Métrique en Ligne
P = préposition
C = clitique
M = voyelle masculine
F = "e" féminin
| = césure
PRU_3/PRU100
René-François SULLY PRUDHOMME
La Justice
1878
PREMIÈRE PARTIE
Silence au cœur !
QUATRIÈME VEILLE
ENTRE ÉTATS
Il fait nuit, c'est la fin des pas et des clameurs ; 6+6 a
Le marchand de ses gains double en songe la somme, 6+6 b
Le manœuvre s'affaisse et cuve son rogomme, 6+6 b
La galère partout a vaincu ses rameurs. 6+6 a
5 Tous les bruits de la vie en confuses rumeurs 6+6 a
Expirent dans la brise aux pieds de l'astronome ; 6+6 b
On sent planer la trêve éphémère du somme 6+6 b
Sur la ville, tombeau d'innombrables dormeurs. 6+6 a
Le prochain cimetière a des lits plus durables. 6+6 a
10 Où serait le grand mal si tous ces misérables, 6+6 a
Malheureux ou méchants, ne se réveillaient pas ? 6+6 a
Ne peux-tu, zodiaque, achever ta tournée 6+6 b
Sans le secours de l'homme, infirme et sitôt las ? 6+6 a
Toi, terre, ouvrir demain, sans peuples, la journée ? 6+6 b
Une voix.
15 Les peuples ont pour mission 8 a
De vaincre et d'ennoblir la terre ! 8 b
Chacun d'eux avec passion 8 a
Chérit le sol héréditaire ; 8 b
Et quand par des envahisseurs 8 a
20 Une glèbe en est offensée, 8 b
Le soldat baise au front ses sœurs 8 a
Et sur les yeux sa fiancée ; 8 b
Il part. Hélas ! Un bien-aimé, 8 a
Un frère, un fils ! Qui le remplace ? 8 b
25 Mais la famille en vain l'enlace : 8 b
Pour la patrie il s'est armé ! 8 a
Son front sous le baiser s'incline, 8 a
Et se redresse après l'adieu. 8 b
Le chercheur.
Mais on lui facilite un peu 8 b
30 La vertu par la discipline. 8 a
Le chef n'est qu'un roseau ; son ordre, un peu de vent ; 6+6 a
Mais le soldat l'ignore. Un champ de mars ressemble 6+6 b
Au cirque où des lions côte à côte vont l'amble, 6+6 b
Pour obéir au fouet qui règne en les bravant. 6+6 a
35 Il marche à droite, à gauche, en arrière, en avant, 6+6 a
Comme on veut, le troupeau formidable qui tremble ! 6+6 b
Mais vous qui lui montrez comment on marche ensemble, 6+6 b
Prenez garde qu'un jour il ne soit trop savant : 6+6 a
Montant de proche en proche, un seul refus tenace 6+6 a
40 À l'impuissante voix qui commande et menace, 6+6 a
Vous dégraderait tous, du caporal au roi ! 6+6 a
La discipline est l'art de faire craindre une ombre, 6+6 b
L'art de magnétiser la force par l'effroi, 6+6 a
En trompant l'unité sur le pouvoir du nombre. 6+6 b
Une voix.
45 Tais-toi ! Le doute empoisonneur 8 a
Te souffle un langage de traître ! 8 b
Un officier n'est pas un maître : 8 b
En lui l'obéi, c'est l'honneur ! 8 a
Il porte la patrie entière 8 a
50 Dans sa pensée et dans ses yeux ; 8 b
Toutes les âmes des aïeux 8 b
L'accompagnent à la frontière ; 8 a
Tous les défenseurs sur ses pas 8 a
S'y précipitent avec rage, 8 b
55 Sous l'aiguillon seul du courage, 8 b
Qu'il leur apprend s'ils ne l'ont pas ! 8 a
Le soldat, l'œil plein d'étincelles, 8 a
Court au canon sur lui braqué ! 8 b
Le chercheur.
