Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
REG_1/REG60
Henri de RÉGNIER
La Cité des eaux
1902
LA PLAINTE DU CYCLOPE
LA PLAINTE DU CYCLOPE
«Toi qui dans l'air léger | lances d'un souffle pur 6+6 a
La chanson de ta flûte | en gammes vers l'azur 6+6 a
Et qui, longtemps assis | devant la mer sacrée, 6+6 b
L'admires, tour à tour, | rose à peine ou pourprée, 6+6 b
5 Quand le soleil se lève | ou tombe à l'horizon ; 6+6 a
O toi, qui, pour rentrer, | le soir, en ta maison, 6+6 a
Suis ce sentier charmant | qui va par la prairie 6+6 b
Et qui s'arrête au seuil | de ta porte fleurie, 6+6 b
Sache au moins être heureux | de ta félicité 6+6 a
10 Et combien purs et beaux | tes jours auront été, 6+6 a
Car ton chien est fidèle | et ton troupeau docile, 6+6 b
Et tu peux oublier | que la verte Sicile, 6+6 b
Sous ses blés jaunissants | et ses hautes forêts, 6+6 a
En son sein ténébreux | cache un obscur secret ; 6+6 a
15 Mais, dans le ciel noirci | que son sommet embrume, 6+6 b
Regarde quelquefois, | au loin, l'Etna qui fume, 6+6 b
Et, quelquefois aussi, | lorsque tu t'en reviens, 6+6 a
Laisse aller devant toi | tes chèvres et ton chien ; 6+6 a
Couche-toi sur le sol | et pose ton oreille 6+6 b
20 Contre terre. Entends-tu, | qui, peu à peu, s'éveille 6+6 b
Et qui gémit et gronde | avec un bruit d'airain, 6+6 a
La sonore rumeur | d'un écho souterrain ? 6+6 a
«C'est nous qui, sous la terre | émue à notre haleine, 6+6 b
En cadence frappons | l'enclume souterraine 6+6 b
25 Dont l'Etna porte au ciel | la nocturne lueur. 6+6 a
Nous sommes là, couverts | d'une chaude sueur, 6+6 a
Occupés dans la nuit | furieuse et sans astres 6+6 b
A fondre le métal | que nos marteaux vont battre. 6+6 b
Il court, fusible et clair, | s'allonge et s'étrécit ; 6+6 a
30 Brûlant, il étincelle, | et froid, il se durcit. 6+6 a
La flamboyante orgie | éclate. L'on est ivre 6+6 b
De l'arôme du fer | et de l'odeur du cuivre. 6+6 b
Voici de l'or qui fond | et de l'argent qui bout ; 6+6 a
L'alliage subtil | les mêle en un seul tout. 6+6 a
35 Notre peuple travaille, | accouple, unit et forge ! 6+6 b
La colère à forger | nous saisit à la gorge 6+6 b
Et nous gonfle le muscle | et nous brûle le sang. 6+6 a
Notre souffle inégal | suit notre bras puissant, 6+6 a
Car, de tout ce métal | qu'il martèle sans trêve, 6+6 b
40 S'aiguisent par milliers | les lances et les glaives, 6+6 b
Et la bataille sort | de notre antre guerrier. 6+6 a
Notre œil unique, c'est | ton orbe, ô bouclier ! 6+6 a
Et nos torses fumants | que la scorie encrasse 6+6 b
Ont servi de modèle | à mouler la cuirasse, 6+6 b
45 Et c'est nous, de qui l'œuvre | obscur et souterrain 6+6 a
Pour la ville aux dieux d'or | fait des portes d'airain. 6+6 a
«Condamnés à la nuit, | Cyclopes, nous aurions, 6+6 b
Comme d'autres, aimé | le jour et les rayons, 6+6 b
Le soleil, la clarté, | l'air vaste, la lumière, 6+6 a
50 Mais notre race, hélas ! | de l'ombre est prisonnière. 6+6 a
C'est ainsi. La sueur | nous coule de la peau 6+6 b
Tandis que court la source | et glisse le ruisseau, 6+6 b
Furtive entre les joncs | et pensif sous les chênes, 6+6 a
Et que la Nymphe rit | d'être nue aux fontaines ! 6+6 a
55 Le vent frais eût séché | nos corps laborieux. 6+6 b
La terre est belle. Non. | Les fleurs pour tous les yeux 6+6 b
Multicolores et | charmantes sont écloses, 6+6 a
Un sang divin triomphe | en la pourpre des roses, 6+6 a
Mais l'œil déshérité | qui s'ouvre à notre front 6+6 b
60 N'était pas fait pour voir | ce que d'autres verront, 6+6 b
Et, lorsque l'un de nous | en rampant sur le ventre 6+6 a
Se hasarde au dehors | debout au seuil de l'antre, 6+6 a
Le chien hurle à sa vue | et le troupeau s'enfuit ; 6+6 b
Chacun en le voyant | s'écarte devant lui. 6+6 b
65 C'est en vain qu'un instant | au soleil il s'étire. 6+6 a
On a peur. Les oiseaux | s'envolent, et le rire 6+6 a
Des femmes s'interrompt | en un cri, et l'on voit, 6+6 b
L'une dans le verger | et l'autre vers le bois, 6+6 b
Se cacher Lycoris | et courir Galatée ; 6+6 a
70 La flûte du berger | se tait, épouvantée, 6+6 a
Si le pas du Cyclope | a troublé l'air divin. 6+6 b
«Bien plus. Les Faunes même | et même les Sylvains 6+6 b
Nous lancent des cailloux | et nous jettent des pierres, 6+6 a
Et notre œil attristé | sous sa lourde paupière 6+6 a
75 Les fait rire de nous | dans leurs barbes. C'est vrai 6+6 b
Que l'ombre nous a faits | rauques, gauches et laids. 6+6 b
Le marteau a rendu | gourdes nos mains difformes ; 6+6 a
L'âpre feu nous a cuit | le visage. Nous sommes 6+6 a
Tout haletants encor | du labeur souterrain, 6+6 b
80 Et notre souffle gronde | en nos gorges d'airain. 6+6 b
«Laisse donc le printemps | fleurir la terre douce. 6+6 a
Ne te hasarde plus | vers ce qui te repousse, 6+6 a
Bon Cyclope ! Reprends | en bas ton œuvre obscur ; 6+6 b
Le four ronfle ; la cuve | est pleine et bout. L'azur 6+6 b
85 Du ciel est souriant, | là-haut, aux blés que dore 6+6 a
Ce soleil qui pour toi | n'aura pas eu d'aurore. 6+6 a
Retourne à ta caverne | et rentre dans ta nuit ; 6+6 b
Descends vers la rumeur | et descends vers le bruit, 6+6 b
Et ne t'occupe plus | de l'homme et de la terre. 6+6 a
90 Sue et peine et, parfois, | pourtant, pour te distraire, 6+6 a
Songe que ton Destin, | noir Ouvrier, est beau. 6+6 b
O Forgeron, tu as | pour sceptre le marteau ! 6+6 b
Ta couronne terrestre | est un Etna qui fume ; 6+6 a
Et, lorsque à tour de bras | tu frappes sur l'enclume, 6+6 a
95 Pense donc que tu fais | aussi, toi, comme un dieu, 6+6 b
Naître des fleurs de flamme | et des roses de feu.» 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
logo du CRISCO logo de l'université