Métrique en Ligne
RIC_3/RIC275
Jean RICHEPIN
LA MER
1894
MARINES
XIX
LES CORBEAUX
Le mont, la plaine, ont leurs corbeaux. 8 a
Mais la mer, ce champ de bataille 8 b
Dont tous les flots sont des tombeaux, 8 a
La mer, les voulant à sa taille, 8 b
5 Plus noirs, plus lugubres, plus beaux, 8 a
Plus grands, la mer a ses corbeaux. 8 a
Arrière-garde de l’orage, 8 a
Ils arrivent dans le ciel gris 8 b
En tournoyant, quand un naufrage, 8 a
10 Couvrant la plage de débris, 8 b
Leur a préparé de l’ouvrage 8 a
À ces croque-morts de l’orage. 8 a
Pesant, majestueux, le vol 8 a
De leurs larges ailes funèbres 8 b
15 Tombe en spirale au ras du sol 8 a
Comme une trombe de ténèbres ; 8 b
Et là, le chef droit sur le col, 8 a
Ils arrêtent d’un coup leur vol. 8 a
À les voir ainsi par la grève, 8 a
20 Debout, l’œil fixé sur les eaux, 8 b
Ils donnent l’illusion brève 8 a
Que ce n’est plus là des oiseaux. 8 b
Mais des philosophes qu’un rêve 8 a
Immobilise sur la grève. 8 a
25 D’un pas grave et sacerdotal, 8 a
D’une allure de patriarche, 8 b
Sans secousse ni saut brutal, 8 a
Bientôt ils se mettent en marche. 8 b
On dirait que d’un piédestal 8 a
30 Chacun descend, sacerdotal. 8 a
Ils vont, très lents, et quand des choses 8 a
Accrochent leurs yeux en passant, 8 b
Pour les voir ils prennent des poses 8 a
Pédantesques, puis, croassant, 8 b
35 En savants hérissés de gloses 8 a
Ils se disent entre eux des choses. 8 a
Ils ont le verbe caverneux. 8 a
Tels des Sibylles et des Mages 8 b
Dénouant les mystiques nœuds 8 a
40 D’un problème et rendant hommages 8 b
À l’oracle qui parle en eux 8 a
Comme en un temple caverneux. 8 a
Mais dès qu’ils voient une charogne, 8 a
Bonsoir tenue et gravité ! 8 b
45 Leur marche danse. Leur voix grogne. 8 a
L’équilibre désorbité, 8 b
L’aile battante en bras d’ivrogne, 8 a
Ils s’affalent sur la charogne. 8 a
C’est leur paradis là-dedans. 8 a
50 Le clou de leur bec droit lacère 8 b
Ces haillons visqueux et pendants 8 a
Qu’ils éparpillent de la serre, 8 b
Avec des cris brefs et stridents, 8 a
Ceux-ci dessus, ceux-là dedans, 8 a
55 De pourriture ils font ribote. 8 a
Parmi la sanie et les vers 8 b
Ça rit, ça braille, ça jabote. 8 a
Dans les jus épais, noirs et vers, 8 b
Ça patauge jusqu’à mi-botte. 8 a
60 Les croque-morts sont en ribote. 8 a
Car ils la boivent, les corbeaux. 8 a
Cette chair flasque et corrompue. 8 b
Ils l’ingurgitent par lambeaux. 8 a
Plus c’est liquide et plus ça pue, 8 b
65 Mieux ils en gonflent leurs jabots. 8 a
La carne est le vin des corbeaux. 8 a
Las de manger et las de boire, 8 a
S’ils croassent alors, leur voix 8 b
Chante en tons creux de bassinoire, 8 a
70 Sinistre et comique à la fois, 8 b
Un Requiem blasphématoire, 8 a
Requiem sur un air à boire. 8 a
Enfin, repus, comme s’en vont 8 a
Des goinfres à la panse pleine 8 b
75 Qui se sont empiffrés à fond 8 a
Et qui sont gavés, hors d’haleine, 8 b
Si lourds qu’ils en ont l’air profond. 8 a
Enfin, solennels, ils s’en vont ; 8 a
Et ces vivantes sépultures 8 a
80 Prenant par le ciel leurs ébats 8 b
Y semblent les noires montures 8 a
De sorciers qui dans les sabbats 8 b
Vont avec d’infâmes postures 8 a
Forniquer sur des sépultures. 8 a
mètre profil métrique : 8
forme globale type : suite périodique
schéma : 14(ababaa)
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