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QUI_1/QUI13
Pierre QUILLARD
La lyre héroïque et dolente
1897
DE SABLE ET D'OR
L'ERRANTE
L'ERRANTE
I nunc ad hostem, at in perpetuum mea
DE SABLE ET D'OR.
L'HOMME songe dans le soir somptueux et morne ; à la balustrade croulante de la vieille demeure, il s'est accoudé solitairement et ses yeux, qui depuis des mois et des années n'ont plus reflété que les choses silencieuses, regardent au loin, dans les plaines assombries, s'étager les villes où des foules inconnues aiment, bataillent, agonisent et s'évanouissent comme des fumées.
Ici le roc que nul printemps n'a paré, cime triste abreuvée jadis par le sang des victimes, alors que les dieux stupides se gorgeaient de sacrifices, cime cruelle où les roses d'Avril n'ont jamais souri, où les sources n'ont pas pleuré doucement la mort future des fleurs vouées au vieillard qui les emporte, quand vient l'automne.
L'HOMME songe dans le soir somptueux et morne ; tandis que le ciel flamboie d'une plus rouge gloire et que l'or insultant les ténèbres enrichit ses prunelles, des bûchers tragiques s'effondrent et l'âme déserte est envahie par un tumulte de chevauchée ; tourbillons de fer, gueules hurlantes, éclairs de glaive, chevelures et crinières confondues, la horde passe dans sa pensée.
Et l'HOMME se détourne du spectacle éclatant ; ailleurs la terrasse est interrompue : les pesantes eaux d'un lac sans fond baignent de leur horreur immobile la roche qui disparaît dans le vertige de l'abîme. Maintenant l'HOMME marche, les yeux ivres de nuit, vers le lac d'ombre monotone et sa voix lassée frôle de lentes paroles les ondes sépulcrales, les ondes épaisses qui ne frissonnent pas.
L'HOMME
Nuit moins sinistre que le soir, ô nuit rebelle 6+6 a
A mon désir, tu n'es pas l'ombre que j'appelle 6+6 a
Et trop d'astres encor m'offusquent de clarté 6+6 a
Pour que je boive en toi les coupes du Léthé. 6+6 a
5 Autrefois, j'ai vécu derrière les murailles 6+6 a
Des villes ; je connais les brèves funérailles 6+6 a
De toute joie et vers la cime et vers la tour, 6−6 a
Pour le muet exil que je veux sans retour, 6+6 a
J'ai fui l'âcre parfum des roses effeuillées. 6+6 a
10 Lorsque je suis venu, les portes verrouillées 6+6 a
Pleuraient plaintivement comme des chiens meurtris, 6+6 a
Et j'oubliais le monde et méprisais leurs cris : 6+6 a
Mais la pierre me parle ainsi qu'une vivante 6+6 a
Maintenant, et flambeau d'angoisse et d'épouvante, 6+6 a
15 Dans mon cœur las du crépuscule rouge et noir, 4+4+4 a
Chaque étoile qui monte allume un triste espoir. 6+6 a
Eaux bienheureuses, vos paupières sont voies : 6−6 a
Aucun rêve de ciel et d'algues emmêes 6+6 a
N'ondule dans le calme abîme ; nul reflet 6+6 a
20 Des jours antérieurs où l'aube étincelait 6+6 a
Sur votre moire alors juvénile et chantante 6+6 a
Ne se réveille en vous par la nuit éclatante 6+6 a
Avec le souvenir d'un antique soleil. 6+6 a
Eaux bienheureuses, vous dormez du vrai sommeil. 6−6 a
25 Vous les pâles, vous les froides et les obscures, 6−6 a
Vous les mortes.
J'attends les suprêmes augures, 6+6 a
Les cygnes éternels ouvrant leur vol sacré, 6+6 a
Et l'heure, enfin libératrice, où je serai, 4+4+4 a
Eaux bienheureuses, lac de nuit, lac de silence, 6+6 a
30 Digne de votre accueil et de votre clémence. 6+6 a
Ainsi le solitaire invoque les ondes fatidiques. Mais pendant qu'il parle, les étoiles plus nombreuses ruissellent sur les pentes abruptes et l'ERRANTE est survenue ; ses haillons brochés d'or illusoire par les astres dénoncent les routes hostiles, les morsures du vent, peut-être l'agression de mains brutales. Furtive elle s'est assise sur les marches disjointes et l'HOMME tout à coup se trouve face à face avec elle.
