Métrique en Ligne
REN_2/REN143
Armand RENAUD
Poésies
1860-1880
LES NUITS PERSANES
L'ÊTRE AIME
L'Être aimé
IL a la forme masculine 8 a
Et la féminine rondeur. 8 b
En lui leur beauté se combine 8 a
Pour écarter toute laideur. 8 b
5 Sans tes fatalités impures, 8 a
Femme, il te prend ta volupté. 8 b
Semblables sont vos chevelures. 8 a
Il n'a pas ta fragilité. 8 b
Son front, d'où jaillit la lumière, 8 a
10 Révèle l'homme aux pensers forts ; 8 b
Mais sans brutalité grossière, 8 a
Sans lourde charpente du corps. 8 b
Dégoût de l'homme et de la femme 8 a
Dont mon cœur était opprimé, 8 b
15 Il m'en délivre, et dans mon âme 8 a
Je possède enfin l'être aimé ! 8 b
Sous un toit de marbre, porté 8 a
Par de sveltes colonnes rondes, 8 b
Je m'accroupis, pendant l'été, 8 a
20 Devant tes prunelles profondes. 8 b
Une eau que recueille le toit, 8 a
Sur ce toit carré se divise 8 b
Eu quatre nappes tombant droit, 8 a
Du carré figure précise. 8 b
25 En tons plus vagues et plus purs, 8 a
Mes yeux perçoivent l'apparence 8 b
Du paysage, par ces murs 8 a
A la liquide transparence. 8 b
Au soleil s'irisant parfois, 8 a
30 Une des nappes se colore ; 8 b
Et dans tes prunelles je vois 8 a
Les teintes de l'amour éclore. 8 b
Je regardai l'être aimé, 7 a
Et je le vis beau, mais pâle 7 b
35 A le croire transformé 7 a
Comme on l'est après le râle. 7 b
Je le savais bien vivant, 7 a
Mais je craignis un présage, 7 b
Et je sanglotai devant 7 a
40 La pâleur de ce visage. 7 b
Il me dit : « Reviens à toi. 7 a
Puisque ma pâleur est belle, 7 b
Adore-la sans effroi. 7 a
Le Beau, c'est chose immortelle. 7 b
45 « Si je pâlis, c'est d'amour, 7 a
C'est d'amour que je succombe. 7 b
Ma pâleur préside au jour 7 a
Qui luit sans fin sur la tombe. » 7 b
Mon oreille était sur son cœur 8 a
50 Qui battait, perceptible à peine. 8 b
En haut, le ciel triomphateur 8 a
Rayonnait dans la nuit sereine. 8 b
Et comparant le ciel si grand 8 a
Au point qui concentrait mon rêve, 8 b
55 Je m'indignais que mon tyran 8 a
Fût chose si frêle et si brève. 8 b
Mais du fugitif battement 8 a
Cherchant à tracer la limite, 8 b
Je vis avec étonnement 8 a
60 Que l'Océan par lui palpite ; 8 b
Que par lui palpite le vent, 8 a
Et que, base des bleus pilastres, 8 b
En s'abaissant ou s'élevant, 8 a
Il fait palpiter jusqu'aux astres. 8 b
65 Quand je regarde mes pensées 8 a
En moi-même pris pour miroir, 8 b
J'aperçois des formes glacées 8 a
Dans des vieux cercueils de bois noir. 8 b
Ces créations de mon être 8 a
70 Cherchent, dans leurs ais vermoulus, 8 b
Quand elles ont pu me connaître. 8 a
Moi-même je ne le sais plus. 8 b
Mais honteux de ma clarté morte, 8 a
De ma déchéance affligé, 8 b
75 Sur l'être aimé quand je reporte 8 a
Mon regard d'angoisse chargé, 8 b
Soudain j'y trouve mes pensées 8 a
Ceintes d'éclat surnaturel, 8 b
De leurs splendeurs entrelacées 8 a
80 Me faisant un rêve immortel. 8 b
Reposant près de l'être aimé, 8 a
J'entendis dans la solitude 8 b
De notre jardin parfumé 8 a
Une rumeur de multitude. 8 b
85 Par quatre portes débordant, 8 a
Les hommes, enfants de l'aurore, 8 b
