Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
PRU_3/PRU99
René-François SULLY PRUDHOMME
La Justice
1878
PREMIÈRE PARTIE
Silence au cœur !
TROISIÈME VEILLE
DANS L'ESPÈCE
Le chercheur.
Justice, mes regards | ne t'ont pu découvrir 6+6 a
Chez les vivants distincts | de figure et d'essence. 6+6 b
Chez ceux de même forme | et de même naissance, 6+6 b
Dans notre espèce, au moins, | te verrai-je fleurir ? 6+6 a
5 Je vois bien, parmi nous, | des frères se chérir, 6+6 a
Les amis séparés | que fait pleurer l'absence, 6+6 b
De pudiques beautés | qu'un amour pur encense, 6+6 b
Des mères par tendresse | heureuses de souffrir. 6+6 a
Je sais que ces penchants, | seuls dompteurs de nos pères, 6+6 a
10 Ont changé, par l'amour, | en foyers les repaires, 6+6 a
En cités, par le droit, | les foyers respectés ; 6+6 a
Mais je tremble qu'en nous | ces antiques mobiles 6+6 b
Ne soient à notre insu | d'égoïsme infectés, 6+6 a
Sur leur humble origine | à nous tromper habiles. 6+6 b
Une voix.
15 Poète, que rendent jaloux 8 a
L'amour constant des tourterelles, 8 b
Devant nos sanglantes querelles 8 b
La paix qui dure entre les loups, 8 a
Le sûr voyage des cigognes 8 a
20 Qui n'ont pour guide que le ciel, 8 b
Devant nos pénibles besognes 8 a
L'œuvre exquise d'où sort le miel ! 8 b
S'il est vrai que Dieu se devine 8 a
Dans ces instincts fiers ou touchants, 8 b
25 Diras-tu qu'elle est moins divine 8 a
La source des humains penchants ? 8 b
Reconnais-y la providence 8 a
Plus sage que ta volonté. 8 b
Le chercheur.
Certes, à défaut de bonté, 8 b
30 La nature a de la prudence ! 8 a
Elle a su conformer | les vouloirs à ses plans 6+6 a
Par un ressort profond | qui les meut à sa guise ; 6+6 b
L'appétit seul qu'un nom | plus ou moins beau déguise 6+6 b
Règle de tous les cœurs | les vœux et les élans. 6+6 a
35 L'élite des mortels | croit, depuis deux mille ans, 6+6 a
Cueillir les divins fruits | d'une morale exquise ; 6+6 b
Mais sa foi, c'est, au fond, | l'appétit qui s'aiguise, 6+6 b
Courant aux palmes d'or | comme jadis aux glands. 6+6 a
La nature n'a pas, | quand une espèce est née, 6+6 a
40 Confié son salut, | remis sa destinée 6+6 a
À des gardiens d'un zèle | arbitraire et gratuit ; 6+6 a
Non ! L'œuvre utile à tous | est à chacun prescrite 6+6 b
Par les propres besoins | de son cœur, que séduit 6+6 a
Un illusoire appât | d'ivresse ou de mérite. 6+6 b
Une voix.
45 Ainsi, pas de noble action ! 8 a
Il n'en est pas de méritoire ! 8 b
Vertu ! Sacrifice ! à t'en croire, 8 b
Tout cela n'est qu'illusion ! 8 a
Comment, sans s'indigner, t'entendre ? 8 a
50 Le doute règne, la foi dort, 8 b
Socrate est mort, le Christ est mort, 8 b
Ils ne peuvent plus se défendre. 8 a
Mais nous que leur exemple a faits, 8 a
Nous, disciples de leur supplice, 8 b
55 Souffrirons-nous qu'on avilisse 8 b
La sainteté de leurs bienfaits ? 8 a
Ô monstre, jusque chez les bêtes 8 a
Le dernier des cœurs te dément ! 8 b
Le chercheur.
Viens sonder les cœurs froidement 8 b
60 Si tu ne crains pas mes enquêtes. 8 a
La nature, implacable, | aux rigueurs de ses lois 6+6 a
Abandonne l'obscur | et faible satellite, 6+6 b
Et dans la grande lice | où tout être milite, 6+6 b
Parmi les combattants, | ne sauve que les rois. 6+6 a
65 Mais il est nécessaire | au progrès de ses choix 6+6 a
Que sa fécondité | jamais ne périclite, 6+6 b
Qu'une autre multitude | enfante une autre élite 6+6 b
Où l'espèce survive | et s'élève à la fois. 6+6 a
Tout doit donc pulluler. | Aussi combien elle use, 6+6 a
70 Pour remplacer les morts, | de génie et de ruse ! 6+6 a
Mille instincts y pourvoient, | sublimes s'il le faut ! 6+6 a
Bien qu'au salut commun | l'espèce l'asservisse, 6+6 b
L'égoïsme pourtant | n'est pas mis en défaut : 6+6 a
C'est l'intérêt du cœur | qui pousse au sacrifice. 6+6 b
Une voix.