L'HOMME
Va-t'en. Que me veux-tu, larve ou fantôme humain, 6+6 a
Dont le pas sacrilège usurpe mon chemin : 6+6 a
J'ignore quel passé funéraire t'escorte 6+6 a
Et me barre avec toi la route de la porte, 6+6 a
35 Ou si ta robe aux plis ténébreux de son deuil 6+6 a
Recèle un étendard de victoire et d'orgueil, 6+6 a
Mais qu'importe ? tu viens des carrefours vulgaires, 6+6 a
Et tendresse, douleur, pourpre illustre des guerres, 6+6 a
Clameurs des foules furieuses, bruit des pas, 4+4+4 a
40 Gestes des suppliants, monde, je ne veux pas, 6+6 a
Quand je me penche enfin vers l'ombre sans aurore, 6+6 a
Qu'un souvenir des jours anciens attente encore 6+6 a
A mon âme recluse et mûre pour la nuit. 6+6 a
Va-t'en.
L'ERRANTE
Je suis venue où le soir me conduit, 6+6 a
45 Par le soleil ou par la pluie aux larges gouttes, 6−6 a
Après des routes et des routes et des routes. 6+6 a
Quand je suivais la mer aux heures de reflux 6+6 a
Le sable de la grève a brûlé mes pieds nus ; 6+6 a
Et ma chair a saigné de toutes les épines 6+6 a
50 A travers les fourrés, les ronces des ravines 6+6 a
Et les ajoncs aux rudes marges des marais. 6−6 a
Mais partout, aussitôt que la terre où j'errais 6+6 a
Portait empreinte sur l'argile ou sur l'arène 6−6 a
La trace des vivants, j'ai fui. Je sais la haine 6+6 a
55 Dont ils poursuivent la passante et sur mes yeux 6−6 a
Ont pesé trop souvent leurs poings injurieux 6+6 a
Pour que je m'aventure ayant vu leurs foues. 6+6 a
Seuls parfois les palais des villes écroues 6+6 a
Sous leurs porches déchus fraternels à mon sort 6+6 a
60 M'ont offert un sommeil puissant comme la mort. 6+6 a
La solitude ment où tu viens d'apparaître ; 6+6 a
L'asile de repos que je croyais sans maître 6+6 a
Abrite hélas ! ton âme fauve de vivant : 6−6 a
Je quitterai le seuil et le toit décevant 6+6 a
65 Où ton deuil autre que mon deuil se cache et pleure 6+6 a
L'ombre immense est hospitalière.
