Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
RIC_3/RIC281
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
MATELOTES
I
LARGUE
Cric ! crac ! sabot ! Cuiller à pot !… Et je commence. 6+6 a
Je m’en vas vous filer les nœuds de ma romance 6+6 a
En parler mathurin comme un gabier luron 6+6 b
Qui s’est suivé le bec à même un boujaron. 6+6 b
5 Attention, pourtant ! Je ne me pose en maître, 6+6 a
Ni ne veux jusqu’à fond de cale vous en mettre. 6+6 a
Je ne suis pas de ces vieux frères premier brin 6−6 b
Qui devant qu’être nés parlaient jà mathurin, 6+6 b
Au ventre de leur mère apprenant ce langage. 6+6 a
10 Roulant à son roulis, tanguant à son tangage. 6+6 a
Et je n’ai pas non plus mon brevet paraphé, 6+6 b
Ni les larges fauberts en garçon de café. 6+6 b
Ces nageoires de la marine militaire. 6−6 a
Je ne suis qu’un terrien, un terrien de la terre. 6+6 a
15 Et n’eus pas même, fils d’ancêtres paysans, 6+6 b
L’honneur d’être embarqué comme mousse à dix ans. 6+6 b
Si j’avais fait au moins un congé sur la flotte ! 6+6 a
Mais non ! — Comment sais-tu la langue matelote 6+6 a
Alors, et de quel droit prends-tu ces airs nouveaux, 6+6 b
20 N’ayant jamais fou que le plancher des veaux ? 6+6 b
— Pardon, j’ai mis le pied sur le plancher des vagues, 6+6 a
Et non comme ceux-là, piteux, aux regards vagues, 6+6 a
Qu’on volt déboutonner leur col dans un hoquet, 6+6 b
Réclamer d’une voix mourante le baquet, 6+6 b
25 Et tomber dans tes bras, ô steward qui déplores 6+6 a
Ton frac fleuri soudain d’ordres multicolores. 6+6 a
Non, moi, j’ai navigué pour de vrai, pour de bon, 6+6 b
À la voile, mes gas, et non pas au charbon, 6+6 b
À bord de caboteurs, de pêcheurs, en novice 6+6 a
30 Qui mange à la gamelle et qui fait son service. 6+6 a
J’ai connu les fayots, la manœuvre, le grain, 6+6 b
Tout ce qui donne un cœur solide, un pied marin. 6+6 b
J’ai connu les ohisse ! en halant la poulie, 6+6 a
Et le flot en douceur et le flot en folie. 6+6 a
35 Et les contes contés à la poulaine, en tas 6+6 b
Autour de quelque ancien, négrier, pelletas, 6+6 b
N’importe, mais ayant cinquante ans de mae. 6+6 a
J’ai connu les paquets, la barre débarrée, 6+6 a
Et ce sinistre cri : Pare ! un homme à la mer ! 6+6 b
40 J’ai connu naviguer, son doux et son amer, 6+6 b
La caresse et les coups des brises dans les toiles, 6+6 a
Et les grands quarts de nuit tout seul sous les étoiles. 6+6 a
Puis c’était le retour, le débardage à quai. 6+6 b
Comme les frères, j’ai sué, sacré, chiqué, 6+6 b
45 En portant des ballots et des cages à poules, 6+6 a
Le dos sale et meurtri, les mains pleines d’ampoules, 6+6 a
Et la bouche fusant de longs jets d’un jus noir. 6+6 b
Puis les bamboches chez l’hôtesse : À l’Entonnoir, 6−6 b
Au Repos des gabiers, Au Calfat en goguette. 6+6 a
50 C’est parfois un caveau, parfois une guinguette ; 6+6 a
Mais sous terre ou dessus, on y boit bougrement. 6+6 b
Et j’y fus à la côte avec tout mon gréement 6+6 b
Plus souvent qu’à mon tour, raide comme un cadavre. 6+6 a
On y chantait aussi. Des musicos du Havre 6+6 a
55 À ceux de Saint-Nazaire en passant par Bordeaux, 6+6 b
Avant l’heure où l’on sombre affalé sur le dos, 6+6 b
Vous ne vous doutez pas combien de matelotes 6+6 a
Je gueulais, en guinchant, les poings dans mes culottes 6+6 a
J’en composai le texte et la musique aussi, 6+6 b
60 Sans les écrire ; et, sauf huit ou dix que voici, 6−6 b
Tout ça s’est égre de ma mémoire. Certe, 6+6 a
Ça ne valait pas mieux, et ce n’est pas grand’perte. 6+6 a
Vers de bric et de broc ! De broc surtout. Pourtant, 6+6 b
J’en ai fait de meilleurs dont je suis moins content. 6+6 b
65 Car ces couplets boiteux et brochés sur le pouce 6+6 a
À la six-quatre-deux, va comme je te pousse, 6+6 a
Mal rimés, bien rhythmés, n’étaient pas sans douceurs 6+6 b
Pour moi qui les vivais et pour les connaisseurs. 6+6 b
Fins connaisseurs, allez ! C’étaient mes camarades. 6+6 a
70 Non pas vous, écrivains ; mais les pochards des rades, 6+6 a
Gens du métier, experts en ces musiques-là, 6+6 b
Dont leur rude gosier m’avait donné le la. 6+6 b
Et c’est au souvenir des heures en allées 6+6 a
Avec eux, que je tiens à ces rimes saes ; 6+6 a
75 C’est en l’honneur des vieux compagnons de hasard 6+6 b
Que je recueille ces cantilènes sans art. 6−6 b
Car ils les aimaient, eux, en savouraient le charme, 6+6 a
Y découvraient matière ou de rire ou de larme, 6+6 a
En chœur et de plein cœur reprenaient au refrain., 6+6 b
80 Trouvaient qu’elles étaient grand’largue et vrai marin. 6+6 b
Que ma mélancolie ou ma gaieté d’ivrogne 6+6 a
Avait du poil… (où çà ? Bien sûr, pas à la trogne), 6+6 a
Et qu’en somme, sans être un loup de mer, c’est clair. 6+6 b
J’en avais la chanson, si je n’en ai pas l’air. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
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