Métrique en Ligne
PRU_3/PRU102
René-François SULLY PRUDHOMME
La Justice
1878
PREMIÈRE PARTIE
Silence au cœur !
SIXIÈME VEILLE
FATALISME ET DIVINITÉ
Le chercheur.
Ce soir, comme un enfant que sa sœur a boudé 6+6 a
(La muse au rendez-vous n'étant pas la première), 6+6 b
Je n'ai pas su chanter sans l'aide coutumière ; 6+6 b
À ma fenêtre alors je me suis accoudé. 6+6 a
5 Mais l'infini non plus ne m'a rien accordé : 6+6 a
Dans l'archipel sublime aux îles de lumière, 6+6 b
Où l'âme au vent du large enfle sa voile entière, 6+6 b
J'ai promené l'espoir, et n'ai pas abordé. 6+6 a
De l'Ourse et des Gémeaux mes yeux ne sont plus ivres, 6+6 a
10 Depuis que, refroidis à la pâleur des livres, 6+6 a
Dans ces cruels miroirs ils cherchent des leçons. 6+6 a
Le ciel s'évanouit quand la raison se lève ; 6+6 b
Les couleurs n'y sont plus que de subtils frissons, 6+6 a
Et toute sa splendeur a moins d'être qu'un rêve. 6+6 b
Une voix.
15 Courbé sous ton pâle flambeau, 8 a
Que de chimères tu te crées, 8 b
Pendant qu'aux plaines éthérées 8 b
La nuit mène son clair troupeau ! 8 a
Poète, la lyre et le cygne 8 a
20 Dorent le voile aérien ; 8 b
Tes astres mêmes te font signe, 8 a
Et tu ne leur réponds plus rien. 8 b
Tous les soleils auxquels tu penses 8 a
Regarde-les se balancer ; 8 b
25 Contemple ces magnificences 8 a
Plus douces à voir qu'à penser ! 8 b
Poète ingrat, ton cœur se blase 8 a
Sur les ravissements d'en haut. 8 b
Le chercheur.
Malheur aux vaincus ! Il le faut. 8 b
30 Les nuits ne sont plus à l'extase. 8 a
Je contemplais les nuits sans nul présage amer, 6+6 a
Quand, jadis, me leurrait leur promesse illusoire, 6+6 b
Comme un enfant qui suit, du haut d'un promontoire, 6+6 b
Les feux rouges et bleus des fanaux sur la mer. 6+6 a
35 Mais aujourd'hui j'ai peur de l'uniforme éther : 6+6 a
Depuis que ma terrasse est un observatoire, 6+6 b
Je songe, connaissant la terre et son histoire, 6+6 b
Que tout astre, sans doute, a son âge de fer. 6+6 a
Tu seras terre aussi, toi qu'on nomme céleste, 6+6 a
40 Et tu te peupleras pour la guerre et la peste, 6+6 a
Étoile ; et je te crains, car j'ignore où je vais : 6+6 a
J'ai peur que les destins ne soient partout les mêmes, 6+6 b
Puisque le sort du monde est quelque part mauvais, 6+6 a
Et que les fins pour moi sont toutes des problèmes. 6+6 b
Une voix.
45 Ne crois pas que les habitants 8 a
Des sphères où tu te fourvoies, 8 b
Y vivent tristes ou contents 8 a
Par nos douleurs ou par nos joies : 8 b
Autres sphères, autres désirs ! 8 a
50 Et tes présomptions sont vaines ; 8 b
Cherche ailleurs nos futurs plaisirs, 8 a
Comme aussi nos futures peines. 8 b
Hors du lieu, les âmes des morts 8 a
Auront toutes, selon leurs fautes, 8 b
55 Des demeures plus ou moins hautes, 8 b
Dans un monde inconnu des corps. 8 a
Ne la cherche pas dans l'espace, 8 a
La justice accomplie en Dieu ! 8 b
Le chercheur.
Je ne conçois rien hors du lieu, 8 b
60 Notre avenir entier s'y passe. 8 a
Contre le ciel, titans nouveaux, nous guerroyons ; 6+6 a
Où la fougue échoua, triomphe la tactique ; 6+6 b
Un triangle l'atteint, debout sur l'écliptique, 6+6 b
Un cristal l'analyse en brisant ses rayons ; 6+6 a
65 Nous savons maintenant, par leurs échantillons, 6+6 a
Que les astres sont tous de matière identique, 6+6 b
Comme ils sont tous régis, dans leur fuite elliptique 6+6 b
Par un même concert de freins et d'aiguillons. 6+6 a
De ces deux vérités la rigueur m'épouvante : 6+6 a
70 L'une ôte aux paradis que l'espérance invente 6+6 a
L'éclat surnaturel qu'admire l'œil fermé ; 6+6 a
L'autre me fait douter si mes vœux et mes gestes 6+6 b
Sont plus libres sur terre, où mon être a germé, 6+6 a
Que le vol de ce bloc dans les déserts célestes. 6+6 b
Une voix.
