Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
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F = "e" féminin
| = césure
REN_4/REN182
Armand RENAUD
Drames du peuple
1885
QUELQU'UN DANS LA FOULE
Récit d'une vie d'Épreuve
II
La Lutte pour la Vie
L'ENFANT s'éleva bien, sans être grand ni fort. 6+6 a
Ses parents adoptifs l'adorèrent d'abord. 6+6 a
Puis, chez eux, une fille étant venue à naître, 6+6 b
Pierre, mis à l'écart, apprit vite à connaître 6+6 b
5 L'abandon qui fait mal plus encor que la faim. 6+6 a
On lui donnait toujours des habits et du pain ; 6+6 a
On ne lui donnait plus la caresse meilleure. 6+6 b
C'est pourquoi, lorsque nul ne le regarde, il pleure. 6+6 b
Il souffre d'être seul, il se sent chez autrui ; 6+6 a
10 Et c'est le cimetière, où dort sa mère à lui. 6+6 a
Qui lui plaît pour songer aux morts que la nuit couvre. 6+6 b
Il aime aussi l'école où son âme s'entr'ouvre 6+6 b
A cet autre inconnu qui de l'obscurité 6+6 a
Nous tire et, par degrés, nous pousse à la clarté. 6+6 a
15 Il comprend mal encore ; il sait à peine lire ; 6+6 b
Mais, avec passion, ce clair-obscur l'attire. 6+6 b
Oh ! les livres ! les bons amis, sûrs et discrets, 6+6 a
Comme, pour le servir, ils sont là toujours prêts ! 6+6 a
La nuit, quand on permet qu'il prolonge sa veille, 6+6 b
20 Comme il se plonge en eux, pendant que tout sommeille ! 6+6 b
Il lit un peu de tout, pêle-mêle et sans loi. 6+6 a
Ainsi qu'à travers champs on marche devant soi ; 6+6 a
Mais il marche, après tout, il marche ! Son vieux maître, 6+6 b
Qu'éblouit cette ardeur profonde de connaître, 6+6 b
25 Lui prête ce qu'il a, comme il peut, par morceau : 6+6 a
Corneille avec Proudhon, Plutarque avec Rousseau. 6+6 a
D'invisibles ferments bouillonnent dans sa tête. 6+6 b
Il sent passer, avec des souffles de tempête. 6+6 b
Les plaintes, les fureurs, les désespoirs sans fin 6+6 a
30 De ceux qui, de justice et de jour ayant faim. 6+6 a
Dans l'histoire, ont souffert, martyrs de leurs idées. 6+6 b
Porté par eux, il croit planer de cent coudées 6+6 b
Et, plus loin que la nuit présente, à l'horizon, 6+6 a
Voit poindre le progrès et monter la raison. 6+6 a
35 Mais Pierre va bientôt sur treize ans ; et le livre 6+6 b
A tort, quand jeune il faut qu'on travaille pour vivre. 6+6 b
Le brave homme qui l'a nourri fait peu de cas 6+6 a
De l'étude qui rend les gens trop délicats : 6+6 a
« Allons ! il faut trimer comme les camarades. 6+6 b
40 Mon garçon ! Rêvasser est bon pour les malades. » 6+6 b
Et Pierre obéissant, muet, à cet appel 6+6 a
Qui l'atteint jusqu'au fond du cœur, comme un scalpel, 6+6 a
N'opposant que le calme au destin qui le blesse. 6+6 b
Saisit les lourds outils de fer et, sans faiblesse, 6+6 b
45 Descend au fond du puits pour gagner ce qu'il peut. 6+6 a
Il sent qu'il est à charge, et sa dignité veut 6+6 a
Qu'il s'affranchisse, même en consommant sa perte. 6+6 b
Dure épreuve d'abord ! Quand il revient inerte 6+6 b
Du travail, il se met à lire, après souper ; 6+6 a
50 Mais les mots passent sans qu'il puisse les grouper. 6−6 a
Les muscles sont rompus, la tête appesantie ; 6+6 b
L'intelligence, hier si fidèle, est partie. 6+6 b
La lampe qui brûlait dans son cerveau n'est plus. 6+6 a
L'ombre seule l'emplit de ses spectres confus. 6+6 a
55 Aussi ses compagnons, ignorants et stupides, 6+6 b
Par leurs sarcasmes, font des conquêtes rapides 6+6 b
Sur l'esprit incertain de ce découragé. 6+6 a
Un grand garçon surtout, à peine plus âgé. 6+6 a
N'ayant jamais voulu rien apprendre à l'école. 6+6 b
60 Mais, dans les cabarets, chantant la gaudriole 6+6 b
Aux applaudissements des ivrognes joyeux, 6+6 a
Sans cesse lui criait : « Tu te perdras les yeux 6+6 a
A passer trop de temps penché sur des grimoires. 6+6 b
Tous ces fatras noircis, ces menteuses histoires 6+6 b
65 Ne te donneront pas de la force au poignet. 6+6 a
Boire un bon coup, cela vaut mieux, quoi qu'on en ait. » 6+6 a
Et lui, tout bas, se dit : « Que cherché-je à connaître ? 6+6 b
Le soupirail par où la science pénètre, 6+6 b
Si rare, sur le front de quelques favoris, 6+6 a
