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F = "e" féminin
| = césure
PRU_1/PRU39
René-François SULLY PRUDHOMME
Les Vaines Tendresses
1875
SUR LA MORT
I
On ne songe à la Mort que dans son voisinage : 6+6 a
Au sépulcre éloquent d'un être qui m'est cher, 6+6 b
J'ai pour m'en pénétrer fait un pèlerinage, 6+6 a
Et je pèse aujourd'hui ma tristesse d'hier. 6+6 b
5 Je veux, à mon retour de cette sombre place 6+6 a
Où semblait m'envahir la funèbre torpeur, 6+6 b
Je veux me recueillir, et contempler en face 6+6 a
La Mort, la grande Mort, sans défi mais sans peur. 6+6 b
Assiste ma pensée, austère Poésie 6+6 a
10 Qui sacres de beauté ce qu'on a bien senti ; 6+6 b
Ta sévère caresse aux pleurs vrais s'associe, 6+6 a
Et tu sais que mon cœur ne t'a jamais menti. 6+6 b
Si ton charme n'est point un misérable leurre, 6+6 a
Ton art un jeu servile, un vain culte sans foi, 6+6 b
15 Ne m'abandonne pas précisément à l'heure 6+6 a
Où pour ne pas sombrer j'ai tant besoin de toi. 6+6 b
Devant l'atroce énigme où la raison succombe, 6+6 a
Si la mienne fléchit tu la relèveras ; 6+6 b
Fais-moi donc explorer l'infini d'outre-tombe 6+6 a
20 Sur ta grande poitrine entre tes puissants bras ; 6+6 b
Fais taire l'envieux qui t'appelle frivole, 6+6 a
Toi qui dans l'inconnu fais crier des échos, 6+6 b
Et prêtes par l'accent, plus sûr que la parole, 6+6 a
Un sens révélateur au seul frisson des mots. 6+6 b
25 Ne crains pas qu'au tombeau la morte s'en offense, 6+6 a
O Poésie, ô toi, mon naturel secours, 6+6 b
Ma seconde berceuse au sortir de l'enfance, 6+6 a
Qui seras la dernière au dernier de mes jours. 6+6 b
II
Hélas ! j'ai trop songé sous les blêmes ténèbres 6+6 a
30 Où les astres ne sont que des bûchers lointains, 6+6 b
Pour croire qu'échappé de ses voiles funèbres 6+6 a
L'homme s'envole et monte à de plus beaux matins ; 6+6 b
J'ai trop vu sans raison pâtir les créatures, 6+6 a
Pour croire qu'il existe au delà d'ici-bas 6+6 b
35 Quelque plaisir sans pleurs, quelque amour sans tortures, 6+6 a
Quelque être ayant pris forme et qui ne souffre pas. 6+6 b
Toute forme est sur terre un vase de souffrances, 6+6 a
Qui, s'usant à s'emplir, se brise au moindre heurt ; 6+6 b
Apparence mobile entre mille apparences 6+6 a
40 Toute vie est sur terre un flot qui roule et meurt. 6+6 b
N'es-tu plus qu'une chose au vague aspect de femme, 6+6 a
N'es-tu plus rien ? Je cherche à croire sans effroi 6+6 b
Que, ta vie et ta chair ayant rompu leur trame, 6+6 a
Aujourd'hui, morte aimée, il n'est plus rien de toi. 6+6 b
45 Je ne puis, je subis des preuves que j'ignore. 6+6 a
S'il ne restait plus rien pour m'entendre en ce lieu, 6+6 b
Même après mainte année y reviendrais-je encore 6+6 a
Répéter au néant un inutile adieu. 6+6 b
Serais-je épouvanté de te laisser sous terre ? 6+6 a
50 Et navré de partir, sans pouvoir t'assister 6+6 b
Dans la nuit formidable où tu gis solitaire, 6+6 a
Penserais-je à fleurir l'ombre où tu dois rester ? 6+6 b
III
Pourtant je ne sais rien, rien, pas même ton âge : 6+6 a
Mes jours font suite au jour de ton dernier soupir, 6+6 b
55 Les tiens n'ont-ils pas fait quelque immense passage 6+6 a
Du temps qui court au temps qui n'a plus à courir ? 6+6 b
Ont-ils joint leur durée à l'ancienne durée ? 6+6 a
Pour toi s'enchaînent-ils aux ans chez nous vécus ? 6+6 b
Ou dois-tu quelque part, immuable et sacrée, 6+6 a
60 Dans l'absolu survivre à ta chair qui n'est plus ? 6+6 b
Certes, dans ma pensée, aux autres invisible, 6+6 a
Ton image demeure impossible à ternir, 6+6 b
Où t'évoque mon cœur tu luis incorruptible, 6+6 a
Mais serais-tu sans moi, hors de mon souvenir ? 6+6 b
65 Servant de sanctuaire à l'ombre de ta vie, 6+6 a
Je la préserve encor de périr en entier. 6+6 b
Mais que suis-je ? Et demain quand je t'aurai suivie, 6+6 a
Quel ami me promet de ne pas t'oublier ? 6+6 b
Depuis longtemps ta forme est en proie à la terre, 6+6 a
70 Et jusque dans les cœurs elle meurt par lambeaux, 6+6 b
J'en voudrais découvrir le vrai dépositaire, 6+6 a
Plus sûr que tous les cœurs et que tous les tombeaux. 6+6 b
