Métrique en Ligne
REN_4/REN194
Armand RENAUD
Drames du peuple
1885
AUTOUR DE NOUS
Tombés au Champ d'honneur*
A l'Exposition universelle, un rude 6+6 a
Et vaillant ouvrier, point dans la multitude, 6+6 a
Fourmi prenant sa part d'un labeur grand et fier, 6+6 b
Hissait, avec la chaîne, une pièce de fer. 6+6 b
5 Auprès de lui, son fils, grand garçon, presque un homme, 6+6 a
Haletant, mais riant à la fatigue en somme, 6+6 a
Dans son ascension guidait le bloc pesant. 6+6 b
Et parfois tous les deux faisaient halte en causant. 6+6 b
Ils parlaient des plaisirs rêvés pour le dimanche. 6+6 a
10 Le fils en habits neufs, la fille en robe blanche, 6+6 a
Escortés des parents, sur l'herbe, au bord de l'eau, 6+6 b
Doivent aller courir et dîner, s'il fait beau. 6+6 b
D'autre part, pour la mère, une surprise est prête, 6+6 a
Grand secret strictement gardé jusqu'à sa fête. 6+6 a
15 Et là-dessus de rire, et chacun, à l'envi, 6+6 b
De reprendre sa tâche, avec le cœur ravi. 6+6 b
Pendant ce temps, la mère, au logis, que fait-elle ? 6+6 a
Du beau jour pressenti la vision est telle 6+6 a
Qu'en train de repasser la chemise du fils, 6+6 b
20 La chemise aux plis fins, et blanche comme un lys, 6+6 b
A laquelle tient tant sa vanité de mère, 6+6 a
Elle s'arrête et suit des yeux une chimère. 6+6 a
O simple joie, ô fraîche et blanche floraison 6+6 b
Du cœur, ô marguerite étoilant le gazon, 6+6 b
25 Profite, sans tarder, du ciel qui brille, ô joie ! 6+6 a
Le malheur est toujours en quête d'une proie. 6+6 a
L'inévitable mort est toujours là, guettant. 6+6 b
Épanouis-toi donc, fleur qui n'as qu'un instant. 6+6 b
Dans un ciel encor pur quand la foudre s'amasse, 6+6 a
30 Invisible, mais prête à sillonner l'espace. 6+6 a
D'abord vient un vent frais qui souffle en volupté ; 6+6 b
Ainsi, dans le logis, il monte une gaîté. 6+6 b
Faite de la rumeur lointaine de la rue. 6+6 a
Cependant la rumeur s'approche et s'accentue, 6+6 a
35 Et la femme murmure : « Encor quelque accident 6+6 b
Malheur au vieux trop faible, à l'enfant imprudent. 6+6 b
Dans ce vaste Paris ! » — Et la rumeur augmente. 6+6 a
L'escalier se remplit d'un fracas de tourmente. 6+6 a
Il monte des pas lourds. La femme dit : « Mon Dieu ! 6+6 b
40 Tout ce bruit me fait peur ! … Oh ! si c'était le feu ! » 6+6 b
Non ! ce n'est pas le feu. Femme, on frappe à ta porte ; 6+6 a
Ouvre, et, si tu le peux, c'est le moment, sois forte. 6+6 a
La sueur sur le front, la face pâle, l'œil 6+6 b
Égaré, le mari se tient droit sur le seuil. 6+6 b
45 La femme, qui pressent un événement grave. 6+6 a
Tâche, dans son effroi, de prendre une voix brave : 6+6 a
« Eh bien, vieux ! … » Mais la phrase en son gosier se perd 6+6 b
Presque aussitôt, devant l'affreux spectacle offert. 6+6 b
Sur un brancard, le fils est couché, masse inerte. 6+6 a
50 Il a par un mouchoir la figure couverte ; 6+6 a
Mais sur le matelas d'ambulance le sang 6+6 b
Forme une flaque, puis en longs filets descend, ' 6+6 b
Vermeil sur le fond noir de la toile vernie. 6+6 a
Et la mère croit faire une chute infinie 6+6 a
55 Dans un gouffre où plus rien n'existe. Elle s'en prend 6+6 b
A tout, à son mari sanglotant et pleurant : 6+6 b
« Malheureux, qu'as-tu fait de mon fils, de ma vie 6+6 a
Voilà ce que devient l'enfant qu'on te confie 6+6 a
— Femme, reviens à toi, le destin seul a tort. » 6+6 b
60 Mais elle, n'entendant rien, répète : « Mort ! mort ! » 6+6 b
Et farouche, enlevant le mouchoir qui le cache, 6+6 a
Des deux bras au cadavre informe elle s'attache. 6+6 a
Tous les gens qui sont là, compagnons de chantier, 6+6 b
Devant ce désespoir âpre, indomptable, entier, 6+6 b
65 Malgré qu'ils aient au cœur une dure cuirasse, 6+6 a
Ne savent plus que faire et sont cloués sur place. 6+6 a
Et voilà que soudain ils l'entendent crier : 6+6 b
« Oh ! le travail, le fourbe et cruel meurtrier, 6+6 b
Le tas d'inventions des hommes en délire. 6+6 a
70 Qui brûle, écrase, scie, engloutit et déchire, 6+6 a
Par vous, comme par moi, maudit soit tout cela ! » 6+6 b
C'est alors gravement qu'un ouvrier parla. 6+6 b
C'était une figure austère à barbe blanche. 6+6 a
Quelqu'un qui ne boit pas, mais qui lit le dimanche, 6+6 a
75 Le type à respecter, à redouter parfois. 6+6 b
De ceux qui du problème humain cherchent les lois. 6+6 b
Qui, pour des temps meilleurs, ont foi dans la science 6+6 a
Et dans l'ombre, à tâtons, suivant leur conscience. 6+6 a