70 Jusqu'à moi n'enverra jamais qu'un brouillard gris. 6+6 a
Où mes mains, s'épuisant contre le vide énorme, 6+6 b
Tâtonneront en vain, sans que rien prenne forme. 6+6 b
Ceux-là sont dans le vrai, qui, sans viser plus loin. 6+6 a
De vivre insoucieux font leur unique soin ; 6+6 a
75 Et certes c'est leur droit que le rire les prenne, 6+6 b
S'il advient que près d'eux, dans l'ombre souterraine. 6+6 b
Un fou s'agite, au lieu de rester en repos. 6+6 a
« Holà ! rions, trinquons ! Holà ! vidons les pots ! » 6+6 a
Ainsi s'exclame Pierre, ayant, comme l'apôtre 6+6 b
80 Devant le triomphant cynisme qui se vautre, 6+6 b
Renié l'idéal auquel il n'a plus foi. 6+6 a
Et l'autre, satisfait de tenir sous sa loi 6+6 a
L'austère compagnon dont s'irritaient ses vices, 6+6 b
Du buveur débutant guidant les pas novices. 6+6 b
85 Ricane, en lui versant l'eau-de-vie à plein bord. 6+6 a
Pierre est pris de vertige ; un acre feu le mord ; 6+6 a
Il voit rouge. Au moment où, dans sa frénésie, 6+6 b
Il s'épuise en fureurs que rien ne rassasie. 6+6 b
Quelqu'un paraît ; et c'est le vieil instituteur, 6+6 a
90 Celui qui fut son maître et son consolateur. 6+6 a
Froidement, sans parler, le vieillard l'examine. 6+6 b
Pierre est d'abord troublé ; ce regard le domine. 6+6 b
Mais le public est là qui le regarde aussi, 6+6 a
Plein de rires moqueurs.
« due veut dire ceci ? 6+6 a
95 Vieux ! est-ce la leçon que tu prétends me faire ? » 6+6 b
Le vieillard s'est croisé les bras. Lui vocifère : 6+6 b
« Quand je parle, je veux qu'on réponde, entends-tu ! 6+6 a
Va ! lance les grands mots dont tu m'as rebattu : 6+6 a
La vérité, le bien ! Sans te gêner, pérore ! 6+6 b
100 Mais n'attends plus de moi que je sois dupe encore, » 6+6 b
Le maître n'eut qu'un mot de pitié : « Pauvre enfant ! » 6+6 a
Mais la brute, à ce mot, la rage l'étouffant. 6+6 a
Fit un bond : « Un enfant ! Vois si je suis un homme ! » 6+6 b
Et voilà que d'un coup furieux il l'assomme, 6+6 b
105 Et qu'il faut lui ravir sa victime des mains… 6+6 a
Les transports de l'ivresse ont de lourds lendemains. 6+6 a
Pierre se réveilla chez lui, la tête vide, 6+6 b
Le corps brisé, cherchant un souvenir pour guide 6+6 b
A travers le dédale effrayant de sa nuit. 6+6 a
110 Quand de son action de brute il fut instruit. 6+6 a
Qu'il se vit insultant, provoquant comme un lâche, 6+6 b
Tuant presque celui qui s'était, sans relâche. 6+6 b
Dévoué pour soigner son cœur et son esprit, 6+6 a
Oh ! quel amer dégoût de lui-même le prit ! 6+6 a
115 Quelle haine il voua, dans sa juste révolte. 6+6 b
Au sinistre semeur d'une telle récolte, 6+6 b
A l'ennemi masqué, mais ne pardonnant pas. 6+6 a
Venu pour le saisir, à son tour, par le bras, 6+6 a
Après avoir jeté son père au même gouffre, 6+6 b
120 Au poison plus brûlant que la lave et le soufre, 6+6 b
Au rude, au misérable, au perfide alcool ! 6+6 a
Les ailes de l'esprit l'emportant dans leur vol, 6+6 a
Il voit les nations en proie au charmeur fauve. 6+6 b
Ni science, ni loi, ni progrès ne les sauve 6+6 b
125 Des griffes qui sans cesse entrent mieux dans leur chair. 6+6 a
Et l'homme, en immolant tout ce qu'il a de cher. 6+6 a
Sa santé, sa raison, sa vie — et même celle 6+6 b
Des enfants dont en vain la plainte le harcelle, — 6+6 b
L'homme, en léguant son mal à la postérité. 6+6 a
130 Avec le mal plus grand du principe implanté. 6+6 a
L'homme, content de lui, rit de sa déchéance. 6+6 b
Que faire ? Faut-il donc perdre toute espérance. 6+6 b
S'abandonner, laisser triompher le courant ? 6+6 a
Non ! Celui qui combat Jusqu'au bout seul est grand. 6+6 a
135 On dit que l'alcool est la chute invincible. 6+6 b
Il prouvera que vaincre est quand même possible. 6+6 b
Qu'il n'est rien de fatal contre la volonté. 6+6 a
Malgré ce que l'oubli contient de volupté. 6+6 a
Il saura s'en passer ; il veut, sans défaillance. 6+6 b
140 Affronter la misère, en ayant conscience ; 6+6 b
Et, fort de tous les grands exemples qu'il a lus. 6+6 a
Vaillant à sa façon, Pierre ne boira plus. 6+6 a
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