Métrique en Ligne
RIC_3/RIC306
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
LES GAS
XVII
LE SERMENT
Avec sa coiffe noire et sa figure pâle, 6+6 a
Ses yeux fixes, son pas brusque, sa voix qui râle, 6+6 a
Et les grands gestes fous de ses tremblantes mains, 6+6 b
Elle avait vraiment l’air d’un spectre ; et les gamins 6+6 b
5 Se sauvaient effarés quand au coin d’une rue 6+6 a
Ils la voyaient surgir comme une ombre apparue. 6+6 a
Toujours propre, d’ailleurs, des sabots au bandeau, 6+6 b
La toile reprisée et lavée à grande eau, 6+6 b
La coque sans un trou, la mâture complète, 6+6 a
10 Ainsi qu’un vieux bateau dont on fait la toilette ; 6+6 a
Et l’on devinait bien, rien que par son gréement. 6+6 b
Que ce corps n’avait pas en tout l’esprit dément. 6+6 b
À vrai dire, elle était avisée, économe, 6+6 a
Et travailleuse, et dure au travail comme un homme ; 6+6 a
15 Mais, sombre et vague même aux instants les meilleurs. 6+6 b
Son âme paraissait toujours partie ailleurs. 6+6 b
Pourtant elle aurait pu, sans regrets ni chimères, 6+6 a
Vivoter comme une autre, au juger des commères. 6+6 a
Étant sœur, mère, veuve et fille de marins, 6+6 b
20 L’État à ses vieux ans faisait des jours sereins, 6+6 b
Comme il sied ; car on sait qu’il rend avec usure. 6+6 a
Pour payer son logis dans un coin de masure, 6+6 a
Nourrir son petit-fils et manger de surcroît, 6+6 b
Grâce à trois pensions ensemble elle avait droit 6+6 b
25 À trente francs et des centimes par trimestre. 6−6 a
Avec quoi, du premier janvier à Saint-Sylvestre, 6+6 a
Sans demander l’aumône elle trouvait moyen 6+6 b
De subsister, et même en ménageant son bien. 6+6 b
Donc, qu’elle eût des raisons contre la destinée. 6+6 a
30 Soit ! Mais perdre le sens pour ça, quelle obstinée ! 6+6 a
À toujours ruminer ainsi son deuil ancien 6+6 b
Et ne point s’accalmir, elle y mettait du sien ! 6+6 b
Sans doute, elle avait eu de cruelles épreuves. 6+6 a
Quoi, cependant ? C’est là le sort de tant de veuves ! 6+6 a
35 Tant d’autres ont rempli de leurs cris superflus 6+6 b
La grève où l’on attend ceux qu’on ne revoit plus ! 6+6 b
Tant d’autres ont souffert, dont la douleur s’envole ! 6+6 a
Elle, la sienne était restée. Elle était folle. 6+6 a
Elle avait tour à tour dans les flots et les vents 6+6 b
40 Perdu, si bien portants au départ, si vivants, 6+6 b
Père, frère, mari, tous morts sans funérailles, 6+6 a
Et cinq braves enfants sortis de ses entrailles. 6+6 a
Maintenant, au foyer vide, autrefois si plein. 6+6 b
Elle demeurait seule avec un orphelin, 6+6 b
45 Son petit-fils, dernier de toute cette race. 6+6 a
Pour le défendre, lui, contre la mer vorace, 6+6 a
Elle avait refusé, pauvre, qu’il profitât 6+6 b
De l’école gratuite où sont pris par l’État 6+6 b
Les orphelins des gens de mer morts au service. 6+6 a
50 Qu’il y fût élevé pour devenir novice, 6+6 a
Oh ! non, jamais ! Lui, lui, courir les flots hideux ! 6+6 b
Non, pas de ça ! Plutôt crever de faim tous deux ! 6+6 b
Car sa folie était contre la mer. En elle 6+6 a
C’est comme une ennemie atroce et personnelle 6+6 a
55 Qu’elle voyait. La mer était quelqu’un, pour sûr. 6+6 b
Avec des cris d’orage et des rires d’azur. 6+6 b
Elle la détestait du profond de son âme, 6+6 a
Et ne se gênait pas pour le dire à l’infâme 6+6 a
Qu’elle venait toujours aux heures de gros temps 6+6 b
60 Lapider de galets et de mots insultants. 6+6 b
Elle y menait l’enfant, et là, fauve, hagarde, 6+6 a
Dans le fracas du flux elle clamait : — Regarde ! 6+6 a
C’est celle-là qui prend les hommes, les maris. 6+6 b
Les pères, les fils, tout ! C’est elle qui t’a pris 6+6 b
65 Ton père après m’avoir pris le mien, la méchante. 6+6 a
Oh ! n’écoute jamais, petit, ce qu’elle chante. 6+6 a
C’est une gueuse, c’est une sorcière. Un jour 6+6 b
Elle t’appellera pour lui faire l’amour. 6+6 b
Car elle appelle ainsi tous les mâles sur elle, 6+6 a