L'HOMME
Non, demeure, 4+4+4 a
Puisque la volon de ton sort et du soir 6+6 a
A mené tes pieds las vers le morne manoir 6+6 a
Et vers l'hôte imprévu dressé devant ta face 6+6 a
70 En qui ta voix a fait s'épanouir, vivace, 6+6 a
Une fleur de jadis aux pistils oubliés. 6+6 a
J'y consens : ô soleils abolis, flamboyez 6+6 a
Encore, surgissez dans ma sombre mémoire 6+6 a
En aube de suprême et cinéraire gloire 6+6 a
75 Avant que cette chair s'engloutisse à jamais ; 6+6 a
Et toi, dolente ombre d'une ombre que j'aimais 4+4+4 a
Et qui m'a refu ses lèvres mensongères, 6+6 a
Toi qui dormis sous des étoiles étrangères 6−6 a
Des sommeils flagellés par l'âpre fouet du vent, 6+6 a
80 Entre sans peur avec un sourire d'enfant 6+6 a
Et l'ingénui d'une âme puérile 6+6 a
Dans la vieille maison où le hasard t'exile. 6+6 a
L'ERRANTE
Je ne sais même pas ce qu'on nomme les ans, 6+6 a
Ni combien de matins, combien de jours pesants 6+6 a
85 Ont écrasé l'errante amère et résignée, 6+6 a
Homme, ni quelles eaux lustrales l'ont baignée 6+6 a
Où le secret des dieux demeure enseveli, 6+6 a
Quelles eaux de pitié, de refuge et d'oubli, 6+6 a
Emportant dans le cours pacifique des fleuves 6+6 a
90 Tout un faix dilué de souffrance et d'épreuves. 6+6 a
A peine un souvenir obscur survit en moi, 6+6 a
Heure d'angoisse, heure de détresse et d'effroi 4+8 a
Qui m'a fait tressaillir d'une crainte ignoe : 6+6 a
Des reîtres ont voulu m'entrner, à l'oe 6+6 a
95 De la forêt ; j'ai fui leurs lèvres et leurs mains, 6+6 a
Éperdue, à travers les rochers sans chemins, 6+6 a
Et je frissonne encor de l'étreinte élue 6+6 a
Jadis, quand mon horreur de vierge dénue 6+6 a
Écoutait survenir l'approche des pas lourds. 6+6 a
100 Cependant par des soirs, solitaires toujours, 6+6 a
J'ai miré mon visage au miroir des fontaines 6+6 a
Et tendu vers mon front des lèvres incertaines 6+6 a
Dont la source perfide a glacé le désir ; 6+6 a
Et l'ombre s'effaça que j'ai voulu saisir, 6+6 a
105 Comme un pâle soleil qui sombre au flot nocturne, 6+6 a
Sans avoir accueilli mon baiser taciturne. 6+6 a
Mais voici que ta voix grave qui m'effrayait 6+6 a
Parle plus doucement à mon cœur inquiet 6+6 a
Et qu'après les assauts de la tempête rude 6+6 a
110 Des astres bienveillants dorent la solitude. 6+6 a
Donc j'entrerai sans peur dans la maison.
Salut, 6+6 a
Seuil, et que les haillons du passé révolu 6+6 a
S'envolent de ma chair au vent qui les emporte 6+6 a
Ainsi qu'un vain linceul d'où jaillit une morte 6+6 a
115 Pour renaître en splendeur de soleil exalté, 6+6 a
Belle de sa jeunesse et de sa nudité. 6+6 a
II. DE GUEULES.
Dans la mélancolique demeure où les murs s'émerveillaient de sa beauté, saluée par les figures amies des lices, irradiant l'eau ternie des miroirs, l'ERRANTE est entrée blanche et nue.
Elle n'a point refusé ses lèvres et les rouges floraisons de la joie ont fleuri impérieusement, par la vibrante offrande de son corps à l'HOMME éveillé d'un long rêve.
Il a plongé dans les coffrets de bronze ses mains fiévreuses et prodigues, et l'armure d'or et les brocarts et les gemmes et le glaive ont échappé aux chaînes noires des ténèbres.
Sur les seins et sur les épaules de l'ERRANTE, tous les trésors enfouis dans le sépulcre du silence depuis des siècles, des ans et des jours, resplendissent avec l'aurore.
Au seuil matinal de la porte, elle se dresse en sa robe de pourpre qui recèle sous le sang figé de la soie, avec la cotte de mailles, l'irréprochable acier du glaive.
Pensive, elle s'est retournée vers l'HOMME qui fait un geste d'adieu, et comme hésitante et retenue par la puissance d'une main invisible, elle tarde à franchir le seuil.