Ce lion retourne aux gazelles, 8 a
60 Aussitôt qu'il n'est plus traqué. 8 b
Quand deux états rivaux, aux bornes mitoyennes, 6+6 a
Pour se les disputer lèvent leurs étendards, 6+6 b
Et qu'après maint exploit, tous, conscrits et soudards, 6+6 b
Ont amplement fourni la pâture aux hyènes, 6+6 a
65 Il se peut qu'en changeant les frontières anciennes 6+6 a
La victoire à l'aveugle ait mieux taillé les parts, 6+6 b
Ou que le favori de ses sanglants hasards 6+6 b
Occupe iniquement les terres qu'il fait siennes : 6+6 a
N'importe ! Quels qu'ils soient, les arrêts du canon 6+6 a
70 Demeurent viciés, équitables ou non : 6+6 a
La sentence du meurtre est toujours immorale. 6+6 a
Chaque ennemi par l'autre est devant Dieu cité ; 6+6 b
Mais le juge est suspect dans chaque cathédrale, 6+6 a
Où l'encens le provoque à la complicité. 6+6 b
Une voix.
75 L'histoire abonde en grands exemples 8 a
De la justice du vrai Dieu ; 8 b
Sous mille noms, dans tous les temples, 8 a
C'est lui qui pèse chaque vœu. 8 b
Des temples grecs que le temps mine 8 a
80 Il est tombé plus d'un fronton, 8 b
Depuis les flots de Salamine 8 a
Jusqu'aux herbes de Marathon ; 8 b
Mais aucun siècle ne déchire 8 a
Le livre où chaque race apprend 8 b
85 La morsure de Cynégire, 8 a
La palme du coureur mourant ! 8 b
Et l'arrêt de Dieu qui les juge 8 a
Aux cultes grecs a survécu. 8 b
Le chercheur.
Ton juste Dieu n'est qu'un transfuge 8 a
90 Aux yeux du roi des rois vaincu ! 8 b
L'arbre des races pousse autrement que le chêne, 6+6 a
Qui du sol ténébreux fait monter au ciel clair 6+6 b
Son feuillage unanime et populeux dans l'air, 6+6 b
Par des rameaux sans nombre enchevêtrés sans gêne ; 6+6 a
95 Il ne circule pas une sève homogène 6+6 a
Dans cet arbre saignant à l'écorce de chair, 6+6 b
Et jamais les rameaux n'y fleurissent de pair : 6+6 b
Où triomphe une race, une autre est à la chaîne. 6+6 a
L'humanité plutôt ressemble à ces forêts 6+6 a
100 Où la plus forte essence accomplit son progrès 6+6 a
Par l'étouffement lent de ses faibles cousines, 6+6 a
Où sous les vents d'orage un végétal géant, 6+6 b
Foulant de ses bras lourds les floraisons voisines, 6+6 a
Les brise, les effeuille et les met à néant. 6+6 b
Une voix.
105 Non, non ! L'espèce humaine est une : 8 a
Tous les peuples sont différents 8 b
Par le climat et la fortune, 8 a
Mais, par l'âme et le corps, parents ! 8 b
Leurs débuts sont tous comparables ; 8 a
110 Leurs progrès se sont ressemblé : 8 b
Où les déserts étaient arables 8 a
Partout des socs ont fait du blé ! 8 b
Leurs mœurs et leurs lois sont diverses ; 8 a
Mais les fils, quand l'aïeul n'est plus, 8 b
115 Partout aux licences perverses 8 a
Opposent des pactes conclus. 8 b
Le prêtre partout prie, et lave 8 a
Par quelque baptême les fronts. 8 b
Le chercheur.
Garde-toi d'omettre l'esclave : 8 a
120 Partout aussi nous le verrons. 8 b
Tel homme à tel autre homme est souvent plus contraire 6+6 a
Que la lumière à l'ombre et que l'onde au rocher. 6+6 b
L'esprit qui les compare et les veut rapprocher 6+6 b
Abuse impudemment de son besoin d'abstraire. 6+6 a
125 Ton sang peut à ma lèvre imposer le mot frère, 6+6 a
Mais ce mot, il ne peut à mon cœur l'arracher : 6+6 b
Tel me parle en ma langue, et me reste étranger ; 6+6 b
Je l'entends malgré moi siffler, rugir ou braire. 6+6 a
Le sang est-il tout l'homme, et la fraternité, 6+6 a
130 Pacte d'amour juré sans la main ni la bouche, 6+6 b
N'est-elle que le nœud des corps de même souche ? 6+6 b
Un roi nègre est issu (pour le moins imité) 6+6 a
Du gorille, et par l'âme et la forme il y touche 6+6 b
De plus près que mon chien, frère sans vanité. 6+6 a
Une voix.