70 La maudite putain, la vieille maquerelle. 6+6 a
Elle t’appellera doucement, par ton nom, 6+6 b
En faisant pst ! pst ! Dis, tu lui répondras non, 6+6 b
Mon gas ? Tu n’iras point là-bas comme les autres. 6+6 a
Tu lui diras d’abord de te rendre les nôtres, 6+6 a
75 Et qu’elle est une gouine, et le vent un bandit, 6+6 b
Et que c’est moi, ta grand’mère, qui te l’ai dit. 6−6 b
Et si pour t’attirer, levant ses jupes vertes, 6+6 a
Elle t’offre son ventre et ses cuisses ouvertes, 6+6 a
Tu cracheras dedans pour lui montrer le cas 6+6 b
80 Qu’il faut en faire. Dis, tu n’iras point, mon gas ? 6+6 b
Jure-le, jure ! — Et lui, soûlé par sa colère, 6+6 a
Jetait aussi dans l’eau des galets pour lui plaire. 6+6 a
Et jurait par serment, en crachant vers le flot, 6+6 b
Qu’il ne serait jamais pêcheur ni matelot. 6+6 b
85 Ces jours-là, la grand’mère avait le cœur moins sombre. 6+6 a
Et quand, le soir venu, devant l’âtre plein d’ombre 6+6 a
Elle s’assoupissait à tricoter son bas. 6+6 b
C’est presque en souriant qu’elle grognait tout bas : 6+6 b
— Non, tu ne l’auras pas, celui-là, sale garce ! — 6+6 a
90 Mais les échos du large en leur haleine éparse 6+6 a
Apportaient au sommeil de l’enfant qui rêvait 6+6 b
Tous les bruits de la mer chantant à son chevet. 6+6 b
Dans ces vagues rumeurs il lui semblait entendre 6+6 a
Des siens qui l’appelaient la voix lointaine et tendre. 6+6 a
95 Ses oncles, son grand’père et son père ; et ceux-là 6+6 b
Lui disaient : — Nous l’aimions, cette mer. Aime-la ! 6+6 b
Crois-nous et n’en crois pas ta folle de grand’mère. 6+6 a
La mer est aussi douce, enfant, qu’elle est amère. 6+6 a
Ses flots mobiles, c’est notre patrie à nous. 6+6 b
100 Va, laisse les terriens entrer jusqu’aux genoux 6+6 b
Dans la terre boueuse où leur pied prend racine. 6+6 a
Ils ont peur de la mer comme d’une assassine. 6+6 a
C’est que pour en sentir les rudes voluptés 6+6 b
Il faut des reins vaillants et des cœurs indomptés; 6+6 b
105 Il faut, ainsi que toi, libre des terreurs vaines, 6+6 a
Avoir du brave sang de marin dans les veines. 6+6 a
N’est-ce pas, notre gas, que ce sang-là souvent 6+6 b
Te fait battre le pouls par les soirs de grand vent, 6+6 b
Et que ça te plairait d’aller sous les étoiles 6+6 a
110 Écouter la chanson que ce vent chante aux voiles ? 6+6 a
Dis, notre gas, dis-le, que tu n’as peur de rien, 6+6 b
Que tu ne seras pas failli chien de terrien. 6+6 b
Que tu t’embarqueras comme un fils de vrais hommes, 6+6 a
Quitte à venir un jour nous rejoindre où nous sommes ! 6+6 a
115 Crois-tu donc, après tout, qu’on soit si malheureux 6+6 b
De mourir dans les flots, ayant vécu sur eux ? 6+6 b
Non, non. Et puis, vois-tu, ses instants de folie 6+6 a
N’empêchent pas la mer d’être la mer jolie, 6+6 a
Pays de l’aventure et de la liberté. 6+6 b
120 Rien n’en dégoûte plus, quand on en a goûté. 6+6 b
La soif qu’on y prend, seule, elle la désaltère. 6+6 a
S’il nous était donné de revenir à terre, 6+6 a
Nous tous qui l’aimions tant, nous tous qu’elle a déçus, 6+6 b
Nous ne demanderions qu’à repartir dessus. — 6+6 b
125 Ainsi, par d’autres mots encor, dans une langue 6+6 a
Dont je traduis en vain l’éloquente harangue, 6+6 a
Ses ancêtres venaient pour l’enfant endormi 6+6 b
Rendre à la mer cruelle un témoignage ami. 6+6 b
Lentement il sentait sourdre au fond de son être 6+6 a
130 L’irrésistible et fou désir de la connaître ; 6+6 a
Et contre sa grand’mère il lui donnait raison. 6+6 b
Triste, enchaîné dans son serment comme en prison, 6−6 b
Il n’osait raconter à la vieille son rêve ; 6+6 a
Mais il allait parfois, seul, s’asseoir à la grève ; 6+6 a
135 Et devant cet espace où jamais il n’irait, 6+6 b
Amoureux de la mer, il pleurait en secret. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite de distiques
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