Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
RIC_1/RIC108
Jean RICHEPIN
LA CHANSON DES GUEUX
1881
TROISIÈME PARTIE
NOUS AUTRES GUEUX
NOS GLOIRES
VI
À FREDERICK LEMAÎTRE
Salut, maître ! Salut, | géant ! Salut, génie ! 6+6 a
Tu ne me connais pas. | Mais nous te connaissons. 6+6 b
Nous venons saluer | ta gloire non finie, 6+6 a
Toi qui ne mourras pas, | nous autres qui naissons. 6+6 b
5 Nous venons saluer | l’art même en ta personne, 6+6 a
Nous venons couronner | l’artiste surhumain, 6+6 b
Et dire, dans des vers | où ton grand nom résonne, 6+6 a
Nos souvenirs d’hier | aux vivants de demain. 6+6 b
On saura quelle était | l’ampleur de ton domaine, 6+6 a
10 Et que les passions | des gueux comme des rois, 6+6 b
Tous les cris, tous les vœux | de la pauvre âme humaine, 6+6 a
Ont chanté tour à tour | et pleuré par ta voix. 6+6 b
Triste ou gai, formidable | ou bon, tendre ou farouche, 6+6 a
Que de fois tu nous fis | plier les deux genoux, 6+6 b
15 Et voir, comme en rêvant, | suspendus à ta bouche, 6+6 a
Les mondes inconnus | que tu créais pour nous ! 6+6 b
*
Là-bas, quelle ombre langoureuse 8 a
S’approche de nous à pas lents ? 8 b
Ah ! voici venir l’amoureuse. 8 a
20 Tu mets ta main dans ses doigts blancs, 8 b
Tu mêles ton âme à son âme ; 8 c
Elle rit, et pleure, et se pâme, 8 c
Et se sent brûler à la flamme 8 c
Que font les soleils de tes yeux ; 8 d
25 Et l’aigle avec la tourterelle 8 e
Chante la chanson éternelle, 8 e
Et nous emporte d’un coup d’aile 8 e
Ivres d’amour au fond des cieux. 8 d
Puis, tout à coup, rugit le drame, 8 a
30 Qui, lion fauve, par les bois 8 b
Traîne la passion qui brame 8 a
Ainsi qu’une biche aux abois. 8 b
Alors, entrant dans sa tanière, 8 c
Les bras nus, comme un belluaire, 8 c
35 Tu prends le monstre à la crinière, 8 c
Tu te roules sur lui, vainqueur ; 8 d
Et serrant la bote domptée 8 e
Comme Hercule faisait d’Antée, 8 e
Devant la foule épouvantée 8 e
40 Tu brises ses reins sur ton cœur. 8 d
Mais il faut que tu te reposes 8 a
Et des soupirs et des sanglots. 8 b
Vas-tu donc effeuiller des roses 8 a
Ou bien secouer des grelots ? 8 b
45 Non. Ton rire, énorme et fantasque, 8 c
Se tord aux rides de ton masque. 8 c
Et l’on dirait une bourrasque 8 c
Qui lutte avec des flots grondants. 8 d
Fi du sourire fin et mièvre ! 8 e
50 C’est l’ironie et c’est la fièvre 8 e
Qui met dans le coin de ta lèvre 8 e
Le pli des sarcasmes stridents. 8 d
*
Et comment pourrais-tu | ne pas être ironique ? 6+6 a
Ainsi qu’un carrefour, | ton esprit communique 6+6 a
55 Aux ruelles sans nombre, | aux passages obscurs, 6+6 b
D’où l’on voit déboucher, | grouillant entre les murs, 6+6 b
Ceux-ci pieds nus, ceux-là | faisant sonner leurs bottes, 6+6 a
Brandissant des poignards, | agitant des marottes, 6+6 a
Criant, riant, priant, | et se tordant les mains, 6+6 b
60 Le troupeau des vertus | et des vices humains. 6+6 b
Vous représentez-vous | tout ce que fut cet homme, 6+6 a