75 Dieu seul fait le geste vivant ! 8 a
Le fougueux élan de la terre 8 b
Ne fait pas l'essor volontaire 8 b
De la ronde où chante l'enfant ; 8 a
L'orbe immense que doit décrire 8 a
80 Ce vaste bloc inanimé, 8 b
Ne fait pas le pli du sourire, 8 a
Seul volontaire et seul aimé. 8 b
Non ! C'est une force princière 8 a
Qui dans toute chair veut et sent ; 8 b
85 C'est, mélangée à la poussière, 8 a
Une haleine du tout-puissant ! 8 b
Et ce souffle à chaque être assigne 8 a
Avec sa dignité son rang. 8 b
Le chercheur.
Où le destin règne en tyran 8 b
90 Est-il rien de digne ou d'indigne ? 8 a
L'enfant prête un vouloir libre et capricieux 6+6 a
Au papillon qu'il suit et qui toujours recule, 6+6 b
La fleur suit le soleil de l'aube au crépuscule, 6+6 b
Le zéphyr semble errer comme un lutin joyeux, 6+6 a
95 Chaque être a l'air d'agir comme il l'aime le mieux, 6+6 a
Cependant chaque atome aveuglément circule : 6+6 b
De l'haleine des vents la moindre particule 6+6 b
Doit son vol et sa route au branle entier des cieux ; 6+6 a
La plante est une horloge ; et sans se dire : « où vais-je ? » 6+6 a
100 Le papillon voltige ainsi que flotte un liège, 6+6 a
D'équilibre et d'instinct tout son caprice est fait ; 6+6 a
Et la main qui l'a pris n'a pu faire autre chose. 6+6 b
Nul acte qui ne soit un nécessaire effet, 6+6 a
Nul effet révolté contre sa propre cause ! 6+6 b
Une voix.
105 Par je ne sais quoi de brutal 8 a
Et d'hostile à toute noblesse, 8 b
Un monde absolument fatal 8 a
Dans ma conscience me blesse ! 8 b
Non ! Le courage et la fierté 8 a
110 Ne permettront jamais qu'on nie 8 b
L'incompréhensible harmonie 8 b
Des lois et de la liberté ! 8 a
Si le mystère que tu creuses 8 a
Confond les plus puissants esprits, 8 b
115 De simples âmes généreuses 8 a
Le prouvent sans l'avoir compris ! 8 b
Arrière ta philosophie ! 8 a
Moi je sais dès que mon cœur sent. 8 b
Le chercheur.
Pour moi, qui ne sais qu'en pensant, 8 b
120 Sentir à penser me convie. 8 a
Seul le plus fort motif peut enfin prévaloir : 6+6 a
Fatalement conçu pendant qu'on délibère, 6+6 b
Fatalement vainqueur, c'est lui qui seul opère 6+6 b
La fatale option qu'on appelle un vouloir. 6+6 a
125 En somme, se résoudre aboutit à savoir 6+6 a
Quelle secrète chaîne on suivra la dernière ; 6+6 b
Toute l'indépendance expire à la lumière, 6+6 b
Puisqu'on saisit l'anneau sitôt qu'on l'a pu voir. 6+6 a
Tout ce qu'un être veut, son propre fond l'ordonne, 6+6 a
130 Mais l'ordre, irrésistible à son insu, lui donne 6+6 a
Le sentiment flatteur qu'il est sollicité. 6+6 a
Ainsi la liberté, vaine horreur de tutelle, 6+6 b
N'est que l'essence aimant le dernier joug né d'elle, 6+6 b
L'illusion du choix dans la nécessité. 6+6 a
Une voix.
135 Debout ! Debout ! ô Macchabées ! 8 a
Ô Léonidas, ô Brutus ! 8 b
Ô Christ ! ô victimes tombées 8 a
Pour les droits ou pour les vertus ! 8 b
Debout ! Grands saints et grands stoïques ! 8 a
140 Et de toute votre hauteur 8 b
Laissez vos linceuls héroïques 8 a
Descendre sur cet imposteur ! 8 b
Qu'il sente sur sa tête infâme 8 a
Leur poids grossir comme un remords ! 8 b
145 Qu'il entende sourdre en son âme 8 a
L'anathème indigné des morts ! 8 b
J'irai sans lui, d'un seul coup d'aile, 8 a
Droit au cœur de la vérité. 8 b
Le chercheur.