75 Peux-tu nier le grand duel 8 a
Entre l'agréable et l'honnête, 8 b
Qui depuis Hercule, ô poète, 8 b
Est si clair, étant si cruel ! 8 a
Ah ! Toi-même, quand pour bien faire 8 a
80 Ta volonté combat tes vœux, 8 b
Tu sens ce que ton goût préfère, 8 a
Et c'est l'opposé que tu veux. 8 b
Laisse-toi croire qu'il existe 8 a
Dans le devoir un noble amour, 8 b
85 Plus fort que l'amour égoïste, 8 a
Un dévoûment sans nul retour ! 8 b
Souffre que cette foi profonde 8 a
Te console de t'immoler ! 8 b
Le chercheur.
C'est pour m'instruire que je sonde, 8 a
90 Et non pas pour me consoler. 8 b
L'égoïsme est aveugle | entre espèces : chacune, 6+6 a
Viable sur la terre | à force d'avoir nui, 6+6 b
De ses derniers vaincus | se repaît aujourd'hui, 6+6 b
Sans que nulle pitié, | nul remords l'importune. 6+6 a
95 L'égoïsme entre égaux | veille à la paix commune : 6+6 a
L'être le plus féroce | épargne alors autrui, 6+6 b
Parce qu'il reconnaît | sa propre vie en lui, 6+6 b
Et fait sur lui l'essai | de sa propre fortune. 6+6 a
Le fraternel instinct | n'est donc pas généreux : 6+6 a
100 Les loups sans hésiter | se mangeraient entre eux, 6+6 a
S'il n'importait à tous | que leur chair fût sacrée ; 6+6 a
Mais l'espèce, attentive | en chaque individu, 6+6 b
Persuade au loup même, | à qui la chair agrée, 6+6 a
Que celle du loup seul | est un mets défendu. 6+6 b
Une voix.
105 La fin commune pressentie, 8 a
Le lien du sang deviné, 8 b
C'est déjà de la sympathie ! 8 a
Où le sang parle, un cœur est né ! 8 b
Un cœur bat où la moindre fibre 8 a
110 Aux appels d'une autre répond ; 8 b
Du tumulte immense où tout vibre 8 a
Se dégage un concert profond ! 8 b
Le conflit des êtres ressemble 8 a
Au prélude où chaque instrument 8 b
115 S'essaie, hésite, et pour l'ensemble 8 a
Cherche le ton séparément ; 8 b
J'en entends plus d'un qui s'accorde 8 a
À ce ton divin qu'il cherchait ! 8 b
Le chercheur.
Je ne vois pas lever l'archet, 8 b
120 J'entends partout grincer la corde. 8 a
L'amour avec la mort | a fait un pacte tel 6+6 a
Que la fin de l'espèce | est par lui conjurée. 6+6 b
Meurent donc les vivants ! | La vie est assurée : 6+6 b
L'amour dresse, au milieu | du charnier, son autel ! 6+6 a
125 Tous lui font un suprême | et souriant appel ; 6+6 a
Comme, avant de servir | aux tigres de curée, 6+6 b
Tous les gladiateurs | saluaient la durée 6+6 b
Et la gloire du peuple, | en son maître immortel. 6+6 a
Amour, qui, façonnant | ta victime à sa tâche, 6+6 a
130 La rends brutale et souple, | aventureuse et lâche, 6+6 a
Pour abattre ou tourner | la barrière à tes vœux, 6+6 b
Amour, ne ris-tu pas | des roucoulants aveux 6+6 b
Que depuis tant d'avrils | la puberté rabâche, 6+6 a
Pour en venir toujours | (triste après) où tu veux ? 6+6 a
Une voix.
135 Les roucoulements des colombes, 8 b
Les serments des cœurs amoureux, 8 a
Ne remplissent jamais les tombes 8 b
Avant d'avoir fait des heureux. 8 a
Les yeux ardents devenus graves, 8 a
140 C'est le désir évanoui 8 b
Qui remercie en pleurs suaves 8 a
Le bonheur dont il a joui. 8 b
Souviens-toi de la bien-aimée : 8 a
Elle a souri ! Tout peut finir, 8 b
145 Ton âme en demeure charmée 8 a
Pour un éternel avenir ! 8 b
Dans ton impure calomnie 8 a
Souviens-toi de ses yeux baissés. 8 b
Le chercheur.
Hâte donc plutôt l'agonie 8 a
150 Des souvenirs qu'ils m'ont laissés ! 8 b
Dans l'œil indifférent | des vierges, ô nature ! 6+6 a
Tu fis bien d'allumer | un céleste flambeau : 6+6 b
Si fort que soit l'attrait | d'un corps novice et beau, 6+6 b
C'est grâce à l'idéal | que l'humanité dure. 6+6 a
155 Le dégoût de peupler | une terre aussi dure 6+6 a
Eût peut-être aboli | ce frêle et fier troupeau, 6+6 b
Si d'un vain paradis | quelque vague lambeau 6+6 b
N'eût flotté pour le cœur | plus haut que leur ceinture. 6+6 a
Le soir, quand l'idéal, | complice de tes fins, 6+6 a
160 Sous le nom de pudeur | leur fait des yeux divins 6+6 a
Dont les longs cils penchés | ont un attrait de voiles. 6+6 a
Leur regard, fourvoyé | par l'ennui vers le ciel, 6+6 b
Paraît, en se baissant, | nous offrir des étoiles ; 6+6 a
Et nous nous approchons ! | Voilà l'essentiel. 6+6 b
Une voix.
