Métrique en Ligne
REN_4/REN185
Armand RENAUD
Drames du peuple
1885
QUELQU'UN DANS LA FOULE
Récit d'une vie d'Épreuve
V
Le Sacrifice
Paris brûlait. C'était la fin de la Commune. 6+6 a
La discorde, fléau né de notre infortune, 6+6 a
Ajoutait au malheur la honte. Le canon 6+6 b
Résonnait, au milieu d'une lutte sans nom 6+6 b
5 Où, contre les obus, se dressait le pétrole. 6+6 a
Comme un fauve acculé, la révolte était folle ; 6+6 a
Et la répression ne faisait point quartier. 6+6 b
L'armée eût fusillé le peuple tout entier. 6+6 b
Et le peuple eût brûlé tout Paris dans sa haine. 6+6 a
10 Quelqu'un, les bras croisés, contemplait cette scène. 6+6 a
On lisait dans ses yeux l'accablement d'un cœur 6+6 b
Qui, blâmant les vaincus, s'attristait du vainqueur. 6+6 b
Pierre, car c'était lui, le vieux chercheur d'idées, 6+6 a
Regardait, sous le flot des fureurs débordées, 6+6 a
15 S'engloutir le restant de ses espoirs passés ; 6+6 b
En lui, les souvenirs amers s'étaient dressés, 6+6 b
Lui montrant le retour éternel en arrière. 6+6 a
Malgré l'effort sans fin tourné vers la lumière. 6+6 a
Il avait cru pouvoir atteindre de la main 6+6 b
20 L'avenir de raison qu'il faut au genre humain. 6+6 b
Et voilà qu'on recule ! et voilà que la bête. 6+6 a
Plus que jamais, montrant ses crocs, lève la tête 6+6 a
Le rigide progrès, le droit, la liberté. 6+6 b
Ne peuvent que s'enfuir de ce peuple hébété 6+6 b
25 Qui, ne voulant souffrir aucun frein qui le gêne. 6+6 a
Dans l'ordure pourtant, à deux genoux, se traîne 6+6 a
Devant le plus hideux des maîtres, l'alcool. 6+6 b
Que résoudre ? il se sent déraciné du sol. 6+6 b
Ayant vu par le fer la France au cœur atteinte, 6+6 a
30 Il avait, pour sauver Paris, la ville sainte. 6+6 a
Jeté là le repos, par lui payé si cher. 6+6 b
Et s'en était venu se livrer, âme et chair, 6+6 b
Au monstre qu'entre tous il abhorrait : la guerre ! 6+6 a
Vain sacrifice avec un dénoûment vulgaire ! 6+6 a
35 On avait tout rêvé, mais on n'avait rien pu. 6+6 b
Puis, une fois vaincu, ployé, foulé, rompu, 6+6 b
Au lieu de prendre haleine en étanchant ses plaies, 6+6 a
De rafraîchir sa fièvre au flot des choses vraies, 6+6 a
D'auréoler son deuil par le juste et le beau. 6+6 b
40 On s'était, entre soi, déchiré par lambeau, 6+6 b
Et l'on avait ainsi roulé toute la chute. 6+6 a
Pierre avait, malgré lui, pris part à cette lutte 6+6 a
Où le peuple, la veille, héroïquement grand. 6+6 b
Sans profit, s'abîmait de lui-même au torrent. 6+6 b
45 Voulant concilier les passions contraires, 6+6 a
C'est en vain qu'il s'était écrié : « Soyons frères ! » 6+6 a
Comme un crime, on avait puni son noble effort ; 6+6 b
Et, de la veille, était signé l'arrêt de mort. 6+6 b
Auquel il n'échappait que pour subir l'orage 6+6 a
50 Des vainqueurs se ruant avec non moins de rage. 6+6 a
L'endroit était désert pour l'instant. La défaite 6+6 b
Avait porté plus loin sa ligne de retraite. 6+6 b
Tandis que l'assaillant en cercle s'avançait. 6+6 a
Quelquefois, en sifflant, une bombe passait. 6+6 a
55 Pour s'abattre bientôt avec un bruit de foudre. 6+6 b
L'œil ne percevait rien, mais tout sentait la poudre. 6+6 b
Dans cette solitude au calme surprenant. 6+6 a
Courait comme un frisson de désastre imminent. 6+6 a
Tout à coup, le fusil à la main, tête nue. 6+6 b
60 Un homme déboucha d'un tournant d'avenue. 6+6 b
Et se précipita dans une des maisons. 6+6 a
Criant à Pierre : « Trêve aux mauvaises raisons ! 6+6 a
Plus de détours ! il faut agir ! Voici l'armée. 6+6 b
Que sa route se change en fournaise enflammée ! 6+6 b
65 Du pétrole ! allons vite ! Aie une fois du cœur ! » 6+6 a
