Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
RIC_3/RIC300
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
LES GAS
XI
LES SARDINIÈRES
La sardine est jolie | en arrivant à l’air 6+6 a
Comme un couteau d’argent | où s allume un éclair ; 6+6 a
Et de cet argent-là | faisant des sous de cuivre, 6+6 b
Les pauvres gens auront | quelque temps de quoi vivre. 6+6 b
5 Mais pour aller la prendre | il faut avoir le nez 6+6 a
Bougrement plein de poils, | et de poils goudronnés ; 6+6 a
Car la gueldre et la rogue | avec quoi l’on arrose 6+6 b
Les seines qu’on lui tend, | ne fleurent point la rose. 6+6 b
Gueldre, lisez mortier | de crevettes, pas frais. 6+6 a
10 Mais confit dans son jus | et pourri tout exprès. 6+6 a
Rogue, lisez boyaux | de morue en compote, 6+6 b
Salés, mais corrompus. | Et l’on s’en galipote, 6+6 b
Quand on veut bien parer | l’amorce de rigueur, 6+6 a
Les dix doigts jusqu’au coude | et le nez jusqu’au cœur. 6+6 a
15 N’empêche que la pêche | en juin ne soit plaisante ! 6+6 b
Rien de plus fin que la | sardine agonisante 6−6 b
Qui frétille et qui meurt | avec de petits cris 6+6 a
Comme si le canot | était plein de souris. 6+6 a
Et puis quoi ? Faut-il pas | faire manger le monde ? 6+6 b
20 Et sans la gueldre infecte, | et sans la rogue immonde, 6+6 b
Bonsoir à la sardine, | et vous ne l’auriez pas, 6+6 a
Riches, pour vos hors-d’œuvre, | et gueux, pour vos repas. 6+6 a
Non plus que les pêcheurs, | dame, les sardinières 6+6 b
Ne hument en bouquet | des odeurs printanières. 6+6 b
25 À passer tout le jour | les sardines en main, 6+6 a
Elles n’embaument pas | le lis ni le jasmin ; 6+6 a
Et leurs doigts, leurs cheveux, | leur linge, leur peau même 6+6 b
Tout ça sent le poisson. | Mais bah ! j’aime qui m’aime ! 6+6 b
Et les gas sont plus d’un | qui les aiment ainsi. 6+6 a
30 C’est qu’avec leur bonnet | comme on les porte ici, 6+6 a
Dont les coins envolés | semblent des ailes blanches. 6+6 b
Avec leur corselet | qui fait saillir les hanches 6+6 b
Et dont, à l’entre-deux, | le fichu reste ouvert, 6+6 a
Avec leur jupon court | qui montre à découvert 6+6 a
35 Les mollets arrondis | et les fines chevilles. 6+6 b
On dira ce qu’on veut, | ce sont de belles filles. 6+6 b
Sans compter qu’après tout | le parfum le plus cher 6+6 a
Ne vaut pas celui-là | qui leur reste à la chair, 6+6 a
Ce bon parfum salé, | fort, montant, où se mêle 6+6 b
40 L’effluve de la mer | à ceux de la femelle, 6+6 b
Parfum voluptueux | aux appels réchauffants, 6+6 a
Qui met en appétit | de faire des enfants. 6+6 a
Et pas de ces enfants | marmiteux et débiles, 6+6 b
Avortons alanguis | de fièvres et de biles, 6+6 b
45 Pauvres anges pâlots, | mal venus, mal plantés, 6+6 a
Comme ceux de hasard | qu’on fait dans les cités ! 6+6 a
Mais de robustes gas | qui n’ont rien d’éphémère, 6+6 b
Plantés pour reverdir, | forts comme père et mère, 6+6 b
Rétus avant de naître | et poilus en naissant. 6+6 a
50 Ayant déjà dans leur | regard phosphorescent 6−6 a
La couleur de la mer | que boiront leurs prunelles 6+6 b
Et le vague infini | qu’ont les vagues en elles ; 6+6 b
Car, fille et sardinière, | ou fils et matelot, 6+6 a
Tous auront la même âme, | et c’est l’âme du flot. 6+6 a
55 Chantez en y pensant, | chantez vos cantilènes, 6+6 b
Sardinières ! Chantez, | et que par vos haleines 6+6 b
La mer féconde fasse | entrer dans vos poumons 6+6 a
Le suc de sa marée | et de ses goëmons ! 6+6 a
Chantez, et respirez | aux relents de la salle 6+6 b
60 Toute la vie en fleurs, | tout l’amour qu’elle exhale ! 6+6 b
Chantez ! Imprégnez-vous | de sa maternité ! 6+6 a
Et que ce soir, après | votre ouvrage quitté, 6+6 a
Les galants qui viendront | vous chercher à la porte 6+6 b
Se grisent de l’odeur | que votre jupe emporte, 6+6 b
65 Et, tout enveloppés | aussi de ce même air. 6+6 a
Baisent dans vos baisers | les baisers de la mer ! 6+6 a
Aimez-vous et croissez, | bonnes races marines 6+6 b
Aux cœurs jeunes toujours | dans vos larges poitrines ! 6+6 b
Le monde est vieux, et les | mâles y sont perclus. 6−6 a
70 Faites donc des enfants | pour ceux qui n’en font plus ! 6+6 a
Les temps ne sont pas loin | où la disette d’hommes 6+6 b
Éteindra toutes nos | Lesbos et nos Sodomes 6−6 b
Qui s’anéantiront | dans leur stérilité. 6+6 a
Mais le flambeau sur qui | souffle un vent irrité, 6+6 a
75 Vous le sauverez, vous, | de nos morts ténébreuses, 6+6 b
Braves gens, pauvres gens | aux familles nombreuses, 6+6 b
Et vous le transmettrez | ainsi de main en main, 6+6 a
Ce flambeau de la vie, | aux vivants de demain. 6+6 a
Et quand l’humanité, | le front couvert de rides, 6+6 b
80 Terra sur ses flancs creux | pendre ses seins arides, 6+6 b
Vous seuls saurez encor | les secrets abolis. 6+6 a
Et c’est près de la mer, | c’est dans un de vos lits, 6+6 a
Que naîtra, d’un pécheur | et d’une sardinière, 6+6 b
Le dernier-né des fils | de la race dernière. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
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