Métrique en Ligne
QUI_1/QUI25
Pierre QUILLARD
La lyre héroïque et dolente
1897
LA GLOIRE DU VERBE
LES MYTHES
LE BOIS SACRÉ
A Lucien Lévy
I
Resplendissante, au pied du mont mystérieux, 6+6 a
La troupe formidable et blonde des guerrières 6+6 b
Gardait, la lance au poing, les farouches clairières 6+6 b
Et la forêt terrible où sommeillent les dieux. 6+6 a
5 Et tous venaient vers la ténébreuse vallée 6−6 a
Sous les casques de bronze et les boucliers ronds, 6+6 b
Vêtus de fer et d'or par de bons forgerons, 6+6 b
Tous les héros épris de gloire inviolée. 6+6 a
Frappant le ciel muet de sauvages clameurs, 6+6 a
10 Tous par les nuits, par les matins, par les vesprées, 6−6 b
Ils venaient au galop des licornes cabrées : 6+6 b
«Nous verrons votre face, exécrables semeurs 6+6 a
Des désirs, des baisers et des larmes humaines ; 6+6 a
O voyageurs hagards qui hurlez dans le vent, 6+6 b
15 Nos bras étoufferont votre souffle vivant 6+6 b
Et nous tuerons en vous nos amours et nos haines. 6+6 a
Si vous ne craignez pas nos glaives, approchez : 6+6 a
Votre rire cruel insulte à nos misères. 6+6 b
O vautours, nous irons vous prendre dans vos aires, 6+6 b
20 O loups, nous forcerons vos repaires cachés 6+6 a
Tous se ruaient : là-haut, sous les sombres ramures, 6+6 a
Les calmes dieux semblaient immobiles et sourds. 6+6 b
Mais brandis par les mains des guerrières, toujours 6+6 b
Les javelots stridents vibraient sur les armures. 6+6 a
25 Et les héros, vainqueurs de monstres, les tueurs 6+6 a
Des dragons enflammés, des hydres et des stryges 6+6 b
Roulaient honteusement broyés sous les quadriges. 6+6 b
Leurs yeux mi-clos rougis de mourantes lueurs 6+6 a
Convoitaient les seins nus des prêtresses complices 6+6 a
30 Qui, méprisant leurs cris et leurs râles derniers, 6+6 b
Joyeuses, bondissaient sur les rauques charniers 6+6 b
Et tendaient vers le ciel leurs mains triomphatrices. 6+6 a
II
Or le tumulte des batailles, ce jour-là, 6−6 a
Se tut comme la mer pendant les accalmies. 6+6 b
35 Sur les corps mutilés et sur les chairs blêmies 6+6 b
Le flot d'une ineffable aurore s'étala. 6+6 a
Un grave chant porté par le souffle des brises 6+6 a
Montait de l'Orient lumineux et charmait, 6+6 b
Épars autour des bois et du divin sommet, 6+6 b
40 Le cœur moins furieux des guerrières surprises : 6+6 a
Et l'Aède parut couronné de cyprès ; 6+6 a
Sa lyre se voilait de tristes asphodèles 6+6 b
Et douloureusement les cordes immortelles 6+6 b
Pleuraient un chant d'amour, de deuil et de regrets. 6+6 a
45 «M'entends-tu dans le noir abîme, ô chère morte, 6+6 a
Irrévocable fleur qu'un vent cruel emporte ? 6+6 a
O lumière, comme une étoile qui s'enfuit, 6−6 a
Ne briseras-tu pas les chaînes de la nuit ? 6+6 a
O sœur des soirs taillés dans de larges opales, 6+6 a
50 Où sont tes cheveux d'ombre, où sont tes lèvres pâles ? 6+6 a
Vous qui l'avez ravie, ô dieux, je viens à vous, 6+6 a
Rendez l'épouse absente aux baisers de l'époux. 6+6 a
Je vous ai célébrés dans mes strophes pieuses, 6+6 a
O maîtres qui siégez aux cimes merveilleuses : 6+6 a
55 Mais les rhythmes naissaient de ses rires : rouvrez 6+6 a
Les sources de l'amour et des hymnes sacrés 6+6 a
Les guerrières des dieux écoutaient comme en rêve 6+6 a
Le doux profanateur en marche vers les bois, 6+6 b
Il passa ; les chevaux s'écartaient à sa voix 6+6 b
60 Et sa chair dédaignait la morsure du glaive. 6+6 a
Autour de lui, le vol des flèches susurrait 6+6 a
Comme un essaim vaincu d'abeilles bienveillantes 6+6 b
Et sans ouïr les cris des vierges effrayantes 6+6 b
L'Aède pacifique entra dans la forêt. 6+6 a
III
65 Éperdument, par les silencieuses sentes, 6−6 a
Il allait ; ses regards épiaient les fourrés 6+6 b
Taciturnes : sous les rameaux enchevêtrés, 6−6 b
Nulle apparition de chairs éblouissantes. 6+6 a
L'ombre informe, le noir silence, des parfums 6+6 a
70 Sauvages d'herbe fraîche et de fleurs surannées 6+6 b
Et, confondue avec les sèves déchaînées, 6+6 b
L'innombrable senteur des automnes défunts. 6+6 a
Il allait ; nulle voix effroyable ou charmante 6+6 a
Ne répondait, nul bruit de fête ou de combats : 6+6 b
75 Seul, dans les antres, sous le ciel, ici, là-bas, 6−6 b
Le frisson fauve de la terre qui fermente. 6−6 a
Semblables au monceau des feuilles sous ses pas, 6+6 a
Ses rêves, ses désirs, ses douleurs, ses pensées 6+6 b
Tombaient en tournoyant dans les bises glacées 6+6 b
80 Et l'Aède comprit que les dieux n'étaient pas. 6+6 a
Il perdit, se vouant aux stupides épées, 6+6 a
L'orgueil d'être vaincu par un maître inclément, 6+6 b
Comme les héros morts frappés en blasphémant 6+6 b
Ivres d'un puissant vin de gloire et d'épopées. 6+6 a
85 Et dépouillé du fier rêve des dieux jaloux, 6+6 a
Il brisa pour jamais les cordes tutélaires 6+6 b
Et descendit vers les clameurs et les colères, 6−6 b
Ainsi qu'un chasseur las se livre aux crocs des loups. 6+6 a
IV
L'homme fut déchiré par les vierges sanglantes ; 6+6 a
90 La bouche d'où sortaient les paroles de miel 6+6 b
Se tut. La nuit sereine enveloppa le ciel 6+6 b
Et recouvrit les morts d'ombres indifférentes, 6+6 a
Tandis que défendant le mont mystérieux 6+6 a
La troupe formidable et blonde des guerrières 6+6 b
95 Gardait, la lance au poing, les farouches clairières 6+6 b
Où triomphe toujours le mensonge des dieux. 6+6 a
mètre profil métrique : 6−6
forme globale type : suite de strophes
schéma : 21(abba) 6(aa)
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