165 Si la pudeur même est suspecte 8 a
À ton scepticisme brutal, 8 b
Ah ! Que du moins il y respecte 8 a
La foi du cœur dans l'idéal ! 8 b
Quelle est donc l'infâme querelle 8 a
170 Qu'au nom du sang tu chercheras 8 b
À la grâce surnaturelle 8 a
De la Vénus qui plaît sans bras ? 8 b
Est-ce donc l'espoir d'une étreinte 8 a
Qui nous touche en ce marbre dur ? 8 b
175 La pierre d'idéal empreinte 8 a
Est la chaste sœur de l'azur ! 8 b
N'épargneras-tu point ta bave 8 a
À la candeur de la beauté ? 8 b
Le chercheur.
Je sens sa chaîne à mon côté, 8 b
180 Mais mon front n'est pas son esclave. 8 a
Charmeuse du vouloir | et fléau de l'honneur, 6+6 a
Il n'est pas de remords | que la beauté n'endorme : 6+6 b
Quel saint n'a fait un jour | le sacrifice énorme 6+6 b
D'un paradis futur | à son joug suborneur ? 6+6 a
185 Qu'aveugle à son mirage | un tiède raisonneur, 6+6 a
Pour savoir ce qu'elle est, | chez Platon s'en informe ! 6+6 b
Elle est, pour qui la voit, | l'irrésistible forme 6+6 b
Qui se rend préférable | à tout, même au bonheur. 6+6 a
C'est que l'intégrité | du moule de la race 6+6 a
190 Est confiée au choix | que la beauté vous trace, 6+6 a
Amants qu'elle apparie | et force à se choisir ! 6+6 a
Et chez les bêtes même, | un sens de la figure, 6+6 b
Où l'œil révèle au sang | sa préférence obscure, 6+6 b
Assortit les époux | qu'accouple le désir. 6+6 a
Une voix.
195 Ne vois-tu partout qu'égoïsme 8 a
Transformé selon les destins ? 8 b
Ah ! Salue au moins l'héroïsme 8 a
Dans le plus sacré des instincts ! 8 b
En hiver, quelle atroce louve 8 a
200 Malgré les fourches, les couteaux 8 b
Et les chiens des bergers, ne trouve 8 a
De quoi nourrir ses louveteaux ? 8 b
Quelle tigresse ne s'affame 8 a
Pour ses petits, quand ils ont faim ? 8 b
205 Et que n'ose risquer la femme, 8 a
Quand ses enfants n'ont plus de pain ? 8 b
Ah ! La tendresse maternelle 8 a
Atteste un cœur dans l'infini ! 8 b
Le chercheur.
Il fallait bien tenir uni 8 b
210 Le fruit du ventre à la mamelle. 8 a
Avant les animaux, | quand régnait la forêt, 6+6 a
Seule à têter le sein | de la terre en gésine, 6+6 b
La nourriture, humeur | abondante et voisine, 6+6 b
Où tombait la semence, | au rejeton s'offrait. 6+6 a
215 L'air s'épure, et la chair | libre et pauvre apparaît, 6+6 a
Forcément chasseresse, | étant fleur sans racine ; 6+6 b
Mais la progéniture, | avant qu'elle assassine, 6+6 b
Doit, trop faible d'abord, | trouver du sang tout prêt. 6+6 a
Il faut que la femelle | avec son sang l'élève ; 6+6 a
220 Nourrice, elle est encore | une tige, où la sève 6+6 a
Monte au fruit suspendu, | mais déjà détaché. 6+6 a
Ce fruit, le sien, le seul | aimé, c'est elle-même, 6+6 b
C'est l'extrait de son être | à ses flancs arraché : 6+6 a
La nature est habile | et sait bien ce qu'on aime. 6+6 b
Une voix.
225 Écoute, écoute retentir 8 a
Les cris d'héroïque tendresse, 8 b
Comme un reproche à ton adresse 8 b
Amassés pour te démentir, 8 a
Tous les cris poussés par les mères, 8 a
230 Depuis l'enfantement d'Abel 8 b
Jusqu'aux grandes douleurs dernières 8 a
D'où naîtra le dernier mortel ! 8 b
Quelle grandeur n'as-tu flétrie ? 8 a
Mais, sans nier toute vertu, 8 b
235 Par quel doute aviliras-tu 8 b
Le saint amour de la patrie ? 8 a
Sauverai-je ce dévoûment 8 a
De tes subtilités maudites ? 8 b
Je les crains : oublie en dormant 8 a
240 La réponse que tu médites. 8 b
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