Et ce qu’il a vécu | d’existences, en somme ? 6+6 a
Être Napoléon, | Othello, Buridan, 6+6 b
Kean, Méphistophélès, | don César de Bazan, 6+6 b
65 Et passer, oubliant | ce qu’on était naguère, 6+6 a
De Paillasse à Vautrin, | de Ruy-Blas à Macaire ! 6+6 a
Rendre tout, sentir tout ! | Avoir autant de voix 6+6 b
Qu’il est d’astres au ciel | et de feuilles aux bois ! 6+6 b
S’incarner tous les jours, | prendre cent effigies, 6+6 a
70 Comme les anciens dieux | dans les mythologies ! 6+6 a
Se dire que tout l’homme | habite ce front-là, 6+6 b
Et n’avoir qu’un seul cœur | pour porter tout cela ! 6+6 b
Ah ! le monde qui vient | au théâtre et s’amuse, 6+6 a
Ne sait pas ce que coûte | un baiser de la muse, 6+6 a
75 Quelle amertume il laisse, | et quels déchirements 6+6 b
Dans les grands cœurs blessés | qu’elle a pris pour amants. 6+6 b
Non, vous ne savez pas | qu’à son front de monarque, 6+6 a
Sous la couronne d’or | l’épine a fait sa marque, 6+6 a
Et que son grand manteau | de pourpre éblouissant 6+6 b
80 Est rouge d’avoir bu | le plus pur de son sang. 6+6 b
Non, vous ne savez pas | qu’il faut souffrir sans trêve 6+6 a
Pour donner une forme, | une vie, à son rêve, 6+6 a
Que la fleur de l’idée | a pour sève les pleurs, 6+6 b
Que les enfantements | sont toujours des douleurs. 6+6 b
85 Et maintenant, qui donc | te jettera la pierre, 6+6 a
Disant que tu devais | courber ta tête altière, 6+6 a
Et vivre comme nous, | pris sous un joug étroit ? 6+6 b
Ô génie ! après tout, | n’avais-tu pas le droit, 6+6 b
Pour apaiser ta faim | de vivre inassouvie, 6+6 a
90 Toi qui donnais ton cœur, | de dépenser ta vie ? 6+6 a
A-t-on vu les lions | ramper sur les genoux ? 6+6 b
Et les dieux sont-ils faits | pour vivre comme nous ? 6+6 b
Va donc, dors ton sommeil | dans un linceul de gloire, 6+6 a
Puisque te voilà mort, | bien qu’on ne puisse y croire. 6+6 a
95 Toi qui roulais ainsi | qu’un fleuve aux larges flots, 6+6 b
Avec un bruit d’éclats | de rire et de sanglots, 6+6 b
Tu te perds dans la mort, | dans cette mer immense. 6+6 a
Pour la première fois | en toi la paix commence. 6+6 a
Mais avec le repos | ne viendra pas l’oubli. 6+6 b
100 Notre regard de ta | lumière est tout rempli, 6−6 b
Et l’on en gardera | l’éternelle mémoire. 6+6 a
C’est en vain que la nuit | jette son ombre noire 6+6 a
Sur les derniers rayons | d’un beau soleil couchant. 6+6 b
Aux franges d’un nuage | il s’arrête, accrochant 6+6 b
105 Parmi les lointains bleus | de l’horizon qui bouge, 6+6 a
De grands lambeaux de pourpre | et des lames d’or rouge. 6+6 a
La nuit a beau gonfler | sa robe obscure, il luit. 6+6 b
Quand l’ombre l’a voilé, | nos yeux tout pleins de lui, 6+6 b
Sous le ciel ténébreux | l’imaginent encore ; 6+6 a
110 Et demain, quand naîtra | la pointe de l’aurore, 6+6 a
Dans l’azur du matin | qui va se déployer 6+6 b
C’est son dernier reflet | qu’on croit voir flamboyer. 6+6 b
mètre profils métriques : 8, 6−6
logo du CRISCO logo de l'université