135 Blanc, jaune ou noir, et qu'il se nomme 8 a
Français, chinois, éthiopien, 8 b
On salue un juge en tout homme ; 8 a
Et ce respect prouve un lien. 8 b
Pour titre à subjuguer la bête 8 a
140 Tandis que le besoin suffit, 8 b
On allègue un droit de conquête 8 a
Quand c'est l'homme qu'on asservit ; 8 b
Car l'esclave est juge, et le maître 8 a
Qui le traite en pur animal 8 b
145 Craint tout bas de ne lui paraître 8 a
Qu'une brute faisant du mal. 8 b
L'instinctif hommage à l'espèce 8 a
Du nœud qui la forme est témoin. 8 b
Le chercheur.
Qui n'a tué d'un signe, au loin… 8 b
150 Le mandarin dans l'ombre épaisse ? 8 a
C'est du conflit des corps que le droit est venu. 6+6 a
Si l'homme était une ombre, ou qu'il fût solitaire 6+6 b
Et qu'il se pût nourrir comme il se désaltère, 6+6 b
D'un peu d'eau, fruit du ciel, sans culture obtenu, 6+6 a
155 Tout désir ne serait qu'un souhait ingénu, 6+6 a
Du pouvoir de jouir aiguillon salutaire, 6+6 b
Et le besoin, sans nom, serait mort-né sur terre ; 6+6 b
Le mot justice même y serait inconnu ; 6+6 a
Exempte d'imposer ou subir un partage, 6+6 a
160 La vie, essor sans cesse élargi davantage, 6+6 a
S'épandrait sans donner ni recevoir de heurt. 6+6 a
Mais nos prisons de chair se disputent l'espace, 6+6 b
La place de tes pieds, il faut que je m'en passe : 6+6 b
Toujours d'un droit qui naît une liberté meurt. 6+6 a
Une voix.
165 Qu'importe ! Demande à Virgile 8 a
Si, devenus ombres, les morts 8 b
Ne pleurent pas l'épaisse argile 8 a
Dont jadis étaient faits leurs corps : 8 b
Dans leur impalpable substance 8 a
170 Ils ne peuvent plus se léser ; 8 b
Mais, n'ayant plus de consistance, 8 a
Leurs lèvres n'ont plus de baiser ; 8 b
Leurs bras, ouverts comme les nôtres, 8 a
Se referment sans presser rien, 8 b
175 Indépendants les uns des autres 8 a
Ils souffrent d'errer sans lien ; 8 b
Oh ! Les chaînes leur font envie : 8 a
Ils ne sont que trop peu gênés ! 8 b
Le chercheur.
Entre eux n'étaient-ils enchaînés 8 b
180 Que par la caresse, en leur vie ? 8 a
Le sang, de corps en corps, circule entre animaux : 6+6 a
Le meurtre le répare, en même temps qu'il l'use, 6+6 b
La faim quotidienne en ose ouvrir l'écluse, 6+6 b
Mais n'en ose lever que les tributs normaux ; 6+6 a
185 L'homme, lui seul, dans l'homme en crève les canaux 6+6 a
Par le fer et le plomb, sans la faim pour excuse ; 6+6 b
Partout, mettant la force aux ordres de la ruse. 6+6 b
Le dragon de la guerre a rougi ses anneaux. 6+6 a
Nature, as-tu créé des races ennemies 6+6 a
190 Pour balancer l'excès de tes économies 6+6 a
Par des crédits ouverts brusquement à la mort ? 6+6 a
Ne valait-il pas mieux modérer les naissances 6+6 b
Que d'en abandonner l'équilibre au plus fort, 6+6 a
Qui décime sans choix les fronts que tu recenses ? 6+6 b
Une voix.
195 Regrette le sang répandu, 8 a
Mais non les batailles ; mesure, 8 b
Non la largeur de la blessure, 8 b
Mais à quel prix il fut vendu ! 8 a
Les animaux vivent et meurent 8 a
200 Sans patrimoine à féconder ; 8 b
Leurs lois, qu'ils n'ont pas à fonder, 8 b
Sans progrès ni déclin demeurent. 8 a
Mais pour que tout le genre humain 8 a
De plus en plus fleurisse et vaille, 8 b
205 Chaque peuple à son tour travaille, 8 b
S'il le faut, le glaive à la main : 8 a
Puissant ou faible, il fait la guerre 8 a
Pour la gloire ou la liberté ! 8 b
Le chercheur.
Ces biens, j'en connais la cherté, 8 b
210 Le titre illusoire et précaire. 8 a
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