L'ERRANTE
Je le sais : mon destin m'entraîne et tu le veux, 6+6 a
J'irai. Je dois offrir aux chocs tumultueux 6+6 a
Dès le premier appel de l'aube avant-courrière 6+6 a
120 Ma poitrine héroïque et libre de guerrière ; 6+6 a
Et mon poing brandira le glaive désormais. 6+6 a
Je le sais : mais l'exil sombre où tu t'enfermais 6+6 a
S'illumine pour toi de ma chair apparue, 6+6 a
Et radieuse encor, même absente, j'obstrue 6+6 a
125 Les portes de la nuit que tu heurtais déjà. 6+6 a
Ami, dont ma venue importune outragea 6+6 a
Le manoir de silence et d'ombre invioe, 6+6 a
Pardonne, pour ton deuil de solitude emblée, 6+6 a
A l'Errante qui part, chaude de tes baisers. 6+6 a
L'HOMME
130 Va : le soleil bondit dans les cieux embrasés ; 6+6 a
C'est l'heure, il faut franchir le seuil et vers les villes 6+6 a
Te ruer en clamant aux oreilles serviles 6+6 a
Tout ce que les tombeaux t'ont livré de secrets. 6+6 a
Viens et regarde : là de houleuses forêts 6+6 a
135 Où les pasteurs de porcs se vautrent dans les bauges ; 6+6 a
Puis des plaines, rumeurs des blés, parfum des sauges, 6+6 a
Et les paysans nus courbés sous les sillons 6+6 a
A jamais ; et plus loin des foules en haillons, 6+6 a
Troupeaux lâches que tu mueras en fauves hardes, 6−6 a
140 Tournent vers le palais des prunelles hagardes 6+6 a
Et des poings décharnés par l'immuable faim 6+6 a
Sans que la torche encor s'enflamme dans leur main. 6+6 a
Ce qui fut moi naguère et richesse stérile 6+6 a
Et dépouille des temps silencieux rutile 6+6 a
145 Autour de ton front jeune et de tes seins altiers : 6+6 a
Voici venir un vol de cygnes éployés, 6+6 a
Le vol tardif et sûr des prophétiques ailes 6+6 a
Qui m'invite au sommeil des ondes éternelles. 6+6 a
Va : la chair que la mort heureuse requérait 6+6 a
150 S'évanouit parmi les choses, sans regret, 6+6 a
Maintenant que tu m'as affranchi de moi-même 6+6 a
Et que tu peux, mtresse enfin du double emblème, 6+6 a
Descendre vers les serfs de la glèbe et des murs 6+6 a
Et, selon le vouloir des trois monstres obscurs, 6+6 a
155 Tendre le rameau d'or ou férir de l'ée. 6+6 a
L'HOMME disparaît sous les eaux immobiles, sous les eaux épaisses où ne palpite aucune lueur. L'ERRANTE contemple longuement le lac d'ombre monotone, puis marche, auréolée par la gloire du matin, vers les plaines et vers les villes orientales, tandis que sa voix dans la solitude chante les batailles futures.
L'ERRANTE
Homme, revis en moi. Dans ma dextre crispée 6+6 a
Je serre puissamment le pommeau froid du glaive 6+6 b
Et si le monstre ancien se rebelle et se lève, 6+6 b
Je rougirai le sol de sa tête coue, 6+6 a
160 Moi, celle qui connaît les suprêmes paroles 6+6 a
Et toute la douleur avec toute la joie ; 6+6 b
Je chasserai le loup et l'hyène de proie 6+6 b
Et je veux emporter les royales corolles 6+6 a
Que les dragons jaloux gardaient des mains humaines : 6+6 a
165 Afin que le parfum des roses inconnues, 6+6 b
Épars farouchement sous la voûte des nues, 6+6 b
Suscite dans les cœurs les désirs et les haines, 6+6 a
Je viens à vous, frères penchés sur les emblaves, 4+4+4 a
Attelés à la meule au fond de l'ergastule ; 6+6 b
170 Mon verbe lacérant l'antique crépuscule 6+6 b
Souffle une âme de pourpre à vos âmes d'esclaves ; 6+6 a
Redressez-vous ; sarclez les herbes parasites : 6+6 a
Lancez contre le ciel les pierres de vos geôles, 6+6 b
Et que les murs vaincus par vos fortes épaules 6+6 b
175 Vous ouvrent le jardin des terres interdites 6+6 a
Où, plus belles, des fleurs de rêve vont éclore 6+6 a
En butin triomphal pour les races venes, 6+6 b
Tandis que le sang vil des bêtes égorgées 6+6 b
Se mêle par mon glaive au sang pur de l'aurore. 6+6 a
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