Creusent, perdus sous terre et baignés de sueur, 6+6 b
80 Le chemin vers la vague et lointaine lueur ! 6+6 b
Ainsi parla cet homme au milieu du silence : 6+6 a
« Femme, sois la douleur et non la violence. 6+6 a
Sublimes sont tes pleurs, mais tes cris sont mauvais. 6+6 b
Souvent j'ai vu de près la mort où je m'en vais ; 6+6 b
85 J'ai vu bien des tués dans la grande bataille 6+6 a
Où la houille s'allume, où le granit se taille. 6+6 a
N'importe ! du travail que nul ne parle mal ! 6+6 b
Lui seul peut préparer le règne triomphal 6+6 b
Du Bien, du Juste ; seul, dans la suite des âges. 6+6 a
90 Mener vers l'avenir, entrevu par les sages. 6+6 a
De la fraternité des hommes blancs ou noirs, 6+6 b
Parce que tous sauront leurs droits — et leurs devoirs. » 6+6 b
La fenêtre était grande ouverte. Dans ce vide, 6+6 a
S'encadrait un spectacle étonnant et splendide, 6+6 a
95 Tel que pour la mansarde, en haut, parmi les toits, 6+6 b
Paris, ami du peuple, en réserve parfois. 6+6 b
A l'horizon du soir, empourpré de lumière, 6+6 a
Colossalement beau dans sa blancheur de pierre, 6+6 a
L'Arc de l'Étoile, l'Arc fait pour vaincre le temps, 6+6 b
100 L'Arc des combats fameux et des noms éclatants. 6+6 b
Apparaissait, mêlant, pour mieux écraser l'homme, 6+6 a
Les gloires de Paris aux souvenirs de Rome. 6+6 a
« Femme ! ô femme ! Regarde ! » Et s'enthousiasmant, 6+6 b
L'homme montrait du doigt l'énorme monument 6+6 b
105 Tout baigné de rayons. « Regarde ! Pour construire 6+6 a
Ce bloc dont chaque pierre offre une gloire à lire. 6+6 a
Il a fallu des tas de morts et de blessés, 6+6 b
Seuls, au soir des combats, par les plaines laissés 6+6 b
Femme, pleure ton fils ! mais sans joindre à ta plainte 6+6 a
110 La malédiction. Sa mort est chose sainte. 6+6 a
Autant que nul soldat par le canon fauché. 6+6 b
C'est bien au champ d'honneur que le sort l'a couché. 6+6 b
Car, en brave, il servait le Progrès, seule cause 6+6 a
Rendant la guerre auguste et la paix grandiose ! » 6+6 a
115 L'homme se tut. La mère, elle, lavait le sang 6+6 b
Sur le front de son fils. Chacun, en s'effaçant, 6+6 b
A son tour s'en allait de la chambre tragique ; 6+6 a
Et lui-même, épuisé de force et de logique, 6+6 a
L'homme qui semblait fait pour ne souffrir de rien, 6+6 b
120 Le marteleur de fer, le vieux stoïcien. 6+6 b
Redescendant, du haut de sa fière parole, 6+6 a
Vers la douleur que rien ne dompte et ne console, 6+6 a
Finit par sangloter, les larmes l'étouffant, 6+6 b
Près de ceux qui pleuraient la mort de leur enfant. 6+6 b
125 Ces deuils ont disparu. Le temps, que rien n'arrête, 6+6 a
N'en a pas moins passé du labeur à la fête 6+6 a
Et, comme un horizon que réduit un miroir, 6+6 b
Concentré l'univers, pour le mieux faire voir 6+6 b
Aux yeux émerveillés et joyeux de la foule. 6+6 a
130 Et pourtant, c'est trop vrai ! plus d'une épave roule 6+6 a
Sous les flots miroitants, seuls aperçus d'en haut. 6+6 b
Du travail puisque c'est la loi, puisqu'il le faut. 6+6 b
Nous, quand de ce travail l'œuvre brille accomplie, 6+6 a
Soyons justes pour tous ; empêchons qu'on oublie 6+6 a
135 Sachons nous rappeler, rappelons aux heureux, 6+6 b
Aux forts, aux triomphants, leurs frères ténébreux. 6+6 b
Les aides inconnus, la troupe souterraine 6+6 a
Qui n'est pas à l'honneur et qui fut à la peine. 6+6 a
Tâchons qu'une pensée au moins aille vers ceux 6+6 b
140 Qui, d'une âme loyale et d'un cœur courageux, 6+6 b
Creusant le sol, montant les fers, sculptant les frises, 6+6 a
Meurent en se vouant aux grandes entreprises. 6+6 a
Et de mille façons, martyrs de leur état. 6+6 b
Achètent de leur sang le futur résultat. 6+6 b
145 Oh ! — Le rêve franchit, d'un coup d'aile, la grève 6+6 a
Où le fait se débat. — Ce serait un beau rêve 6+6 a
Qu'à de semblables morts l'avenir accordât 6+6 b
La colonne qu'on dresse en l'honneur du soldat, 6+6 b
Qu'à l'endroit bien en vue où la foule se presse, 6+6 a
150 Où retentit plus fort la commune allégresse, 6+6 a
Leur souvenir planât hautement, et qu'on lût 6+6 b
Ces mots gravés, comme un adieu, comme un salut 6−6 b
« Aux ouvriers tués, la Paix et l'Industrie ; 6+6 a
A tous ceux qui sont morts pour elle, la Patrie ! » 6+6 a
Poème récité par Mme Rousseil, dans la salle du Trocadéro, en novembre 1878.
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 77((aa))
logo du CRISCO logo de l'université