Métrique en Ligne
RIC_3/RIC340
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
LES GRANDES CHANSONS
IV
LE SEL
Dans la forêt sonore aux rameaux toujours verts 6+6 a
Les pins versent le sang de leurs cœurs entr’ouverts 6+6 a
Et les pleurs parfumés de la térébenthine. 6+6 b
Leur chevelure épaisse est comme une courtine 6+6 b
5 Dont les plis odorants masquent le lit vermeil 6+6 a
Où la saline dort son paresseux sommeil. 6+6 a
Et quand le vent de mer l’évente, et que la plaine 6+6 b
À travers ces rideaux fait passer son haleine, 6+6 b
La brise en un seul baume unit les deux senteurs, 6+6 a
10 Si bien que l’air qui vient alors des pins chanteurs 6+6 a
Semble sur des bouquets et sur des cassolettes 6+6 b
Avoir bu longuement l’âme des violettes. 6+6 b
Souffle délicieux, printemps fleuri sans fleurs, 6+6 a
Fait de l’eau croupissante et des arbres en pleurs, 6+6 a
15 C’est ainsi que par toi s’annonce la saline. 6+6 b
Mais allons, et du haut de la dune en colline 6+6 b
Silencieusement regardons-la dormir. 6+6 a
Mirage ! Sahara ! Les Bédouins ! Un émir 6+6 a
Est venu planter là ses innombrables tentes 6+6 b
20 Dont les cônes dressés en blancheurs éclatantes 6+6 b
Resplendissent parmi les tons bariolés 6+6 a
De tapis d’Orient sur le sol étalés. 6+6 a
Ces cônes sont les tas de sel sur les ladures ; 6+6 b
Et ces riches tapis aux brillantes bordures 6+6 b
25 Ne sont que les côbiers, les fares, les œillets, 6+6 a
Où l’évaporement laisse de gras feuillets 6+6 a
Métalliques, moirés, flottant, d’or et de soie. 6+6 b
Par l’étier et le tour qu’un paludier fossoie 6+6 b
La mer entre, s’épand, s’éparpille en circuits, 6+6 a
30 Puis arrive aux bassins, étangs cuits et recuits 6+6 a
Par le soleil pompant leur liquide substance. 6+6 b
L’eau-mère peu à peu s’épaissit en laitance 6+6 b
Visqueuse, lourde, ainsi qu’une fonte d’argent. 6+6 a
D’abord une huile rose y monte en surnageant. 6+6 a
35 Elle élargit bientôt les franges de sa tache. 6+6 b
Elle fonce, jaunit, se cuivre. Il s’en détache 6+6 b
Comme des yeux voguant en tourbillon léger 6+6 a
Qui l’un à l’autre vont lentement s’agréger, 6+6 a
Passant par les lueurs changeantes de l’opale, 6+6 b
40 Pour se fixer et faire une croûte d’or pâle. 6+6 b
L’or pâlit chaque jour, puis durcit en cristaux 6+6 a
Qui semblent des grêlons ternes. Mais les râteaux 6+6 a
Râclent dans les œillets la moisson blanche et dure 6+6 b
Oui hausse ses meulons de grains sur la ladure. 6+6 b
45 Et le sel enfin net, libre de sédiments, 6+6 a
Étincelle au soleil comme des diamants. 6+6 a
*
Ô diamant, ô perle fine 8 a
Digne du front des souverains. 8 b
Et qu’on devrait comme divine 8 a
50 Clore en de précieux écrins. 8 b
Bien du pauvre que nul n’envie. 8 c
Moisson d’écume aux flots ravie, 8 c
Fleur de vase changée en grains, 8 b
Élixir dont la force amère 8 d
55 Soutient notre vie éphémère. 8 d
Pleur concret de la bonne mère, 8 d
Goutte de moelle de ses reins, 8 b
Ô sel, ô nutritive manne 8 a
Qui jamais ne t’anéantis, 8 b
60 Par le sein de qui tout émane 8 a
Offerte à tous les appétits, 8 b
Ô sel aimé de tous les êtres, 8 c
Pour qui se battaient nos ancêtres 8 c
Au fond des cavernes blottis, 8 b
65 Ô sel qui jadis eus dans lâtre 8 d
Près du feu ton culte idolâtre. 8 d
Sel que la brute sur le plâtre 8 d
Lèche et gratte pour ses petits, 8 b
Ô sel que les tribus barbares 8 a
70 Échangent encore à présent 8 b
Contre l’or et l’argent en barres 8 a
Et plus qu’eux trouvent bienfaisant 8 b
Ô sel, que deviendraient nos races. 8 c
Si dans les espaces voraces 8 c
75 Soudain te volatilisant, 8 b
Ton âme toute consumée 8 d
S’en allait comme une fumée 8 d
De notre terre accoutumée 8 d
À t’avoir en te méprisant ? 8 b
80 Quelles langueurs universelles. 8 a
Quel dégoût de tout ce serait ! 8 b
La pourriture que tu cèles 8 a
Sous ta saveur comme un secret, 8 b
Fade, écœurante, corrompue. 8 c
85 Avec son haleine qui pue 8 c
Tout à coup s’épanouirait, 8 b
Et de putréfaction lente 8 d
Tout mourrait, la bête, la plante, 8 d
Dans l’atmosphère pestilente 8 d
90 D’un déliquescent lazaret. 8 b
L’océan, malgré les marées 8 a
Qui le roulent sous leurs essieux, 8 b