IV
Les mains, dans l'agonie, écartent quelque chose. 6+6 a
Est-ce aux maux d'ici-bas l'impatient adieu 6+6 b
75 Du mourant qui pressent sa lente apothéose ? 6+6 a
Ou l'horreur d'un calice imposé par un dieu ? 6+6 b
Est-ce l'élan qu'imprime au corps l'âme envolée ? 6+6 a
Ou contre le néant un héroïque effort ? 6+6 b
Ou le jeu machinal de l'aiguille affolée, 6+6 a
80 Quand le balancier tombe, oublié du ressort ? 6+6 b
Naguère ce problème où mon doute s'enfonce, 6+6 a
Ne semblait pas m'atteindre assez pour m'offenser ; 6+6 b
J'interrogeais de loin, sans craindre la réponse, 6+6 a
Maintenant je tiens plus à savoir qu'à penser. 6+6 b
85 Ah ! doctrines sans nombre où l'été de mon âge 6+6 a
Au vent froid du discours s'est flétri sans mûrir, 6+6 b
De mes veilles sans fruit réparez le dommage, 6+6 a
Prouvez-moi que la morte ailleurs doit refleurir, 6+6 b
Ou bien qu'anéantie, à l'abri de l'épreuve, 6+6 a
90 Elle n'a plus jamais de calvaire à gravir, 6+6 b
Ou que, la même encor sous une forme neuve, 6+6 a
Vers la plus haute étoile elle se sent ravir ! 6+6 b
Faites-moi croire enfin dans le néant ou l'être, 6+6 a
Pour elle et tous les morts que d'autres ont aimés. 6+6 b
95 Ayez pitié de moi, car j'ai faim de connaître, 6+6 a
Mais vous n'enseignez rien, verbes inanimés ! 6+6 b
Ni vous, dogmes cruels, insensés que vous êtes, 6+6 a
Qui du Juif magnanime avez couvert la voix ; 6+6 b
Ni toi, qui n'es qu'un bruit pour les cerveaux honnêtes, 6+6 a
100 Vaine philosophie où tout sombre à la fois ; 6+6 b
Toi non plus, qui sur Dieu résignée à te taire 6+6 a
Changes la vision pour le tâtonnement, 6+6 b
Science, qui partout te heurtant au mystère 6+6 a
Et n'osant l'affronter, l'ajournes seulement. 6+6 b
105 Des mots ! des mots ! Pour l'un la vie est un prodige, 6+6 a
Pour l'autre un phénomène. Eh ! que m'importe à moi ! 6+6 b
Nécessaire ou créé je réclame, vous dis-je, 6+6 a
Et vous les ignorez, ma cause et mon pourquoi. 6+6 b
V
Puisque je n'ai pas pu, disciple de tant d'autres, 6+6 a
110 Apprendre ton vrai sort, ô morte que j'aimais, 6+6 b
Arrière les savants, les docteurs, les apôtres. 6+6 a
Je n'interroge plus, je subis désormais. 6+6 b
Quand la nature en nous mit ce qu'on nomme l'âme, 6+6 a
Elle a contre elle-même armé son propre enfant ; 6+6 b
115 L'esprit qu'elle a fait juste au nom du droit la blâme, 6+6 a
Le cœur qu'elle a fait haut la méprise en rêvant. 6+6 b
Avec elle longtemps, de toute ma pensée 6+6 a
Et de tout mon amour, j'ai lutté corps à corps, 6+6 b
Mais sur son œuvre inique, et pour l'homme insensée, 6+6 a
120 Mon front et ma poitrine ont brisé leurs efforts. 6+6 b
Sa loi qui par le meurtre a fait le choix des races, 6+6 a
Abominable excuse au carnage que font 6+6 b
Des peuples malheureux les nations voraces, 6+6 a
De tout aveugle espoir m'a vidé l'âme à fond, 6+6 b
125 Je succombe épuisé, comme en pleine bataille, 6+6 a
Un soldat, par la veille et la marche affaibli, 6+6 b
Sans vaincre, ni mourir d'une héroïque entaille, 6+6 a
Laisse en lui les clairons s'éteindre dans l'oubli ; 6+6 b
Pourtant sa cause est belle, et si doux est d'y croire 6+6 a
130 Qu'il cherche en sommeillant la vigueur qui l'a fui, 6+6 b
Mais trop las pour frapper il lègue la victoire 6+6 a
Aux fermes compagnons qu'il sent passer sur lui. 6+6 b
Ah ! qui que vous soyez, vous qui m'avez fait naître, 6+6 a
Qu'on vous nomme hasard, force, matière ou dieux, 6+6 b
135 Accomplissez en moi, qui n'en suis pas le maître, 6+6 a
Les destins sans refuge, aussi vains qu'odieux. 6+6 b
Faites, faites de moi tout ce que bon vous semble, 6+6 a
Ouvriers inconnus de l'infini malheur, 6+6 b
Je viens de vous maudire, et voyez si je tremble, 6+6 a
140 Prenez ou me laissez mon souffle et ma chaleur ! 6+6 b
Et si je dois fournir aux avides racines 6+6 a
De quoi changer mon être en mille êtres divers, 6+6 b
Dans l'éternel retour des fins aux origines 6+6 a
Je m'abandonne en proie aux lois de l'univers. 6+6 b
mètre profil métrique : 6+6
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