Métrique en Ligne
REN_1/REN24
Armand RENAUD
Recueil intime
1881
II
La Proie du Feu
Après un jour bien chaud, la nuit était bien fraîche. 6+6 a
Depuis longtemps, les bœufs avaient gagné la crèche. 6+6 a
Le pâtre, ayant mangé son pain et bu son lait 6+6 b
Dans sa hutte dormait près du chien qui hurlait, 6+6 b
5 Du reste le silence était profond. Les meules 6+6 a
Avaient, au fond des champs, l’air triste d’être seules ; 6+6 a
Les étoiles, d’un ciel sans lune, faisaient choir 6+6 b
Une vague lueur où tout ressortait noir; 6+6 b
Lorsque ne rencontrant ni village ni ferme. 6+6 a
10 Las de marcher toujours sans espoir d’aucun terme, 6+6 a
Ne sachant même point comment j’étais venu, 6+6 b
Je fis halte au milieu d’un pays inconnu. 6+6 b
A droite, un pré sans fin se déroulait. A gauche, 6+6 a
Un grand bois profilait sa gigantesque ébauche. 6+6 a
15 Comme j’avais très faim, très soif et froid un peu, 6+6 b
J’amassai du bois sec en tas, j’y mis le feu, 6+6 b
Je Pris un doigt de pain, je vidai ma bouteille ; 6+6 a
Puis, ne voyant plus rien à quoi passer ma veille, 6+6 a
Près de la flamme haute à rougeâtre reflet, 6+6 b
20 Je laissai mon esprit rêver comme il voulait. 6+6 b
Or, tous les papillons du bois et de la plaine, 6+6 a
Le sphinx, le paon de nuit, l’atropos, le phalène, 6+6 a
Ayant l’aile de jais, d’or, de pourpre ou d’argent, 6+6 b
Du calice des fleurs sortaient en voltigeant, 6+6 b
25 Et venaient se brûler les ailes à la flamme. 6+6 a
Les voyant faire ainsi, j’en eus pitié dans l’âme 6+6 a
Et j’agitai ma main pour les chasser de là ; 6+6 b
Mais eux, vers la lueur qui déjà les brûla, 6+6 b
Sans cesse retournaient pour s’y brûler de même. 6+6 a
30 Et le soupçon me vint qu’un délire suprême, 6+6 a
Un éblouissement d’altière volupté 6+6 b
Les poussait vers la flamme avec fatalité. 6+6 b
Je refoulai mon cœur, je me fis l’œil stoïque, 6+6 a
Et, sans plus déranger leur plaisir héroïque, 6+6 a
35 Je fixai ma pensée et mon regard sur eux. 6+6 b
Ainsi qu’au crépuscule un jeune homme amoureux, 6+6 b
Voyant arriver celle où son rêve se pose, 6+6 a
S’approche pour parler, s’approche encore et n’ose, 6+6 a
Près du brasier d’abord ils tournoyaient discrets, 6+6 b
40 Puis s’éloignaient un peu, puis revenaient plus près, 6+6 b
Jusqu’à ce que, domptés par sa puissante haleine, 6+6 a
De songes inconnus se sentant l’âme pleine, 6+6 a
Humant par tout le corps la chaleur et le jour, 6+6 b
Ils vinssent, dans le feu béant, chercher l’amour. 6+6 b
45 Alors, anéantis de flamme et de lumière, 6+6 a
Arrivés à ce point d’extase singulière 6+6 a
Où la mort vous saisit quand vous le dépassez, 6+6 b
En poudre, lentement, ils tombaient dispersés ; 6+6 b
Et cette poudre, au sein du feu qui la dévore, 6+6 a
50 Semblait encore aimer et frissonner encore. 6+6 a
Certes, ô papillons, votre sort était beau ! 6+6 b
Mourir d’amour, avoir son rêve pour tombeau, 6+6 b
Cela doit faire envie à l’âme vraiment forte, 6+6 a
Au cœur ayant du sang et non pas une eau morte. 6+6 a
55 Vous avez bien agi. Vous pouviez à loisir, 6+6 b
Entre l’âpre idéal et le réel, choisir. 6+6 b
Les fleurs, pour vous séduire entr’ouvrant leurs calices, 6+6 a
Vous promettaient tout bas des plaisirs sans supplices. 6+6 a
La rosée emperlée à vos ailes luisait. 6+6 b
60 Le gazon s’étendait touffu ; le vent jasait. 6+6 b
Vous, pourtant, dédaigneux des bonheurs de la terre, 6+6 a
Laissant la plaine veuve et la fleur solitaire, 6+6 a
Vous êtes accourus où votre cœur était, 6+6 b
A la lumière d’or qui dans le ciel montait ; 6+6 b
65 Et là, vous épuisant aux tortures sublimes, 6+6 a
Vous avez succombé, bienheureuses victimes, 6+6 a
De votre illusion bercés jusqu’au trépas, 6+6 b
Une fois dans l’amour, n’en redescendant pas. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
forme globale type : suite de distiques
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