Métrique en Ligne
RIC_3/RIC341
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
LES GRANDES CHANSONS
V
LES MONSTRES
Devant l’homme malingre, aux étroites épaules, 6+6 a
Au grand cœur, le troupeau des vastes cétacés 6+6 b
S’enfuit, et peu à peu de partout pourchassés, 6+6 b
Voici que les derniers se cachent près des pôles. 6+6 a
5 Encore un peu de temps, et l’on ne verra plus 6+6 a
Ces grands rois de la mer, cachalot et haleine. 6+6 b
Dont le corps semble une île, et qui pour prendre haleine 6+6 b
Font jaillir de leur front deux jets d’eau chevelus. 6+6 a
Premiers rêves rêvés par l’antique Nature. 6+6 a
10 Bientôt ils rentreront en elle, évanouis, 6+6 b
Et leurs corps disparus aux contours inouïs 6+6 b
Seront une chimère à la race future. 6+6 a
Alors, si par hasard resté dans quelque trou, 6+6 a
Un d’entre eux surgissant tout à coup se réveille, 6+6 b
15 Les hommes de ces jours crieront à la merveille ; 6+6 b
Celui qui l’aura vu passera pour un fou. 6+6 a
Ainsi, gens d’aujourd’hui, nous déclarons grotesque 6+6 a
La légende trouvée aux livres des aïeux 6+6 b
Qui racontent sans rire avoir vu de leurs yeux 6+6 b
20 Ou grand serpent de mer, ou poulpe gigantesque. 6+6 a
Et qui sait cependant si dans ces temps lointains 6+6 a
Il ne subsistait pas encor sous la même onde 6+6 b
Des êtres échappés au trépas de leur monde, 6+6 b
Survivantes lueurs des ancêtres éteints ? 6+6 a
25 Qui sait s’il n’en est plus, et si les eaux secrètes 6+6 a
N’ont pas des plis sans fond, gouffres inviolés, 6+6 b
Où le serpent de mer (riez, si vous le voulez !) 6+6 b
Où le kraken-montagne, ont gardé des retraites ? 6+6 a
En ces creux qui jamais ne voient le jour vermeil, 6+6 a
30 Que les phosphorescents peuplent seuls de lumière, 6+6 b
Dans la sécurité d’une paix coutumière 6+6 b
Ces monstres sont peut-être et dorment leur sommeil. 6+6 a
Des grottes d’une lieue, arrondissant des salles 6+6 a
Où mènent les détours de labyrinthes noirs, 6+6 b
35 Aux hôtes effrayants servent de promenoirs, 6+6 b
Pour étendre à loisir leurs formes colossales. 6+6 a
Des fucus de mille ans et des algues sans bouts 6+6 a
Leur font une forêt dont ils paissent les herbes, 6+6 b
Et dans laquelle ils sont petits, eux les superbes. 6+6 b
40 Comme des éléphants dans un champ de bambou. 6+6 a
Parmi ces promenoirs et ces forêts épaisses 6+6 a
Ils retrouvent encor parfois l’illusion 6+6 b
Des temps où la nature en pleine éclosion 6+6 b
Savait tout faire énorme ainsi que leurs espèces. 6+6 a
45 Mais quelquefois aussi leurs cœurs inconsolés, 6+6 a
Las de cette prison, sentent la nostalgie 6+6 b
D’aller voir à leur tour le ciel et la magie 6+6 b
De ce soleil perdu dont ils sont exilés. 6+6 a
Ils viennent respirer l’azur qui régénère, 6+6 a
50 Et leur front fabuleux se dresse à l’horizon. 6+6 b
Celui qui l’aperçoit n’en croit pas sa raison, 6+6 b
Et celui qui le dit semble un visionnaire. 6+6 a
Non, non, vieux matelots, non. vous n’étiez pas fous ! 6+6 a
Vous avez contemplé ces choses-là vivantes. 6+6 b
55 Vous avez sous vos yeux tenu ces épouvantes. 6+6 b
Ô légendes des bons aïeux, je crois en vous. 6+6 a
Je crois possible encor que subsiste et revienne, 6+6 a
Conservé par l’abîme ainsi qu’aux jours anciens, 6+6 b
Quelque monstre vainqueur du désastre des siens, 6+6 b
60 Dernier fils de la faune antédiluvienne. 6+6 a
Je l’imagine seul, las de tout, plein d’ennui. 6+6 a
Cherchant un frère en vain par tout ce morne espace, 6+6 b
Ainsi qu’un Juif-Errant qui passe et qui repasse 6+6 b
Dans un monde étranger où rien n’est fait pour lui. 6+6 a
65 Il regarde partout avec mélancolie, 6+6 a
Et n’a personne à qui partager son tourment, 6+6 b
Et mourra tristement et solitairement. 6+6 b
Lamentable orphelin d’une époque abolie, 6+6 a
Image du chanteur dont le vaste cerveau 6+6 a
70 Plein de rêves trop grands pour son siècle éphémère 6+6 b
Semble y perpétuer une antique chimère 6+6 b
Désormais monstrueuse en cet âge nouveau. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite périodique
schéma : 18(abba)
logo du CRISCO logo de l'université