Sous l'anathème immérité 8 b
150 J'y rampe, explorateur fidèle. 8 a
Mais j'achève, déçu, sans avoir débarqué, 6+6 a
Cette exploration que nul vent ne seconde ; 6+6 b
Et mon espoir se brise et s'abîme sous l'onde, 6+6 b
Comme succombe un mât par la tempête arqué. 6+6 a
155 Si l'ordre universel dans l'atome est marqué, 6+6 a
Plus rien, pas même Dieu, n'est responsable au monde ; 6+6 b
Et j'erre, moi qui cherche, entraîné par ma sonde, 6+6 b
Dans l'orbite de l'astre où mon poids m'a parqué. 6+6 a
Si le vouloir, jouet d'une invincible amorce, 6+6 a
160 N'est plus qu'un vœu fatal complice de la force, 6+6 a
À quoi bon demander la justice au destin ? 6+6 a
L'égoïsme partout, qui se masque ou s'étale ; 6+6 b
Partout l'activité criminelle ou fatale ! 6+6 b
De mon périple ingrat voilà donc le butin ! 6+6 a
Une voix.
165 Que la raison fait le jour triste ! 8 a
Mais où finit son examen 8 b
Quelque chose de grand subsiste : 8 a
Le battement du cœur humain. 8 b
Si rien de noble ne demeure, 8 a
170 Quand on a criblé l'univers, 8 b
D'où vient en moi le fou qui pleure 8 a
Sur des maux qu'il n'a pas soufferts. 8 b
Ce fou, plus grand que ma personne, 8 a
Des blessures d'autrui saignant, 8 b
175 Qui fait taire, quand je raisonne, 8 a
Ma raison même, en s'indignant ? 8 b
Ah, crois-moi ! Son délire auguste, 8 a
C'est du juge infini l'arrêt ! 8 b
Le chercheur.
L'équité, si l'arrêt est juste, 8 a
180 Même sans Dieu, le dicterait. 8 b
Les deux poids suspendus, que la barre oscillante 6+6 a
Berce avec symétrie autour d'un de ses points, 6+6 b
Ne s'alignent qu'après s'être fuis et rejoints : 6+6 b
La plus juste balance est aussi la plus lente ; 6+6 a
185 Mais quand elle a dicté sa sentence indolente, 6+6 a
Entre les deux plateaux, immobiles témoins, 6+6 b
L'équilibre, établi, ne l'est pas plus ou moins. 6+6 b
Il n'est pas d'équité qu'un droit meilleur supplante. 6+6 a
Un droit surnaturel est un dogme insensé ! 6+6 a
190 Que par l'homme ou les dieux le droit soit dispensé, 6+6 a
Entre toutes les mains la balance est unique. 6+6 a
La créature y peut juger le créateur ; 6+6 b
Et quiconque a senti l'ordre du monde inique, 6+6 a
S'il n'est pas un athée, est un blasphémateur. 6+6 b
Une voix.
195 Toi par qui, suprême inconnue, 8 a
Le grand problème se résout, 8 b
Qui que tu sois, cause de tout, 8 b
Où chaque essence est contenue ! 8 a
Tu n'es pas nulle, car je suis, 8 a
200 Et n'ai d'être que par toi-même, 8 b
Et, rien qu'en sondant le problème, 8 b
Je t'atteste quand tu me fuis. 8 a
Et tu n'es pas imaginaire, 8 a
Toi, source unique du réel ; 8 b
205 Tu n'habites pas un vain ciel : 8 b
C'est toi qu'on craint dans le tonnerre, 8 a
C'est toi qu'on prie en tous les dieux, 8 a
Seule forte et seule immortelle ! 8 b
Le chercheur.
Sa puissance éclate à tes yeux ; 8 a
210 Mais sa justice, où donc est-elle ? 8 b
J'écrase un moucheron sans peur d'être honni, 6+6 a
Exempté des soucis de la miséricorde, 6+6 b
Sans même que la bête innocente me morde, 6+6 b
Sans raison, par le droit du caprice impuni. 6+6 a
215 Mais l'homme, qui s'érige en roi dans l'infini, 6+6 a
N'a pas l'immunité du haut rang qu'il s'accorde. 6+6 b
Des pressoirs de la mort son propre sang déborde, 6+6 b
À quelque énorme soif incessamment fourni. 6+6 a
Qui sait ? Ne suis-je point insecte pour un autre ? 6+6 a
220 Pour l'habitant d'un monde où s'abîme le nôtre, 6+6 a
Géant dont l'œil baissé me semble être un ciel bleu ? 6+6 a
J'y songe ! Et si parfois sur le bord de ma table 6+6 b
Se pose un moucheron, le sentant respectable, 6+6 b
Je l'épargne pour croire à la bonté d'un dieu. 6+6 a
Une voix.