Mais Pierre restait là, froidement contempteur. 6+6 a
Connaissant trop cet homme aux clameurs forcenées 6+6 b
Qui, mauvais compagnon de ses jeunes années, 6+6 b
Dans la honte l'avait un instant entraîné. 6+6 a
70 Puis, quand d'amour son cœur s'était illuminé. 6+6 a
Était venu souffler toute l'ombre des choses 6+6 b
Sur ces frêles clartés, mortes sitôt qu'écloses. 6+6 b
Or, cet homme, à Paris, il l'avait retrouvé. 6+6 a
Toujours brute, toujours d'alcool abreuvé ; 6+6 a
75 Et celle qui fut tant aimée était sa femme, 6+6 b
Débris défiguré que la misère affame, 6+6 b
Avec un tas d'enfants criant non moins la faim. 6+6 a
Fidèle au souvenir gardé jusqu'à la fin, 6+6 a
Pierre, au lieu de venger ses angoisses anciennes, 6+6 b
80 Voyant ces douleurs-là, les avait faites siennes ; 6+6 b
Et puisque cette femme, à ses regards, un jour. 6+6 a
Avait symbolisé l'image de l'amour, 6+6 a
Il avait cru, malgré que l'image fût vaine. 6+6 b
Lui devoir un soutien dans son gouffre de peine. 6+6 b
85 Bien des fois il avait secouru tous les deux : 6+6 a
La femme, un spectre ; l'homme, ouvrier hasardeux, 6+6 a
Qui, morne, le gosier saturé d'eau-de-vie, 6+6 b
Acceptant ses bienfaits, le payait par l'envie ! 6+6 b
Les troupes cependant ont avancé. Les chefs 6+6 a
90 Au cliquetis du fer mêlent leurs ordres brefs, 6+6 a
Quand un coup de fusil, partant d'une fenêtre, 6+6 b
Vient frapper un sergent. Grand tumulte ! on pénètre 6+6 b
Dans la maison. Les yeux de fureur obscurcis, 6+6 a
On brise tout avec les crosses de fusils ; 6+6 a
95 Jusqu'au point désigné l'on arrive, et l'on trouve, 6+6 b
Auprès d'une arme chaude, une espèce de louve 6+6 b
Qui serre ses petits contre elle, en frissonnant. 6+6 a
L'homme ayant lâchement fui, les abandonnant. 6+6 a
« Femme ! cria quelqu'un au milieu du vacarme, 6+6 b
100 Dis-nous où s'est caché le porteur de cette arme. 6+6 b
Parle ! ou ce sera toi qu'on va coller au mur. » 6+6 a
Mais la femme, d'un air farouche, d'un ton dur : 6+6 a
« Je n'en sais rien ! cherchez !
— Prends garde à ta réponse. 6+6 b
Car ta vie, en nos mains, ne pèse pas une once ! » 6+6 b
105 Cria, haussant encor le ton, la même voix. 6+6 a
Mais la femme se tut tout à fait, cette fois. 6+6 a
« A mort donc ! Nettoyons quand même le repaire. » 6+6 b
Et l'on saisit la femme ; et les enfants sans père 6+6 b
Restèrent seuls, privés de mère également. 6+6 a
110 Pierre n'avait que trop prévu ce dénoûment. 6+6 a
Pour l'exécution on n'attendait qu'un signe. 6+6 b
Mais lui, croyant tenir l'occasion insigne 6+6 b
Qu'il cherchait, de donner sa vie utilement. 6+6 a
Marcha Vers l'officier saisi d'étonnement. 6+6 a
115 Et lui dit : « Arrêtez ! Cette femme doit vivre 6+6 b
Pour ses enfants. J'ai fait le crime, et je me livre. » 6+6 b
Pendant qu'on relâchait la femme, sans qu'elle eût 6+6 a
Compris, dans sa stupeur, d'où venait son salut, 6+6 a
Pierre attendait la mort. Mais le destin sévère 6+6 b
120 Voulait qu'il se grandît par un plus long calvaire. 6+6 b
Envers lui, l'officier d'un scrupule fut pris. 6+6 a
Il avait beau tenir la révolte en mépris ; 6+6 a
Cet homme avait surgi l'air tellement austère, 6+6 b
Si calme, qu'il lui vint le soupçon d'un mystère, 6+6 b
125 Et que, doutant du crime en dépit de l'aveu. 6+6 a
Il n'osa pas donner l'ordre de faire feu. 6+6 a
« C'est un gibier de prix que Versailles réclame ; 6+6 b
Réservons-le, » dit-il. Puis, élevant la lame 6+6 b
De son sabre : « Colonne, en marche ! à volonté ! » 6+6 a
130 A quelques mois de là, Pierre fut déporté. 6+6 a
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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