 a
« Que l'acceptation d'un esclavage inique. 6+6 a
« Désormais résignée au destin qui la mord, 6+6 b
« Elle produit sans cesse en songeant que la mort, 6+6 b
« Les bouleversements et les chaos funèbres 6+6 a
110 « Dorment dans la durée au ventre des ténèbres ; 6+6 a
« Et ses rêves qui sont les miens font sa torpeur, 6+6 b
« Son échevèlement, sa crainte, sa stupeur, 6+6 b
« Sa rafale qui beugle et son ciel qui médite ! » 6+6 a
Ainsi je comprenais la nature maudite, 6+6 a
115 Ainsi dans ce ravin, devant ce vieux manoir, 6+6 b
Elle communiait avec mon désespoir, 6+6 b
Et rythmait par degrés son spleen épouvantable 6+6 a
Avec les battements de mon cœur lamentable. 6+6 a
Cependant que la nuit venue à ce moment 6+6 b
120 Traînait son graduel et morne effacement 6+6 b
Dans la teinte et le bruit, dans le souffle et l'arôme, 6+6 a
Et mouillait lentement de ses pleurs de fantôme 6+6 a
Les mauvais champignons tout gonflés de venins. 6+6 b
Les arbres figurant des démons et des nains 6+6 b
125 Semblaient moins prisonniers que frôleurs de la terre 6+6 a
Qu'ils recouvraient d'effroi, de songe et de mystère. 6+6 a
Sous la lividité sidérale des cieux 6+6 b
Les hiboux miaulaient un soupir anxieux 6+6 b
Et les engoulevents passaient dans la bruine. 6+6 a
130 C'est alors que la sombre et lugubre ruine 6+6 a
M'a paru nettement peinte sur le brouillard, 6+6 b
Et que le pan de mur couleur de corbillard 6+6 b
A semblé tressaillir sur la colline brune 6+6 a
Et s'est mis à briller tout noir au clair de lune. 6+6 a
135 Mais d'où m'arrivait donc cette effroyable voix ? 6+6 b
Oh ! ce n'était ni l'eau, ni le vent, ni les bois 6+6 b
Dont les rameaux claquaient comme des banderoles, 6+6 a
Qui déchargeaient sur moi ces terribles paroles ! 6+6 a
Non ! Cette voix venait des ruines : c'était 6+6 b
140 Le château nostalgique et fou qui sanglotait 6+6 b
Sa plainte forcenée, intime et familière 6+6 a
Et qui hurlait d'ennui dans son carcan de lierre. 6+6 a
Et cela résonnait comme un Dies iræ 6+6 b
Que la mort elle-même aurait vociféré : 6+6 b
145 C'était le grincement de la pierre qui souffre ! 6+6 a
Et soudain, le cercueil a bâillé comme un gouffre 6+6 a
Au fond du cauchemar qui m'enlevait du sol ; 6+6 b
Je me suis vu cadavre embaumé de phénol ; 6+6 b
Le monde au regard sec et froid comme une aumône 6+6 a
150 A sifflé le départ de ma bière en bois jaune, 6+6 a
Et j'ai roulé dans l'ombre, à jamais emporté, 6+6 b
Bagage de la tombe et de l'éternité. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
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