Du Nord, de l'Est, de l'Occident, 8 a
Entraient toujours, entraient encore. 8 b
Et tous, défilant à leur tour, 8 a
90 Mettaient un baiser sur la bouche 8 b
De l'être ivre de leur amour. 8 a
Moi, j'en souriais sur la couche ; 8 b
Car, fidèle autant que pervers, 8 a
L'être aux trahisons sans blessure 8 b
95 Puisait l'amour dans l'univers 8 a
Pour me le verser à mesure. 8 b
Pour me parfumer les chemins, 8 a
Pour noyer mes pensers moroses, 8 b
L'être aimé jetait sur mes mains 8 a
100 Des gouttes d'essence de roses. 8 b
Mais chaque goutte de cette eau, 8 a
Des sucs les plus tendres formée, 8 b
Faisait à l'instant sur ma peau 8 a
Naître une plaie envenimée. 8 b
105 De ses ongles, dans sa douleur, 8 a
L'être aimé s'ouvrit la poitrine, 8 b
Dont sur moi le sang le meilleur 8 a
Jaillit en source purpurine. 8 b
Plus de blessures me cuisant ! 8 a
110 Le sang, après les avoir closes, 8 b
A mes mains donnait à présent 8 a
La teinte et le parfum des roses. 8 b
Étalant son corps sculptural, 8 a
L'être provoquait mon étreinte. 8 b
115 Je m'en abstenais, dans la crainte 8 b
De profaner un idéal. 8 a
Prenant en pitié la torture 8 a
De mon désir mal contenu : « 8 b
Aime, dit-il, mon torse nu. 8 b
120 L'idéal tient à la nature. » 8 a
Alors je plongeai dans la chair, 8 a
Des sens j'excitai la folie, 8 b
Non sans regret que cette lie 8 b
Souillât le rêve qui m'est cher. 8 a
125 Mais lien secret des abîmes, 8 a
Plus je lâchais la bride aux sens, 8 b
Plus l'âme, comme un pur encens, 8 b
Montait haut dans les deux sublimes. 8 a
Attendant l'être' aimé le soir, 8 a
130 Je désirai mêler l'ivresse 8 b
A la volupté, dans l'espoir 8 a
D'une plus complète caresse. 8 b
A la taverne je courus, 8 a
Et j'y fis remplir une amphore 8 b
135 Avec le vin des meilleurs crus, 8 a
Un vin mousseux, couleur d'aurore. 8 b
Mais l'être aimé jeta le vin, 8 a
En me disant, non sans colère : « 8 b
A s'enivrer l'on cherche en vain, 8 a
140 Si l'on ne s'enivre d'eau claire. » 8 b
Et ses mains ayant rassemblé 8 a
D'une source la pure essence : « 8 b
Bois, » dit-il. Je bus et roulai 8 a
Entre ses bras, sans connaissance. 8 b
145 Ma main caressait sa forme endormie, 5+5 a
Qui, sous l'ombre fraîche, après la chaleur, 5+5 b
Savourait la brise avec anémie, 5+5 a
Et vivait à peine autant qu'une fleur. 5+5 b
Au sein frissonnant, à l'œil noir de fièvre, 5+5 a
150 Aux baisers de feu volant par essaim, 5+5 b
Avait succédé le calme à la lèvre, 5+5 a
Et le calme aux yeux, et le calme au sein. 5+5 b
Mais inerte, en vain, sommeillait la forme ; 5+5 a
En vain, sans désir, la chair reposait. 5+5 b
155 Je sentais l'amour, tout un gouffre énorme, 5+5 a
Qui sous l'apparent miroir se creusait. 5+5 b
Et plus la surface était immobile, 5+5 a
Mieux je distinguais dans les profondeurs 5+5 b
Spasmes et frissons, par mille et par mille, 5+5 a
160 Me faisant mourir à leur trop d'ardeurs. 5+5 b
mètre profils métriques : 8, 7, 5+5
forme globale type : suite de strophes
schéma : 36(abab) 4(abba)
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