Métrique en Ligne
PON_1/PON72
Raoul PONCHON
La muse au cabaret
1920
PROPOS DE TABLE
LA NAISSANCE DU « PHILISTIN »
À Georges Courteline.
Le Soleil se leva, ce matin-là, si terne, 6+6 a
Que l’on eût dit un « bren » au fond d’une citerne. 6+6 a
Ce n’était pas, comme on peut croire, au ciel brouillé, 6−6 b
Un soleil qui n’est point encor débarbouillé 6+6 b
5 Des brumes de la nuit, ni, non plus, une éclipse 6+6 a
Les savants qui déchiffreraient l’Apocalypse, 4+4+4 a
En auraient informé depuis longtemps. Oh ! non, 6+6 b
Ce qu’on voyait était une chose sans nom : 6+6 b
Dans un ciel neutre, affreux, sans le moindre nuage, 6+6 a
10 Qui pût l’agrémenter d’un léger tatouage, 6+6 a
C’était un faux soleil qui sentait le malheur, 6+6 b
Une sorte d’œil mort, sans regard ni couleur. 6+6 b
Telle est, distincte à peine, en une mer confuse, 6+6 a
Une gélatineuse et livide méduse. 6+6 a
15 Et que se passa-t-il sur Terre, ce jour-là ? 6+6 b
Il se passa ceci, plus troublant que cela : 6+6 b
Le Laid, de tous côtés, surgit, impitoyable, 6+6 a
Comme si tout à coup prépondérait le Diable. 6+6 a
Le Faux singea le Vrai. La Loi se disloqua. 6+6 b
20 Le Droit, l’Humanité, la Justice… raca ! 6+6 b
L’Art pur se comporta d’une façon absurde. 6+6 a
Êtres et Choses, tout devint Chinois ou Kurde. 6+6 a
De même, les enfants se présentèrent mal ; 6+6 b
Et tous offrirent un gabarit anormal, 6−6 b
25 Qui ne moururent point à peine mis au monde. 6+6 a
L’Amour délicieux devint banal, immonde. 6+6 a
La mère, en regardant son gosse, lui disait : 6+6 b
« — Tu es foutu comme un lion de Pertuiset [1]. » 6−6 b
L’Amitié ne voulut rien savoir, et l’Amante, 6+6 a
30 Aux regards de l’Amant cessa d’être charmante. 6+6 a
Ils n’échangèrent pas un baiser ce jour-là. 6+6 b
Et toute la douceur de vivre s’en alla. 6+6 b
Les plus clairs diamants se changèrent en ocres. 6+6 a
Les mieux chantants lyreurs firent des vers médiocres, 6+6 a
35 L’esprit clos brusquement à la flore des mots : 6+6 b
« Ah ! — disaient-ils — voilà bien le pire des maux ! 6+6 b
Suis-je donc mort, Seigneur ? La pure et chaste flamme, 6+6 a
Qui brûlait pour le Beau, s’est éteinte en mon âme ! 6+6 a
Pourquoi ce changement ? Qu’est-ce qu’on m’a volé ?… 6+6 b
40 Tout mon enthousiasme, hélas ! s’est envolé ! 6+6 b
Je ne retrouve plus le sens de l’Harmonie, 6+6 a
Et je suis insensible aux œuvres du génie ! » 6+6 a
Et l’horreur s’étendit des villes aux hameaux. 6+6 b
Les pâtres, dans les champs, turent leurs chalumeaux ; 6+6 b
45 Cependant qu’autour d’eux, leurs ouailles pressées 6+6 a
« Semblaient se conformer à leurs tristes pensées. » 6+6 a
La Rose dédaigna de s’ouvrir, et le Lys 6+6 b
Périt d’ennui sur le sein même de Philis. 6−6 b
De même aussi, la nymphe antique, blanche et nue 6+6 a
50 Déserta les forêts et n’est plus revenue. 6+6 a
C’est depuis ce jour où tout alla de guingois, 6+6 b
Que finit ce beau temps que l’on nomme Autrefois. 6+6 b
Et pourquoi, direz-vous, cet excès de misère 6+6 a
Tomba-t-il, tout à coup, sur notre pauvre sphère ? 6+6 a
55 Pourquoi ce faux soleil ? Pourquoi l’Humanité 6+6 b
Chut-elle affreusement dans l’imbécillité, 6+6 b
De laquelle, d’ailleurs, s’il faut que l’on le die, 6+6 a
Elle n’est pas encore entièrement sortie ? 6+6 a
Pourquoi ce deuil universel ?… Eh bien, voilà : 4+4+4 b
60 Le Philistin naissait justement, ce jour-là. 6+6 b
Peintre de lions empaillés.
mètre profil métrique : 6=6
forme globale type : suite de distiques
schéma : 30((aa))
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