Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
PRU_3/PRU103
René-François SULLY PRUDHOMME
La Justice
1878
SECONDE PARTIE
Appel au cœur
SEPTIÈME VEILLE
RETOUR AU CŒUR
Le chercheur.
Là-haut, ce clair de lune | étrange me repose : 6+6 a
Le croissant, nébuleux, | erre, comme un grand lis 6+6 b
Qu'une dentelle éparse | entraîne dans ses plis 6+6 b
Sous les sombres rideaux | d'une alcôve bien close. 6+6 a
5 Quand saurai-je mourir, | si, ce soir, je ne l'ose ? 6+6 a
De la molle nuée | où tu t'ensevelis, 6+6 b
Douce lune, à mon front | forme un coussin d'oublis, 6+6 b
Dût ma pensée y faire | une éternelle pause ! 6+6 a
À quoi bon remuer | le dessous des couleurs ? 6+6 a
10 Laissons l'âme en un songe | abîmer ses douleurs, 6+6 a
Comme l'étang s'azure | en déposant sa vase. 6+6 a
Oh ! Que j'expire en toi, | délivré du soleil ! 6+6 b
Il me serait si bon | de suivre ton extase, 6+6 a
Emporté sans retour, | assoupi sans réveil… 6+6 b
Une voix.
15 Pourquoi déserter de la sorte ? 8 a
À t'ouïr pousser des hélas, 8 b
On croirait que ton dos supporte 8 a
L'univers entier comme Atlas, 8 b
Ou bien qu'un remords implacable, 8 a
20 Un remords de grand criminel, 8 b
De son poids obstiné t'accable ! 8 a
Ton sort est-il donc si cruel ? 8 b
Qu'as-tu commis qui ne s'avoue ? 8 a
La fortune a-t-elle soudain 8 b
25 Fait descendre pour toi sa roue ? 8 a
As-tu peur de mourir de faim ? 8 b
Ton lot, si fort qu'il te déplaise, 8 a
Fait envie aux vrais malheureux. 8 b
Le chercheur.
C'est d'un profond retour sur eux 8 b
30 Que naît mon immense malaise. 8 a
J'ai bon cœur, je ne veux | à nul être aucun mal, 6+6 a
Mais je retiens ma part | des bœufs qu'un autre assomme, 6+6 b
Et, malgré ma douceur, | je suis bien aise en somme 6+6 b
Que le fouet d'un cocher | hâte un peu mon cheval ; 6+6 a
35 Je suis juste, et je sens | qu'un pauvre est mon égal ; 6+6 a
Mais, pendant que je jette | une obole à cet homme, 6+6 b
Je m'installe au banquet | dont un père économe 6+6 b
S'est donné les longs soins | pour mon futur régal ; 6+6 a
Je suis probe, mon bien | ne doit rien à personne, 6+6 a
40 Mais j'usurpe le pain | qui dans mes blés frissonne, 6+6 a
Héritier, sans labour, | des champs fumés de morts. 6+6 a
Ainsi dans le massacre | incessant qui m'engraisse, 6+6 b
Par la nature élu, | je fleuris et m'endors, 6+6 a
Comme l'enfant candide | et sanglant d'une ogresse. 6+6 b
Une voix.
45 Les lions déchirent les bœufs, 8 a
Et mieux que le fouet, leur poursuite 8 b
Met les chevaux tremblants en fuite ; 8 b
Dieu le souffre ! Et tu fais moins qu'eux. 8 a
Des peines que ton père a prises 8 a
50 Jouis en paix dans son verger, 8 b
Les moineaux friands de cerises 8 a
S'y font par Dieu même héberger. 8 b
Ton remords est bien ridicule 8 a
Devant l'écurie et l'étal, 8 b
55 Et bien étrange ton scrupule 8 a
De t'asseoir au banquet fatal : 8 b
Dieu t'y convie, et te dispense 8 a
De peser si c'est juste ou non. 8 b
Le chercheur.
Mais le cœur sent, mais l'esprit pense, 8 a
60 Et sans leur aveu rien n'est bon. 8 b
L'homme s'octroie une âme, | et juge que les bêtes 6+6 a
Ne sont qu'un vague souffle | agitant un vil corps : 6+6 b
« je puis donc, leur dit-il, | vous frapper sans remords, 6+6 b
Vous que le limon seul | fit tout ce que vous êtes. » 6+6 a
65 « tombez, dit-il aux bois | dont il abat les têtes, 6+6 a
Vos élans vers le ciel | sont d'aveugles efforts ! » 6+6 b
Ainsi l'homme insolent, | pour ennoblir ses torts, 6+6 b
Les appelle des droits, | et ses vols des conquêtes. 6+6 a
Tout être est sa pâture | ou bien son portefaix ; 6+6 a
70 Souvent, sans besoin même, | il mutile, il ébranche, 6+6 b
Et sa colère éclate | à la moindre revanche. 6+6 b
Les fiertés de la brute, | il les traite en méfaits. 6+6 a
Pour le joug qu'il t'impose, | ô brute à face blanche, 6+6 b
Ne flétris point César ! | Il fait ce que tu fais. 6+6 a
Une voix.
