Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
RIC_1/RIC25
Jean RICHEPIN
LA CHANSON DES GUEUX
1881
PREMIÈRE PARTIE
GUEUX DES CHAMPS
LES PLANTES, LES CHOSES, LES BÊTES
X
OISEAUX DE PASSAGE
C’est une cour carrée | et qui n’a rien d’étrange : 6+6 a
Sur les flancs, l’écurie | et l’étable au toit bas ; 6+6 b
Ici près, la maison ; | là-bas, au fond, la grange 6+6 a
Sous son chapeau de chaume | et sa jupe en plâtras. 6+6 b
5 Le bac, où les chevaux | au retour viendront boire, 6+6 a
Dans sa berge de bois | est immobile et dort. 6+6 b
Tout plaqué de soleil, | le purin à l’eau noire 6+6 a
Luit le long du fumier | gras et pailleté d’or. 6+6 b
Loin de l’endroit humide | où gît la couche grasse, 6+6 a
10 Au milieu de la cour, | où le crottin plus sec 6+6 b
Riche de grains d’avoine | en poussière s’entasse, 6+6 a
La poule l’éparpille | à coups d’ongle et de bec. 6+6 b
Plus haut, entre les deux | brancards d’une charrette, 6+6 a
Un gros coq satisfait, | gavé d’aise, assoupi, 6+6 b
15 Hérissé, l’œil mi-clos | recouvert par la crête, 6+6 a
Ainsi qu’une couveuse | en boule est accroupi. 6+6 b
Des canards hébétés | voguent, l’œil en extase. 6+6 a
On dirait des rêveurs, | quand soudain, s’arrêtant, 6+6 b
Pour chercher leur pâture | au plus vert de la vase 6+6 a
20 Ils crèvent d’un plongeon | les moires de l’étang. 6+6 b
Sur le faîte du toit, | dont les grises ardoises 6+6 a
Montrent dans le soleil | leur écailles d’argent, 6+6 b
Des pigeons violets | aux reflets de turquoises 6+6 a
De roucoulements sourds | gonflent leur col changeant. 6+6 b
25 Leur ventre bien lustré, | dont la plume est plus sombre, 6+6 a
Fait tantôt de l’ébène | et tantôt de l’émail, 6+6 b
Et leurs pattes, qui sont | rouges parmi cette ombre, 6+6 a
Semblent sur du velours | des branches de corail. 6+6 b
Au bout du clos, bien loin, | on voit paître les oies, 6+6 a
30 Et vaguer les dindons | noirs comme des huissiers. 6+6 b
Oh ! qui pourra chanter | vos bonheurs et vos joies, 6+6 a
Rentiers, faiseurs de lard, | philistins, épiciers ? 6+6 b
Ô vie heureuse des | bourgeois ! Qu’avril bourgeonne 6−6 a
Ou que décembre gèle, | ils sont fiers et contents. 6+6 b
35 Ce pigeon est aimé | trois jours par sa pigeonne, 6+6 a
Ça lui suffît : il sait | que l’amour n’a qu’un temps. 6+6 b
Ce dindon a toujours | béni sa destinée. 6+6 a
Et quand vient le moment | de mourir, il faut voir 6+6 b
Cette jeune oie en pleurs : | « C’est là que je suis née ; 6+6 a
40 Je meurs près de ma mère | et j’ai fait mon devoir. » 6+6 b
Son devoir ! C’est-à-dire | elle blâmait les choses 6+6 a
Inutiles, car elle | était d’esprit zélé ; 6−6 b
Et, quand des papillons | s’attardaient sur des roses, 6+6 a
Elle cassait la fleur | et mangeait l’être ailé. 6+6 b
45 Elle a fait son devoir ! | C’est-à-dire que oncque 6+6 a
Elle n’eut de souhait | impossible, elle n’eut 6+6 b
Aucun rêve de lune, | aucun désir de jonque 6+6 a
L’emportant sans rameurs | sur un fleuve inconnu. 6+6 b
Elle ne sentit pas | lui courir sous la plume 6+6 a
50 De ces grands souffles fous | qu’on a dans le sommeil, 6+6 b
Pour aller voir la nuit | comment le ciel s’allume 6+6 a
Et mourir au matin | sur le cœur du soleil. 6+6 b
Et tous sont ainsi faits ! | Vivre la même vie 6+6 a
Toujours, pour ces gens-là | cela n’est point hideux. 6+6 b
55 Ce canard n’a qu’un bec, | et n’eut jamais envie 6+6 a
