Métrique en Ligne
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| = césure
ROL_2/ROL253
Maurice ROLLINAT
Les Névroses
1883
LES SPECTRES
Le Soliloque de troppman
À Émile Goubert.
I
Enfin débarrassé du père 8 a
Et du grand fils, — vœux triomphants ! — 8 b
J'allais donc en certain repaire 8 a
Tuer la mère et les enfants ! 8 b
5 Je fus les attendre à la gare, 8 a
Dans la nuit froide, sans manteau ; 8 b
J'avais à la bouche un cigare 8 a
Et dans ma poche un long couteau. 8 b
Tout entier au plan du massacre, 8 a
10 Si pesé dès qu'il fut éclos, 8 b
Je m'étais muni d'un grand fiacre 8 a
D'une couleur sombre et bien clos. 8 b
Sur les coussins, calme, sans fièvre, 8 a
Je me vautrais comme un Sultan ; 8 b
15 Je devais avoir sur la lèvre 8 a
Le froid sourire de Satan ! 8 b
Je sais que plein de convoitise 8 a
Je ricanais, tout en songeant 8 b
Que pour huit morts, — une bêtise ! — 8 a
20 J'allais avoir beaucoup d'argent. 8 b
Je pensais : « Destin ! tu me pousses 8 a
« Au forfait le plus inouï ; 8 b
« Mais, puisque j'ai d'ignobles pouces 8 a
« Et pas de cœur, je réponds : Oui ! 8 b
25 « Le train du Nord me les apporte. 8 a
« Et moi, l'homme aux projets hideux, 8 b
« Mystérieux comme un cloporte, 8 a
« Je me voiture au-devant d'eux : 8 b
« Pour les saigner comme des bêtes, 8 a
30 « Pour les pétrir, les étrangler, 8 b
« Pour fendre et bossuer leurs têtes, 8 a
« Sans qu'ils aient le temps de beugler ! » 8 b
J'arrivai : la gare était pleine 8 a
De bruit et de monde. — À minuit, 8 b
35 Je pourrais combler dans la plaine 8 a
Un grand trou bâillant à la nuit ! 8 b
Je lorgnais des filles charnues, 8 a
Froidement, comme un gentleman, 8 b
Lorsque soudain des voix connues 8 a
40 S'écrièrent : « Voilà Troppmann ! » 8 b
Et tous, la mère et la marmaille 8 a
Me couvrirent de baisers gras ! 8 b
C'était fait ! Ma dernière maille 8 a
Se nouait enfin dans leurs bras ! 8 b
II
45 Nous roulions ! Pour que mes victimes 8 a
Eussent foi dans ma loyauté, 8 b
J'abritais mes pensers intimes 8 a
Derrière ma loquacité. 8 b
Les tout petits dormaient candides 8 a
50 Sur mes genoux, dur matelas. 8 b
Je frôlais de mes doigts sordides 8 a
Le manche de mon coutelas. 8 b
Bercés par de féeriques songes, 8 a
Ils dormaient ; et moi, le damné, 8 b
55 Je rassurais par des mensonges 8 a
La femme de l'empoisonné. 8 b
Lutterait-elle, cette sainte ? 8 a
Je l'épiai sournoisement : 8 b
— Quelle chance ! Elle était enceinte ! 8 a
60 J'eus un joyeux tressaillement. 8 b
« Je la tuerai, quoi qu'elle fasse, 8 a
Sans trop d'efforts bien essoufflants, 8 b
D'un coup de couteau dans la face 8 a
Et d'un coup de pied dans les flancs ! » 8 b
65 Puis, mes rêves gaîment féroces 8 a
M'emportaient sur les paquebots ! 8 b
Et le cocher fouettait ses rosses 8 a
Qui trottinaient à pleins sabots. 8 b
III
La banlieue avait clos ses bouges. 8 a
70 Vers Paris tout au loin brillaient 8 b
Des milliers de petits points rouges, 8 a
Et parfois les chiens aboyaient. 8 b
Les usines abandonnées 8 a
Dressaient lugubrement dans l'air 8 b
75 Leurs gigantesques cheminées 8 a
Toutes noires sous le ciel clair. 8 b
De sa lueur de nacre et d'ambre, 8 a
Comme un prodigieux fanal, 8 b
La froide lune de septembre 8 a
80 Illuminait ce bourg banal, 8 b
Que moi, le vomi des abîmes, 8 a
L'ami perfide et venimeux, 8 b
Par le plus monstrueux des crimes 8 a
J'allais rendre à jamais fameux ! 8 b
85 Nous étions rendus ; le champ morne 8 a
