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RIC_1/RIC107
Jean RICHEPIN
LA CHANSON DES GUEUX
1881
TROISIÈME PARTIE
NOUS AUTRES GUEUX
NOS GLOIRES
V
À ADRIEN JUVIGNY
Quatre ans après
(Mort le 3.septembre 1873.)
Quis potis est dignum pollenti pectore carmen
Condere pro rerum majestate, hisque repertis ?
Quisve valet tantum verbis ut fingere laudes
Pro meritis ejus possit, qui talia nobis
Peclore parta suo quaesitaque praemia liquit ?
(LUCRÈCE)
Ô pauvre Juvigny, pauvre être solitaire, 6+6 a
Le plus grand de tous ceux que j’ai connus sur terre ! 6+6 a
Je retrouve aujourd’hui ces vers gais et railleurs 6+6 b
Écrits voilà quatre ans. J’en ai fait de meilleurs. 6+6 b
5 Mais ceux-ci me sont chers plus qu’un parfait poème, 6+6 a
Parce que tu m’as dit autrefois : «Je les aime.» 6+6 a
Parce qu’ils t’ont fait rire, éternel malheureux, 6+6 b
Parce que ton grand front s’est incliné sur eux. 6+6 b
Oh ! je ne savais pas alors à quel poète 6+6 a
10 J’écrivais. Les trésors enfouis dans ta tête, 6+6 a
Ta science profonde à faire peur aux vieux, 6+6 b
Les astres inconnus qui roulaient dans tes yeux, 6+6 b
L’éclair de ta pensée illuminant un monde, 6+6 a
Étaient un océan ignoré de ma sonde. 6+6 a
15 Je te prenais pour un de nous, tout simplement. 6+6 b
Mais depuis, ton soleil emplit mon firmament. 6+6 b
Et je vis sur ton front flamboyer le génie. 6+6 a
Hélas ! tu nous quittas, ton œuvre non finie. 6+6 a
Accablé sous le poids trop lourd de ton cerveau, 6+6 b
20 Tu mourus, emportant tout un secret nouveau. 6+6 b
Qui sait les horizons aux lueurs immortelles 6+6 a
Où t’aurait enlevé l’essor de tes deux ailes ? 6+6 a
Car tu connaissais tout, ayant tout embrassé, 6+6 b
Et pour toi l’avenir s’éclairait du passé. 6+6 b
25 Tu t’étais abreuvé chez les auteurs antiques, 6+6 a
Sages et fous, païens et chrétiens, et mystiques, 6+6 a
Et chez ceux de la France et ceux de l’étranger, 6+6 b
Et tout cela chez toi venait se mélanger, 6+6 b
Ainsi que des torrents tombant dans quelque Averne, 6+6 a
30 Dans le lac insondable où bout l’esprit moderne. 6+6 a
Ô la modernité ! (pour prendre un de tes mots) 6+6 b
Comme tu la savais, avec ses biens, ses maux ! 6+6 b
À pleins poumons saignants comme tu l’as humée ! 6+6 a
Tu l’aimais, ton Paris, charogne parfumée, 6+6 a
35 Pleine tout à la fois d’essences et de vers ; 6+6 b
Pourriture aux odeurs subtiles, aux tons verts, 6+6 b
Où poussent les poisons mêlés avec les roses, 6+6 a
Où rôde le troupeau ténébreux des névroses, 6+6 a
Musique où l’on entend sangloter des grelots 6+6 b
40 Et tintinnabuler le hoquet des sanglots ; 6+6 b
Gai carnaval hanté de visions farouches, 6+6 a
Alcôve où les baisers qui se collent aux bouches, 6+6 a
Voraces, font des trous comme le vitriol ; 6+6 b
Absinthe à l’opium, délicieux alcool, 6+6 b
45 Dont tu bus en gourmand la plus atroce lie, 6+6 a
Et dont tu te grisas jusques à la folie. 6+6 a
De ce lac infernal, de ce gouffre rongeur, 6+6 b
Tu sortis haletant, pâle, ainsi qu’un plongeur. 6+6 b
Mais tes deux mains étaient toutes pleines de perles. 6+6 a
50 Ô flots, écartez-vous ! Va-t’en, mer qui déferles ! 6+6 a
Laissez donc aborder chez nous ce conquérant ! 6+6 b
Mais les flots sont jaloux et la mer te reprend ; 6+6 b
Et dans la mort sans fond, avant d’être sorties, 6+6 a
Tes perles avec toi retombent englouties. 6+6 a
55 Nous avons entrevu ces trésors. Tu fus grand ! 6+6 b
À nous entendre ainsi t’admirer en pleurant, 6+6 b
Les gens qui ne t’ont pas connu peuvent sourire. 6+6 a
Tu fus grand ! Nous serons deux ou trois pour le dire. 6+6 a
Non, tu n’as rien laissé pour attester ton nom. 6+6 b
60 Mais si tu ne l’as pas frappé, ce tympanon 6+6 b
Qu’on appelle la gloire et qui sonne si vide, 6+6 a
C’est que tu fus trop grand pour t’en sentir avide. 6+6 a
Sans parents, sans amis presque (car, toujours seul 6+6 b
Tu t’enfermais en toi comme dans un linceul), 6+6 b
65 Ton cœur, fleur merveilleuse à la tige élancée. 6+6 a
Sécha dans le désert brûlant de la pensée ; 6+6 a
Et, sans essayer rien, trop sûr de ton pouvoir, 6+6 b
Dégoûté des désirs avant de les avoir, 6+6 b
Tu mourus. On eût dit un dieu lassé des choses, 6+6 a
70 Portant dans son esprit les effets et les causes, 6+6 a
Les ayant vus en songe assez pour en jouir, 6+6 b
N’ayant qu’à dire un mot pour faire épanouir 6+6 b
Tous les germes obscurs de la matière immense, 6+6 a
N’ayant qu’à le vouloir pour que le temps commence, 6+6 a
75 Et qui meurt, dédaigneux d’agir, et satisfait 6+6 b
D’avoir rêvé le monde entier sans l’avoir fait. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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