75 Résignons-nous aux lois du monde : 8 a
César est battu par l'amour ; 8 b
Maîtres et valets à la ronde 8 a
Vont se fustigeant tour à tour ; 8 b
La nymphe bat le vieux Silène 8 a
80 Avec un sceptre d'églantier, 8 b
Qu'un zéphyr bat de son haleine 8 a
Et dont la fleur bat le sentier ; 8 b
Et Silène à trotter condamne 8 a
Son baudet tardif et têtu, 8 b
85 Il le bat ; et du pied de l'âne 8 a
Le gazon naissant est battu. 8 b
Et personne, églantier, zéphire, 8 a
Bêtes, ni gens, n'en est surpris ! 8 b
Le chercheur.
Si tu comprends de quoi tu ris, 8 b
90 Ô Démocrite, peux-tu rire ! 8 a
Puisqu'il m'est bien connu, | le mépris souverain 6+6 a
Des destins et des dieux | pour le droit en souffrance, 6+6 b
Que ne sais-je imiter | leur sage indifférence ! 6+6 b
D'où vient qu'un tort causé | m'est encore un chagrin ? 6+6 a
95 Que pouvant assouvir, | le front haut et serein, 6+6 a
Toutes mes passions, | sans gêne, à toute outrance, 6+6 b
J'admets dans ma conduite | une sourde ingérence, 6+6 b
Je ne sais quel censeur | dont je subis le frein ? 6+6 a
Comment donc se fait-il | que mon cœur répudie 6+6 a
100 Les absolutions | de ma raison hardie ? 6+6 a
Aurait-il des raisons | qu'elle ne comprît pas ? 6+6 a
Elle informe, elle instruit ; | serait-ce lui qui juge ? 6+6 b
Que dis-je ! La justice, | au lieu de fuir mes pas, 6+6 a
N'aurait-elle qu'en moi, | dans mon cœur, son refuge 6+6 b
Une voix.
105 Ah ! Dieu t'a sans doute envoyé 8 a
Ce soupçon dont l'aveu t'échappe, 8 b
Pour que ton âme s'y rattrape, 8 b
Ainsi qu'à l'épave un noyé ! 8 a
Ne la lâche pas, cette planche 8 a
110 Offerte à tes efforts déçus ; 8 b
Des doigts, du coude, et de la hanche, 8 a
Et du genou, grimpe dessus ! 8 b
Prends-y pied, dresse-toi, regarde, 8 a
Vers les quatre points cardinaux, 8 b
115 Si partout, déserte et blafarde, 8 a
Fuit l'immensité, sans fanaux… 8 b
Du radeau de ta conscience, 8 a
Ne vois-tu rien à l'horizon ? 8 b
Le chercheur.
Puissé-je y voir l'arc d'alliance 8 a
120 Entre mon cœur et ma raison ! 8 b
Que l'épreuve est poignante | et que la tâche est rude 6+6 a
D'appuyer sur son cœur | la pointe du compas 6+6 b
Qui de l'enfer terrestre, | en deçà du trépas, 6+6 b
Mesure chaque cercle | avec exactitude ! 6+6 a
125 J'en affronte l'horreur | que le sophiste élude ; 6+6 a
Mais peut-être, parti | du degré le plus bas, 6+6 b
Verrai-je en m'élevant, | conquise pas à pas, 6+6 b
La vérité blanchir | les cimes de l'étude ! 6+6 a
La nature peut-être | à son dernier devin 6+6 a
130 Dira : « ta conscience, | universelle enfin, 6+6 a
Peut par mes propres lois | me juger et m'absoudre ; 6+6 a
« je domine, et le joug | ne peut pas être aimé ; 6+6 b
Je t'aurais en mépris | si, de peur de la foudre, 6+6 a
Ton indignation | n'avait pas blasphémé ! » 6+6 b
Une voix.
135 Pleure, pleure encore, sois homme ! 8 a
Tes premiers pleurs t'ont soulagé, 8 b
Et voilà qu'au philtre du somme 8 a
Ton front cède, vide et chargé… 8 b
Dors vite, car l'ombre où tu plonges 8 a
140 A déjà des pâleurs de lait ! 8 b
Moi, je vais suivre au vol les songes 8 a
Et pour toi les prendre au filet ; 8 b
De l'Orient qui s'illumine 8 a
Je vais cueillir les fins rayons 8 b
145 Pour en tisser la mousseline 8 a
Où j'arrête ces papillons. 8 b
Et bientôt ton angoisse obscure 8 a
Ne sera plus qu'une langueur 8 b
Mêlée à ma douce piqûre 8 a
150 Qui les fixera sur ton cœur… 8 b
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