Sentirait ses chairs dévorées 8 a
Par ce souffle pernicieux. 8 b
95 Dans ses flots lourds d’algues croupies 8 c
Les poissons fondraient en charpies. 8 c
Et, désormais silencieux. 8 b
Le globe à travers ses murailles 8 d
Laissant fuir ses ordes entrailles 8 d
100 Ressemblerait aux funérailles 8 d
D’une charogne dans les cieux. 8 b
Garde-nous de ce jour sinistre 8 a
Et de ce trépas empesté, 8 b
Ô sel préservateur, ministre 8 a
105 Suprême de la pureté, 8 b
Ô sel dont la saine magie 8 c
De l’être entretient l’énergie, 8 c
Ô sel des miasmes redouté, 8 b
Feu dont ils craignent les morsures, 8 d
110 Fier archer dont les flèches sûres 8 d
Leur font de cuisantes blessures, 8 d
Sel, héros au glaive enchanté ! 8 b
Ô sel désinfecteur du monde. 8 a
Mystérieux, blanc, radieux. 8 b
115 Gai, subtil, vainqueur de l’immonde, 8 a
Sel, unique plaisir des vieux, 8 b
Ô sel qu’on pose sur la lèvre 8 c
Du mourant, de l’enfant qu’on sèvre, 8 c
Sel de bienvenue et d’adieux, 8 b
120 Ô sel dont nos larmes sont faites, 8 d
Givre qui pâliras les faites 8 d
Du temple où les derniers prophètes 8 d
Annonceront les derniers Dieux ! 8 b
Car toi qui prêtas ton essence 8 a
125 À notre primitive faim, 8 b
Sel qui connus notre naissance, 8 a
Tu nous scelleras notre fin. 8 b
Humble grain que la paludière 8 c
Vole en passant pour sa chaudière 8 c
130 Et cache au fond de son couffin, 8 b
Sel que gaspillent les servantes, 8 d
Tu verras les formes vivantes 8 d
Fondre, et de ces jours d’épouvantes 8 d
Tu seras le blanc séraphin. 8 b
*
135 De l’air brûlé, du sol sans eau, du ciel sans rides. 6+6 a
Chante le chant de mort, terre aux lèvres arides ! 6+6 a
Enfin l’heure est venue où les suprêmes flots 6+6 a
Dans l’Océan suprême ont replié leur moire, 6+6 b
Et les livres anciens gardent seuls la mémoire 6+6 b
140 Des hommes d’autrefois qu’on nommait matelots. 6+6 a
Des centenaires fous, près des flaques dernières. 6+6 a
Disent avoir vu là des apparences deau 6+6 b
Où planait un brouillard comme un léger rideau. 6+6 b
Grenouilles coassant au fond sec des ornières. 6+6 a
145 On écoute râler leurs contes du vieux temps ; 6+6 a
Mais aux lieux désignés par leur geste débile 6+6 b
On ne distingue plus qu’une plaine immobile 6+6 b
D’où se sont envolés les nuages flottants. 6+6 a
Sous l’atmosphère dont le vide lourd accable 6+6 a
150 Plus rien ne bouge au ras du sol, au haut des airs. 6+6 b
Et le soleil tout nu verse sur ces déserts 6+6 b
Ses feux dévastateurs dans l’azur implacable. 6+6 a
Plus d’eau ! Plus de vapeurs ! Un hâle universel ! 6+6 a
La plante se flétrit et l’animal se couche. 6+6 b
155 Le souffle moribond de la dernière bouche 6+6 b
Dans l’espace altéré se cristallise en sel. 6+6 a
La chair même n’a pas le temps de se dissoudre 6+6 a
En grasse pourriture où grouillent les ferments. 6+6 b
Le liquide pompé, tout devient ossements 6+6 b
160 Que le sel aussitôt encroûte de sa poudre. 6+6 a
Partout il se condense, il enveloppe, il mord, 6+6 a
Il tue, et cependant qu’il tue, il purifie ; 6+6 b
Car la mort ne doit plus putréfier la vie, 6+6 b
Car la vie a cessé de naître de la mort. 6+6 a
165 Et chaque jour il serre une autre bandelette 6+6 a
Autour du globe étreint sous son embrassement, 6+6 b
Pour le conserver pur incorruptiblement. 6+6 b
Suaire immaculé qui couvre un blanc squelette. 6+6 a
*
Mais vous êtes encor lointains, 8 a
170 Sombres destins, 4 a
Et pendant qu’ici je vous rêve, 8 b
Voici les cris psalmodiés 8 c
Des paludiers 4 c
Et leurs grands chapeaux sur la grève. 8 b
175 Il fait doux. Un nuage clair 8 a
Rafraîchit l’air 4 a
Et se traine en rose buée 8 b
Sur la soie et l’or et l’argent 8 c
Qui vont nageant 4 c
180 Dans la vasière remuée. 8 b
Sans plus arrêter mon regard 8 a
Au jour hagard 4 a
Où la terre sera squelette, 8 b
Je hume sous les pins chanteurs 8 c
185 Les deux senteurs 4 c
Qui se fondent en violette. 8 b
Et je jouis en m’en grisant 8 a
Du jour présent 4 a
Où la pinède et la saline 8 b
190 Versent en moi comme infusés 8 c
Vos deux baisers, 4 c
Sol amoureux et mer câline. 8 b
mètre profils métriques : 8, 4, 6+6
forme globale type : suite de strophes et distiques
logo du CRISCO logo de l'université