225 Oui ; toi-même un géant t'épie ; 8 a
Mais il n'est pas capricieux : 8 b
Avant d'écraser un impie 8 a
Il le suit longuement des yeux. 8 b
N'abuse pas de son silence, 8 a
230 Car il pourrait bien se fâcher 8 b
Je sens son poing qui se balance, 8 a
Comme un fardeau qu'on va lâcher. 8 b
Nul n'a prévu ce qu'il décide, 8 a
Son calme immuable est trompeur, 8 b
235 Et malgré son dédain placide 8 a
Ton impiété me fait peur ! 8 b
Crois donc à la bonté suprême 8 a
Puisqu'en la défiant tu vis ! 8 b
Le chercheur.
Les doutes sont-ils des défis ? 8 b
240 Et l'angoisse est-elle un blasphème ? 8 a
Des vivants, qu'il fait naître et dont il n'a pas soin, 6+6 a
L'économe éternel trompe la confiance : 6+6 b
Le besoin donne un droit, le droit une créance ; 6+6 b
Ils sont tous créanciers de l'auteur du besoin. 6+6 a
245 L'universelle faim, dont il est le témoin, 6+6 a
Réclame chaque jour une ample redevance ; 6+6 b
À lui seul incombait d'y pourvoir à l'avance, 6+6 b
D'apporter la pâture, ou d'y veiller de loin. 6+6 a
Si donc il est un dieu, l'appétit constitue, 6+6 a
250 Dans chaque être apte à vivre et que le jeûne tue, 6+6 a
Un droit à s'assouvir, dont lui répond ce dieu ! 6+6 a
Mais partout je ne trouve, en l'absence du maître 6+6 b
Que d'impuissants pasteurs qui règnent en son lieu 6+6 a
Parasites sacrés du troupeau qu'ils font paître. 6+6 b
Une voix.
255 La bête, rampant sous le ciel, 8 a
N'a, dans l'orage ou l'éclaircie, 8 b
Rien qu'elle invoque ou remercie, 8 b
Nul recours providentiel ; 8 a
Mais l'homme au loin se cherche une aide 8 a
260 En de sublimes régions. 8 b
Seul être que l'azur obsède, 8 a
Il a seul des religions ; 8 b
Prolongeant le temps et l'espace, 8 a
Il craint, pour le crime impuni, 8 b
265 Qu'ailleurs l'éternité n'amasse 8 a
Des colères dans l'infini. 8 b
Les cultes ont rendu moins frustes 8 a
L'âme et les mœurs de leurs croyants. 8 b
Le chercheur.
Ils ont fait plus de mendiants 8 b
270 Et de meurtriers que de justes. 8 a
Par ses religions au meurtre convié, 6+6 a
L'homme, même en tuant, croit faire une œuvre pie : 6+6 b
De la gorge des bœufs, du sein d'Iphigénie, 6+6 b
Coulait jadis à flots le sang sacrifié ; 6+6 a
275 Et tout à l'heure encore un prêtre a confié 6+6 a
À ta lèvre, ô chrétien ! La victime infinie, 6+6 b
Et dans la lâche paix de la faute impunie 6+6 b
Tu savoures un dieu pour toi crucifié ! 6+6 a
Il faut pour ton salut qu'il souffre et qu'il expire, 6+6 a
280 Et qu'au trou de son flanc, comme un cruel vampire, 6+6 a
Ton péché sanguinaire aspire un paradis. 6+6 a
Quelle que soit la pourpre où le bonheur se vautre, 6+6 b
Tout vivant qui jouit en martyrise un autre : 6+6 b
C'est le destin pareil des saints et des maudits. 6+6 a
Une voix.
285 Pourquoi donc enfoncer les pointes 8 a
D'une ironie âpre et sans foi 8 b
Au cœur de ceux qui, les mains jointes, 8 a
Veulent prier même pour toi, 8 b
Qui pratiquent, fût-ce à grand'peine 8 a
290 Et par la seule peur du feu, 8 b
La charité, si surhumaine 8 a
Qu'elle suffit à prouver Dieu ? 8 b
Ah ! C'est grâce à la foi sincère, 8 a
Par un œil humblement baissé, 8 b
295 Que sur notre immense misère 8 a
Le premier baume fut versé. 8 b
Je vois une larme qui monte, 8 a
Au bord de tes cils affleurant 8 b
Le chercheur.
Je la laisse couler sans honte ; 8 a
300 Mais on y voit trouble en pleurant. 8 b
mètre profils métriques : 8, 6+6
forme globale type : suite de strophes
schéma : 39[abba] 10[aa] 31[abab]
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