Ou de n’en plus avoir | ou bien d’en avoir deux. 6+6 b
Aussi, comme leur vie | est douce, bonne et grasse ! 6+6 a
Qu’ils sont patriarcaux, | béats, vermillonnés, 6+6 b
Cinq pour cent ! Quel bonheur | de dormir dans sa crasse, 6+6 a
60 De ne pas voir plus loin | que le bout de son nez ! 6+6 b
N’avoir aucun besoin | de baiser sur les lèvres, 6+6 a
Et, loin des songes vains, | loin des soucis cuisants, 6+6 b
Posséder pour tout cœur | un viscère sans fièvres, 6+6 a
Un coucou régulier | et garanti dix ans ! 6+6 b
65 Oh ! Les gens bienheureux ! |… Tout à coup, dans l’espace, 6+6 a
Si haut qu’il semble aller | lentement, un grand vol 6+6 b
En forme de triangle | arrive, plane et passe. 6+6 a
Où vont-ils ? Qui sont-ils ? | Comme ils sont loin du sol ! 6+6 b
Les pigeons, le bec droit, | poussent un cri de flûte 6+6 a
70 Qui brise les soupirs | de leur col redressé, 6+6 b
Et sautent dans le vide | avec une culbute. 6+6 a
Les dindons d’une voix | tremblotante ont gloussé. 6+6 b
Les poules picorant | ont relevé la tête. 6+6 a
Le coq, droit sur l’ergot, | les deux ailes pendant, 6+6 b
75 Clignant de l’œil en l’air | et secouant la crête, 6+6 a
Vers les hauts pèlerins | pousse un appel strident. 6+6 b
Qu’est-ce que vous avez, | bourgeois ? Soyez donc calmes. 6+6 a
Pourquoi les appeler, | sot ? Ils n’entendront pas. 6+6 b
Et d’ailleurs, eux qui vont | vers le pays des palmes, 6+6 a
80 Crois-tu que ton fumier | ait pour eux des appas ? 6+6 b
Regardez-les passer ! | Eux, ce sont les sauvages. 6+6 a
Ils vont où leur désir | le veut, par-dessus monts, 6+6 b
Et bois, et mers, et vents, | et loin des esclavages. 6+6 a
L’air qu’ils boivent ferait | éclater vos poumons. 6+6 b
85 Regardez-les ! Avant | d’atteindre sa chimère, 6+6 a
Plus d’un, l’aile rompue | et du sang plein les yeux, 6+6 b
Mourra. Ces pauvres gens | ont aussi femme et mère, 6+6 a
Et savent les aimer | aussi bien que vous, mieux. 6+6 b
Pour choyer cette femme | et nourrir cette mère, 6+6 a
90 Ils pouvaient devenir | volailles comme vous. 6+6 b
Mais ils sont avant tout | les fils de la chimère, 6+6 a
Des assoiffés d’azur, | des poètes, des fous. 6+6 b
Ils sont maigres, meurtris, | las, harassés. Qu’importe ! 6+6 a
Là-haut chante pour eux | un mystère profond. 6+6 b
95 À l’haleine du vent | inconnu qui les porte 6+6 a
Ils ont ouvert sans peur | leurs deux ailes. Ils vont. 6+6 b
La bise contre leur | poitrail siffle avec rage. 6−6 a
L’averse les inonde | et pèse sur leur dos. 6+6 b
Eux, dévorent l’abîme | et chevauchent l’orage. 6+6 a
100 Ils vont, loin de la terre, | au-dessus des badauds. 6+6 b
Ils vont, par l’étendue | ample, rois de l’espace. 6+6 a
Là-bas ils trouveront | de l’amour, du nouveau. 6+6 b
Là-bas un bon soleil | chauffera leur carcasse 6+6 a
Et fera se gonfler | leur cœur et leur cerveau. 6+6 b
105 Là-bas, c’est le pays | de l’étrange et du rêve, 6+6 a
C’est l’horizon perdu | par delà les sommets, 6+6 b
C’est le bleu paradis, | c’est la lointaine grève 6+6 a
Où votre espoir banal | n’abordera jamais. 6+6 b
Regardez-les, vieux coq, | jeune oie édifiante 6+6 a
110 Rien de vous ne pourra | monter aussi haut qu’eux, 6+6 b
Et le peu qui viendra | d’eux à vous, c’est leur fiente. 6+6 a
Les bourgeois sont troublés | de voir passer les gueux. 6+6 b
mètre profil métrique : 6−6
logo du CRISCO logo de l'université