À deux pas de nous sommeillait ; 8 b
Leur vie atteignait donc sa borne ! 8 a
Et pourtant, j'étais inquiet. 8 b
Refuseraient-ils de me suivre, 8 a
90 Avertis par de noirs frissons ? 8 b
Le cocher, bien qu'aux trois quarts ivre, 8 a
Aurait-il enfin des soupçons ? 8 b
Mais non : j'avais l'air doux, en somme. 8 a
Et sans terreur, sans cauchemar, 8 b
95 Grillant d'embrasser son cher homme, 8 a
La mère descendit du char, 8 b
Prit par la main, d'un geste tendre, 8 a
Sa fillette et son plus petit, 8 b
Dit aux autres de nous attendre, 8 a
100 Les embrassa ; puis, l'on partit. 8 b
IV
Elle allait portant sa fillette, 8 a
Ses petits bras autour du cou ; 8 b
Elle n'était pas inquiète : 8 a
Lorsque je bondis tout à coup ! 8 b
105 Mon attaque fut si soudaine, 8 a
Qu'elle ne vit pas l'assassin : 8 b
Je lui piétinai la bedaine 8 a
Et je lui tailladai le sein ; 8 b
Puis, me ruant sur chaque mioche, 8 a
110 Près de leur mère qui râlait, 8 b
Je les couchai d'un coup de pioche : 8 a
Plus que trois ! Comme ça filait ! 8 b
Ils m'attendaient dans la voiture. 8 a
« Venez, leur dis-je, me voici ; 8 b
115 Votre mère est à la torture 8 a
En vous sachant tout seuls ici. » 8 b
Alors, minute solennelle, 8 a
Admirablement papelard, 8 b
D'une main presque maternelle, 8 a
120 Je mis à chacun un foulard. 8 b
À peine le cocher stupide 8 a
Était-il parti, qu'aussitôt, 8 b
Vertigineusement rapide, 8 a
Je les assaillis sans couteau. 8 b
125 Sur leurs trois cous je vins m'abattre, 8 a
Horriblement je les sanglai ; 8 b
Ils se tordirent comme quatre, 8 a
Mais en vain : je les étranglai ! 8 b
Alors du poitrail de la vieille 8 a
130 J'arrachai mon eustache, et fou, 8 b
Pris d'une rage sans pareille, 8 a
Je les frappai sans savoir où. 8 b
Je frappais, comme un boucher ivre, 8 a
À tour de bras, m'éclaboussant, 8 b
135 Moi, le froid manieur de cuivre, 8 a
De lambeaux de chair et de sang ! 8 b
Mon couteau siffla dans leurs râles, 8 a
Et mon pesant pic de goujat 8 b
Défigura ces faces pâles 8 a
140 Où le sang se caillait déjà, 8 b
Puis, sous le ciel, au clair de lune, 8 a
Avec mes outils ébréchés, 8 b
Je fis sauter, l'une après l'une, 8 a
Les cervelles des six hachés ! 8 b
145 C'était si mou sous ma semelle 8 a
Que j'en fus écœuré : j'enfouis, 8 b
Morts ou non, tassés, pêle-mêle, 8 a
Ces malheureux, et je m'enfuis ! 8 b
V
Enfin ! Je les tenais, les sommes ! 8 a
150 Tous les huit, morts ! C'était parfait ! 8 b
J'allais vivre, estimé des hommes, 8 a
Avec le gain de mon forfait. 8 b
Eh bien, non ! Satan mon compère 8 a
M'a lâchement abandonné. 8 b
155 Je rêvais l'avenir prospère : 8 a
Je vais être guillotiné. 8 b
J'allais jeter blouse et casquette, 8 a
Je voulais être comme il faut ! 8 b
Demain matin, à la Roquette, 8 a
160 On me rase pour l'échafaud. 8 b
Je me drapais dans le mystère 8 a
Avec mon or et mes papiers : 8 b
Dans vingt-quatre heures, l'on m'enterre 8 a
Avec ma tête entre mes pieds. 8 b
165 Eh bien, soit ! À la rouge Veuve 8 a
Mon cou va donner un banquet ; 8 b
Mon sang va couler comme un fleuve, 8 a
Dans l'abominable baquet ; 8 b
Qu'importe ! Jusqu'à leur machine, 8 a
170 J'irai crâne, sans tombereau ; 8 b
Mais avant de plier l'échine, 8 a
Je mordrai la main du bourreau ! 8 b
Et maintenant, croulez, ténèbres ! 8 a
Troppmann en ricanant se dit 8 b
175 Que parmi les tueurs célèbres, 8 a
Lui seul sera le grand maudit ! 8 b
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