Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
REN_1/REN13
Armand RENAUD
Recueil intime
1881
II
La Plainte de la Sirène
Le golfe s’argentait | sous les rayons nocturnes ; 6+6 a
Colosses de granit | penchés en forme d’urnes, 6+6 a
Les rochers versaient l’ombre autour. 8 b
Dans les grottes, le flot, | poursuivant comme un songe, 6+6 c
5 Rendait le bruit divin | du soupir qu’on prolonge ; 6+6 c
Les étoiles parlaient d’amour. 8 b
Il semblait que le cœur, | en ce lieu doux et vague, 6+6 a
Dût s’ouvrir au bonheur | comme s’ouvrait la vague 6+6 a
Aux pâles caresses du ciel, 8 b
10 Que volontiers l’on eût | tout quitté sur la terre 6+6 c
Pour s’en aller, parmi | le calme et le mystère, 6+6 c
Vivre là d’un rêve éternel. 8 b
Et pourtant, solitaire, | élevant jusqu’aux hanches 6+6 a
Un corps de femme nue | au-dessus des eaux blanches, 6+6 a
15 Une créature pleurait, 8 b
Et ses larmes tombaient | amères comme ronde, 6+6 c
Et de sa lèvre, avec | une plainte profonde, 6+6 c
S’échappait un morne secret. 8 b
Dépassant du cristal | la sonorité triste, 6+6 a
20 Cette voix faisait peur ; | mais le plus grand artiste 6+6 a
Voudrait en vain charmer autant ; 8 b
Et de retour au nid, | le soir, la tourterelle 6+6 c
N’a point cette douceur | grave et surnaturelle, 6+6 c
Rythme qui chante en sanglotant : 8 b
25 Mon palais, disait-elle, | abonde en belles choses. 6+6 a
Les tapis en sont d’algue | et les murs de corail. 6+6 b
J’ai pour me promener | un char de perles roses 6+6 a
Que traînent des dauphins | à l’écailleux poitrail. 6+6 b
Je suis par la beauté | l’égale des déesses ; 6+6 a
30 Ma chair a les blancheurs | de la neige et du lait ; 6+6 b
Ma chevelure tombe | en cascades épaisses, 6+6 a
Et du vert Océan | mes yeux ont le reflet. 6+6 b
Un seul de mes regards | dompte le plus farouche. 6+6 a
il n’est d’être si fier, | de roi si près des dieux 6+6 b
35 Qui, lorsque les accords | s’envolent de ma bouche, 6+6 a
Ne se mît à mes pieds | pour les écouter mieux. 6+6 b
Mais à quoi bon ces biens | sans nombre qu’on m’envie ? 6+6 a
A quoi bon ma richesse, | à quoi bon ma beauté ? 6+6 b
A quoi bon ces accords | dont l’oreille est ravie, 6+6 a
40 Si mon cœur par la mort | est toujours habité ? 6+6 b
Si l’éternel Destin | veut que rien ne m’émeuve, 6+6 a
Si je donne l’amour | sans pouvoir le sentir, 6+6 b
Si, de ceux que je charme | éternellement veuve, 6+6 a
De chaque fiancé | je ne fais qu’un martyr ? 6+6 b
45 Oh ! je voudrais quitter | ma royauté funeste, 6+6 a
Des oiseaux vagabonds | au loin suivre l’essaim. 6+6 b
Mais la fatalité | m’étreint et me dit : « Reste ! » 6+6 a
Il faut continuer | mon métier d’assassin. 6+6 b
O vous tous que mon chant | fit périr dans la vase, 6+6 a
50 Victimes, ce n’est pas | sur vous qu’on doit pleurer. 6+6 b
Rêve, amour, quel que soit | le nom de votre extase, 6+6 a
Vous sentiez quelque chose | en vous-mêmes vibrer. 6+6 b
Mais moi ! toujours le vide | et le néant infâme ! 6+6 a
Avoir beau me frapper | le cœur, n’y rien meurtrir ; 6+6 b
55 Immortelle, être moins | que la dernière femme ; 6+6 a
Ne pas avoir d’amour | dont je puisse souffrir ! 6+6 b
Les humains, par les dieux | accablés d’infortune, 6+6 a
De plus de maux encor | l’un par l’autre accablés, 6+6 b
N’ont, sous aucun soleil | et sous aucune lune, 6+6 a
60 Atteint à la hauteur | où mes maux sont allés. 6+6 b
Et si le noir Destin | demain me venait dire : 6+6 a
Veux-tu changer de rôle, | être un des insensés 6+6 b
Qui, lorsque ton gosier | magique les attire, 6+6 a
Par les poulpes hideux, | sous l’eau, sont enlacés ? 6+6 b
65 Oui, je le veux ! crirais-je, | ivre de trop de joie. 6+6 a
Qu’on m’ôte mon palais | sous l’eau pâle dormant ! 6+6 b
Lasse d’être bourreau, | je vais devenir proie ; 6+6 a
Je pourrai croire enfin, | moi le monstre qui ment. 6+6 b
Ainsi pleurait la voix | au milieu des ténèbres. 6+6 a
70 Des marins, étonnés | de ces strophes funèbres, 6+6 a
S’arrêtèrent pour écouler. 8 b
D’abord ils furent pris | comme de lassitude ; 6+6 c
En vain du capitaine | éclatait la voix rude ; 6+6 c
Pensifs, ils écoutaient chanter. 8 b
75 Comme ils étaient trop loin | pour saisir les paroles, 6+6 a
Ils n’entendaient du chant | que ses cadences molles, 6+6 a
Que sa tristesse et sa langueur. 8 b
Et, par la loi fatale | innée en la sirène, 6+6 c
Ce chant leur apportait | l’ivresse souveraine, 6+6 c
80 La volupté qui frappe au cœur. 8 b
Et maintenant le chef | se tait. Et le pilote 6+6 a
Laisse aller le navire. | Au gré de l’onde, il flotte 6+6 a
Entre les pointes de rocher. 8 b
Et le chant continue. | En dehors on se penche. 6+6 c
85 On se sent une soif | d’oubli que rien n’étanche. 6+6 c
On voudrait dans l’eau se coucher. 8 b
De plus en plus le chant | devient rêveur et tendre, 6+6 a
De plus en plus chacun, | afin de mieux l’entendre, 6+6 a
Se penche vers l’eau de velours. 8 b
90 Irrésistiblement | elle luit et frissonne. 6+6 c
Le navire déjà | n’est qu’un désert. Personne ! 6+6 c
Tous ont disparu pour toujours. 8 b
mètre profils métriques : 8, 6+6
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